Un régime et cinq craintes
Pour mieux comprendre la politique menée par le royaume face au
printemps arabe, il faut prendre en considération cinq éléments.
Le premier est la crainte du régime de Riyad de voir se mettre en
place une mobilisation des jeunes saoudiens (constituant une grande majorité,
plus de 60 % des saoudiens ont moins de 30 ans), revendiquant des libertés
publiques et privées. Le conservatisme du système n’autorise aucune participation politique,
considère que la constitution n’est autre que les textes islamiques et
impose des censures culturelles et de « mœurs » à toute la
population. Le fait est qu’une
urbanisation croissante couplée à l’accès des jeunes à l’éducation et pour
certaines élites des formations à l’étranger, incitent depuis des années hommes
et femmes à réclamer des réformes. Des pétitions signées par des centaines
d’écrivains circulent sur le net s’adressant au roi pour l’inciter à les mettre
en œuvre. Le printemps arabe serait dans ce sens une opportunité favorable à
l’émergence de campagnes et de manifestations, un scénario que le régime saoudien
ne souhaite surtout pas voir se dérouler sur son territoire.
Une page facebook avait déjà appelé à un sit-in le 11 mars 2011.
Une seule personne (Khaled Al-Juhani, éducateur) s’y était présentée et a déclaré
à la BBC venue couvrir l’évènement, et qu’elle militait pour la construction d’un
Etat de droit et de citoyenneté dans le royaume. Khaled a disparu depuis et une
nouvelle page Facebook a été créée (Où est Khaled ?) appelant à sa
libération.
Le second élément réside dans l’appréhension que voie le jour un
soulèvement de la minorité chiite du pays (entre 10-15%), marginalisée depuis
de longues décennies. Celle-ci est fortement présente dans l’est de l’Arabie
Saoudite, dans une région riche en pétrole. Cette même appréhension était une
des principales motivations de l’intervention militaire au Bahreïn voisin pour
soutenir le régime Al-Khalifa dans sa répression violente contre ses opposants chiites
(qui sont majoritaires à Bahreïn - voir notre article sur le sujet).
Troisième élément d’inquiétude, c’est l’accentuation des tensions
politiques dans le royaume entre libéraux revendiquant des libertés et des
élections, et salafistes Wahabites réclamant plus de «fermeté » dans
l’application de la Chari’a islamique, le rejet de toute possibilité
d’ouverture politique et de « tolérance » socio-culturelle. Ces
tensions peuvent avoir des répercussions directes au sein même de la famille
royale où plusieurs tendances ont souvent coexisté, non sans crises et clashes (contenus
jusqu’à présent). Ceci s’avère être particulièrement périlleux au moment même
où le processus délicat de la succession s’amorce. D’ailleurs, il y a de fortes
chances que l’Arabie Saoudite passe à une succession verticale pour la première
fois depuis la mort de son fondateur le roi Abdel-Aziz ibn Saoud en 1953. Jusque-là
toutes les successions étaient horizontales, mais vu l’état de santé et l’âge
avancé des frères du roi Abdallah, le scénario vertical semble probable. Ce qui ouvre la voie à une concurrence entre plusieurs candidats, qui
essayent – chacun à sa manière –d’optimiser leur position et d’élargir leur
influence au sein des cercles du régime tout en s’alliant avec des forces à
l’extérieur de celui-ci (des cercles d’influence économique ou religieuse,
etc.).
En quatrième lieu se pose la question de l’Iran et sa velléité
selon Riyad de tirer profit de « l’instabilité » arabe pour élargir
son influence dans le Moyen-Orient. Les saoudiens ont déjà essuyé un échec en
Iraq quand l’alliance soutenue par Téhéran a réussi à former un gouvernement en 2010
excluant leurs alliés. Ils ont également perdu au Liban avec la montée en
puissance du Hezbollah qui contrôle le nouveau gouvernement après avoir renversé
leur allié Saad Hariri. Sur le front égyptien, le royaume a toujours compté sur
l’axe Riyad-le Caire (depuis les années 70 après la mort de Nasser) pour maintenir
un statu quo régional. Il se prépare à
présent, et depuis des mois, à coopérer avec une « nouvelle Egypte» dont
il connait peu les principaux acteurs et leurs priorités régionales.
La cinquième source d’inquiétude saoudienne concerne les possibles
interventions des Etats-Unis et de la communauté internationale dans la région
sans que les intérêts saoudiens ne soient toujours pris en compte. Riyad
préfère donc verrouiller une situation régionale pour s’épargner tout effort
diplomatique et médiatique qu’il serait amené à déployer pour gérer
d’éventuelles pressions. Si le royaume a longtemps pu compter sur une connivence
occidentale pour son pétrole et sa position géostratégique, un changement radical
dans les rapports de force dans le Moyen Orient ou dans les alliances et
discours politiques pourrait remettre en cause cette complicité, ou tout au moins
la conditionner.
Mû par ces craintes, le régime saoudien tente à sa façon de
contenir les révolutions, de soutenir des
régimes en place (surtout le régime du Bahreïn), de trouver des compromis empêchant
des changements radicaux (le cas du Yémen, voisin du sud), d’activer ailleurs des
réseaux salafistes non jihadistes qui lui sont fidèles (du moins financièrement
en raison du soutien direct ou indirect via des associations religieuses
saoudiennes). Dans le même temps, il ne semble pas entraver des médias
panarabes qui lui sont proches (la chaine « Al-Arabiya », les
quotidiens « Al-Hayat » et « Al-Sharq al-Awsat ») dans leur
travail de couverture de ce qui se passe dans la région (exception faite du
Bahreïn sur lequel le silence règne). Il
entend peut-être par cela s’aménager des options de secours pour d’éventuelles
alternatives politiques pour les mois et années à venir.
Une peur…
Un appel a été lancé aux femmes
saoudiennes pour prendre le volant ce vendredi 17 juin comme une action hautement
symbolique tant par le fond que par la forme.
Sur la forme, l’Arabie Saoudite est
le seul pays au monde où les femmes n’ont pas le droit de conduire. Pour se
déplacer, elles doivent nécessairement faire appel aux services d’un taxi, d’un
proche ou pour celles qui en ont les moyens, d’un chauffeur. C’est précisément
ce dernier aspect que cet appel avance comme argument pour inciter au
changement. En effet, une bonne partie des femmes saoudiennes, contrairement à
ce que l’on pourrait penser n’ont pas les moyens de s’offrir les services d’un
chauffeur ni même d’un taxi. Elles se trouvent démunies et à la merci du sort
en cas d’urgence.
Pourtant, sur le plan législatif
aucune loi n’interdit formellement aux femmes de prendre le volant. Par
conséquent, Manal Al sharif, initiatrice de cette action (emprisonnée deux
semaines pour avoir elle-même pris le volant) a exploité cette brèche pour
mettre les autorités face à leurs contradictions. Elle n’est pas la première à
avoir agi de la sorte, puisqu’une tentative a déjà eu lieu en 1990, puis en
septembre 2007 lorsqu’une pétition a été lancée par Wajeha
Al-Huwaider qui a posté sur youtube à l’occasion de la journée de la femme en
2008 une vidéo la montrant au volant de sa voiture et expliquant sa démarche.
Mais à l’époque, elle n’a fait l’objet d’aucune sanction. Les autorités se sont
bien gardées de donner de l’importance à l’affaire.
Si au demeurant rien
n’explique la résistance du régime à ce que les femmes conduisent, on ne peut
donc y trouver que des raisons irrationnelles qui relèvent d’un farouche refus
de les voir échapper au contrôle de l’ordre masculin sous couvert de religion.
Sur le fond, la portée symbolique de
cette action est par conséquent lourde de sens. Conduire un véhicule porte une double signification ayant
trait à la virilité masculine. Elle est à la fois l’illustration de la
maitrise d’un objet considéré comme phallique (la voiture) et elle octroie une
liberté illimitée de mouvement du corps. En Arabie Saoudite c’est proprement
impensable quand il s’agit des femmes. Elles provoquent sans doute à leur insu,
une peur-panique pour les hommes de voir leur identité de mâles menacée et une
rupture de la barrière étanche qui sépare le monde masculin du féminin.
Dans ses travaux sur les névroses,
Freud avait établi un parallèle entre les névroses obsessionnelles et le
comportement religieux. Ils ont en commun un fonctionnement extrêmement
ritualisé qui permet de contenir les angoisses irrationnelles et fondent leur
stabilité sur un certain nombre de tabous dont la transgression serait
génératrice de malédiction et de désastre. Dans les religions monothéistes pour
ne parler que de celles-là, le tabou de la sexualité dont les femmes en portent
la croix est profondément ancré dans l’inconscient collectif. Aussi le contrôle
de la sexualité et du corps des femmes en limitant au maximum leurs mouvements
s’avère être une des stratégies pour parer à la transgression de ce tabou. On
imagine dès lors l’ampleur du passage à l’acte de ces femmes saoudiennes qui
par ce geste -qui peut au demeurant nous paraitre banal- fissurent tout un
édifice (névrotique) sur lequel repose
le système saoudien. A ce titre, conduire une voiture loin de constituer
une simple revendication citoyenne relève davantage d’une démarche
révolutionnaire qui pourrait être décisive dans l’amorce de mutations aussi
imprévisibles que profondes.