Un rappel
historique pour mieux comprendre la situation
L’agitation
politique et les soulèvements populaires à Bahreïn ne sont pas récents. Lorsque
le pays est devenu un émirat indépendant à la fin du protectorat britannique en
1971, il était – dans sa hiérarchie politique et ses structures sociales – le
produit de trois siècles durant lesquels l’Iran, la Grande-Bretagne, des tribus
arabes du Koweït, du Qatar et de la péninsule (l’Arabie saoudite d’aujourd’hui)
ont joué un rôle important.
Gouverné
par la famille sunnite Al-Khalifa depuis 1783 (une famille descendant de la
tribu Béni-Atba qui a émigré de la péninsule vers le Koweït et le Qatar avant
de s’installer à Bahreïn), l’émirat est un lieu de brassage ethnique et
confessionnel. Coexistent dans le pays, Arabes (en grande majorité) et Perses,
tous divisés entre chiites (65%), sunnites (33%) ainsi que minorités non
musulmanes. A eux se sont ajoutés, depuis le boom pétrolier de 1973, des
ressortissants étrangers (provenant en particulier du Moyen-Orient et de l’Asie
du Sud-Est) qui constituent aujourd’hui près de 30% de la population.
La
légitimité du règne des Al-Khalifa n’a jamais fait l’unanimité. La majorité
chiite du pays s’est toujours considérée comme politiquement marginalisée. La
manifestation de son désaccord au début des années 1970 a pris la forme de
marches, de rassemblements et de grèves fomentés par des organisations
libérales et de gauche dont les revendications allaient de la participation au
pouvoir au changement du régime en place.
Le rythme
des manifestations s’est d’une certaine façon modéré entre 1975 et 1980 grâce à
l’amélioration notable de la situation économique (hausse du prix du pétrole)
et financière avec le transfert d’une partie des activités bancaires du Liban
plongé dans la guerre civile.
La
révolution iranienne de 1979 et l’arrivée au pouvoir de l’imam Khomeiny ont
considérablement influencé la communauté chiite de Bahreïn en islamisant son
discours et les formations politiques qui la représentaient. Par ailleurs, pour
contrer la révolution iranienne, l’Arabie saoudite a favorisé la montée d’un
sunnisme salafiste tandis que les politiques des Al-Khalifa – se sentant
menacés – se sont durcies.
C’est ainsi
que les années 1980 ont été le théâtre de conflits et de confrontations entre
le pouvoir et les opposants chiites, et de tensions croissantes entre chiites
et sunnites. Ce climat a perduré durant les années 1990 avec son lot de
violences sporadiques, d’arrestations d’opposants politiques et de
discrimination socio-économiques à l'encontre des bases populaires de
l’opposition et leurs régions (souvent rurales).
En 1999 et
2000, un changement politique notable se produit après le décès de l’émir Issa
Al-Khalifa et la passation de pouvoir à son fils Hamad. Le nouvel émir affiche
son ambition d’opérer une transition vers une monarchie constitutionnelle. Il
s’ouvre à l’opposition et autorise les dissidents exilés à rentrer au pays. Les
prisonniers politiques sont libérés et une presse indépendante voit le jour. En
2002, une nouvelle constitution est adoptée, assurant le passage de l’émirat
vers la monarchie. Des élections parlementaires sont organisées pour choisir un
parlement qui, conjointement avec le « conseil consultatif » (Majliss
al-Choura) désigné par le roi, prend en charge le pouvoir législatif.
Bahreïn traverse ainsi une phase de stabilité relative.
Mais en
2005, on assiste à un retour en force des tensions et des mesures répressives.
Les opposants accusent l’entourage conservateur du roi, de même que son oncle
(qui est aussi son premier ministre), d’œuvrer pour l’avortement du processus
politique qu’il a entamé, et de mener une contre-offensive pour renforcer son
emprise sur le pays. Ces critiques portent notamment sur le retour de pratiques
discriminatoires envers les citoyens (chiites en particuliers), la
marginalisation du parlement, les pressions sur les organisations de la société
civile et l’encouragement dispensé aux courants extrémistes sunnites. Des
personnalités politiques chiites accusent également les autorités de procéder à
la naturalisation de Syriens, Jordaniens et autres citoyens étrangers de
confession sunnite pour modifier l’équilibre démographique du pays.
Quant aux
autorités de Manama, elles imputent aux opposants chiites des tentatives
d’affaiblissement du régime, des accointances avec l’Iran et une velléité de
s’inspirer (ou même de reproduire) le modèle confessionnel iraquien de l’après
Saddam Hussein. Il faut savoir que l’Irak, qui compte près de 60% de chiites
(opprimés et marginalisés sous Saddam), a adopté après 2003 une loi électorale
proportionnelle et des quotas aux niveaux des postes clés du pouvoir. Ce qui a
permis, depuis, aux chiites de jouer un rôle très important voire dominant dans
la politique irakienne.
La
contagion du printemps arabe
Les
révolutions tunisienne, égyptienne et yéménite ont donné un nouveau ton à
l’opposition à Bahreïn. Cette dernière n’a pas tardé à organiser durant tout le
mois de février des manifestations et à occuper la fameuse place (rond point)
de la Perle dans la capitale. Même si les slogans utilisés ne faisaient
aucunement allusion à la question confessionnelle, le clivage confessionnel
(vertical) dans la société (sunnite/chiite) était difficilement dissimulable.
C’est à
coup de contre-manifestations que le pouvoir a organisé son offensive politique
et sécuritaire, exacerbant au passage les tensions communautaires. Devant
l’aggravation de la situation avec d’un côté le pouvoir incriminant l’Iran et
le Hezbollah libanais, et de l’autre une opposition déterminée, l’intervention
des forces des Etats du « CCG – Conseil de coopération du Golfe »
appelées « Bouclier de la péninsule » (majoritairement saoudiennes)
ne s’est pas fait attendre. Elle a eu lieu à la demande du régime Al-Khalifah
sous prétexte de contrer une tentative de coup d’Etat.
Le 16 mars,
les campements de la place de la Perle ont été démantelés. On a compté une
vingtaine de victimes, des dizaines de blessés et des centaines de prisonniers
(y compris de nombreuses femmes).
Le rond
point de la Perle a été rasé tout comme la stèle érigée en 1981 en symbole de
« fraternité » à l’occasion de la tenue de la réunion du CGG à
Manama. Une autoroute est censée remplacer la place et réduire à néant toute
possibilité de rassemblement en ce lieu, jadis public.
Depuis, une
guerre de communiqués accusateurs fait rage entre l’Arabie saoudite, l’Iran,
Bahreïn et le Hezbollah. Des revues et publications ont été interdites, des
fonctionnaires de l’Etat et des professeurs universitaires ont été licenciés,
et le travail des journalistes a été entravé. Pourtant, l’opposition continue
d’appeler à la mobilisation dans les quartiers majoritairement chiites, dans
l’espace virtuel (Facebook, forums), à travers des chaînes satellitaires
(religieuses). Des échanges interminables alimentent le débat notamment sur ce
qui est considéré comme une ingérence de l’Arabie saoudite dans les affaires de
Bahreïn pour contrecarrer une instrumentalisation d’ordre confessionnel et donc
une implication iranienne.
Une
répression passée sous silence
Le fait que
Bahreïn soit pris entre ses deux grands voisins saoudien et iranien ainsi que
le clivage confessionnel qui le traverse font que la couverture de la plupart
des médias arabes (souvent affiliés aux Etats du CCG) est mitigée. Dans le même
temps, le trouble des pays occidentaux – en particulier des Etats-Unis – est
tel qu’ils ne se contentent que de timides appels au calme et aux réformes. Il
faut rappeler que les Etats-Unis disposent à Bahreïn de leur plus grande base
navale dans la région. La crainte de l’influence iranienne ainsi que le
déboussolement des pays européens notamment avec l’expérience libyenne laissent
toute la latitude au pouvoir de Manama pour étouffer la contestation.
L’Iran a
ouvertement soutenu les revendications de l’opposition bahreïnie tout en niant
une quelconque ingérence. L’Arabie saoudite (voir la note à la fin de
l'article) ainsi que la majorité des pays arabes y compris la Syrie (alliée de
l’Iran) soutiennent le régime de Manama et l’intervention des forces du
« Bouclier de la péninsule ». Quant au Liban, il est divisé
entre le courant du Futur de l’ancien premier ministre Saad Hariri, qui soutient
le pouvoir, et le Hezbollah qui, lui, soutient l’opposition. Les autorités de
Bahreïn ont d’ailleurs annoncé une interdiction de voyager à destination du
Liban et ont menacé les ressortissants libanais d’expulsion au motif de
l’ingérence du Hezbollah dans les affaires internes du royaume.
De son
côté, le chef du gouvernement irakien a fait part de sa condamnation des
pratiques de Manama. En conséquence de quoi Bahreïn a annoncé son refus de
participer à la prochaine réunion de la Ligue arabe censée avoir lieu dans les
semaines qui viennent à Bagdad. Ce qui risque d’entraîner soit un report soit
une annulation de la réunion et qui n’est pas sans arranger les affaires de
certains pays tels que la Syrie dont le régime est trop absorbé par la
répression de son peuple, l’Egypte et la Tunisie en pleine transition et donc
centrés sur leurs défis internes et sur les priorités de leur voisinage direct.
Note: L’Arabie
saoudite cherche à éluder toutes les questions en rapport avec la
démocratisation et les mutations en cours tant elle appréhende des
contestations de jeunes Saoudiens et Saoudiennes, et un possible soulèvement de
sa minorité chiite dans l’est du royaume (non loin de Bahreïn même). De
plus, l’Arabie est en phase de préparation de succession. Le roi Abdallah étant
malade, la question de sa succession est une préoccupation car depuis 1953,
cette dernière a toujours été horizontale entre des frères. En 2011, ils ont
une moyenne d’âge de 80 ans…