Jamais, dans l’histoire documentée des guerres et des violences collectives, un conflit ni un champ de brutalité n’ont atteint le degré de sauvagerie qu’Israël inflige depuis près de deux ans aux journalistes de Gaza.
L’exécution de plus de 230 reporters et correspondants en 680 jours, presque tous délibérément ciblés par des bombardements aériens, des tirs de snipers ou la traque incessante de drones, constitue une entreprise d’extermination dirigée contre celles et ceux qui portent caméras, micros et ordinateurs pour consigner, jour après jour, les récits et témoignages de leur peuple.
Z.M. dans le club de Mediapart
Cette politique d’élimination s’inscrit dans un projet plus vaste d’anéantissement méthodique qui a déjà frappé médecins, personnels soignants et secouristes — plus de 400 tués —, ainsi que professeurs et enseignants palestiniens — plus de 450 assassinés. Par leur effacement, c’est l’avenir même de la société palestinienne qui est visé, dans ce que l’on nomme désormais « le futuricide » : la destruction des conditions d’un devenir collectif, aggravée par la dévastation de plus de 85 % des infrastructures hospitalières, scolaires et universitaires de l’enclave.
Le meurtre des journalistes revêt toutefois une signification singulière, intrinsèquement liée à l’entreprise génocidaire, et peut-être encore plus redoutable sur le plan politique. Il vise à instiller la terreur absolue, à exhiber une impunité totale et, surtout, à contrôler intégralement la production de l’information et du langage, à prescrire la description du réel et à imposer une narration unique avec ses interprétations. Autrement dit, il s’agit de liquider la fonction journalistique elle-même, dans ce qu’elle incarne de rôle social, politique, documentaire et critique, afin d’empêcher l’émergence de récits indépendants, dotés de leur propre vocabulaire et de leurs concepts, capables de contester ou de déconstruire la rhétorique officielle de la « guerre contre le terrorisme ».
Le meurtre comme norme suprême de la censure
Israël, en tant que puissance d’occupation et de guerre, tire une part essentielle de sa domination de sa capacité à maintenir la fiction de la «légitimité» de sa violence et à imposer ses justifications dans les grands médias occidentaux. Cela suppose un discours unique, soigneusement calibré, qu’aucune voix ne doit troubler. Israël agit également comme s’il détenait le monopole absolu de la production du sens. En façonnant mots et images, il décide de ce qui peut être dit ou tu, substitue à la réalité une version artificielle et l’impose comme vérité exclusive, réputée inattaquable.
Une telle politique exige
aussi un contrôle physique et territorial, imperméable à toute imprévisibilité.
Si les journalistes étrangers sont interdits d’accès à Gaza afin d’éviter les
versions divergentes, il faut surtout empêcher les reporters palestiniens de
combler ce vide en les éliminant. L’attitude israélienne à leur égard dépasse
toute comparaison avec les systèmes coloniaux lors de leurs guerres de fin
d’empire ou avec les régimes totalitaires — y compris fascistes — qui
considéraient le meurtre comme la sanction ultime de la censure. Ces derniers
recouraient encore à des mesures «intermédiaires»: suspension, emprisonnement,
mutilation ou exécution ponctuelle destinée à semer la peur. Israël, lui, a
fait du meurtre la règle, le seuil ordinaire en deçà duquel rien n’est jugé
suffisant, et au-delà duquel ne subsistent que l’escalade des atrocités, les
raffinements macabres de la mise à mort et le sort infligé aux corps.
Ce comportement sans précédent dans l’histoire de la violence d’État, relève davantage des logiques de réseaux criminels «professionnels» qui assurent leur survie en exécutant quiconque menace leurs secrets ou leur capital symbolique et matériel. C’est précisément ce que fait l’armée israélienne depuis octobre 2023: tous les deux ou trois jours, elle liquide un.e journaliste palestinien.ne dont les récits et les images révèlent ses crimes. À cette logique s’ajoute enfin une dimension de vengeance: ayant échoué à imposer le silence, Israël pourchasse ceux et celles qui ont brisé son mur de propagande et ruiné son monopole sur l’information, l’image et le sens.
L’honneur du métier et le refus de sa disparition
Cette approche criminelle et vindicative mène à une équation implacable: à une violence israélienne d’une intensité inédite répond une résistance palestinienne exceptionnelle par sa forme et par la détermination de ses acteurs à préserver la fonction journalistique et son rôle politique. Chaque massacre voit surgir de nouvelles et nouveaux reporters reprenant le flambeau de leurs collègues tombés. Le combat contre l’anéantissement devient constitutif du métier, exercé quotidiennement au milieu des ruines, dans les quartiers dévastés, sous les tentes des déplacés, jusque dans la proximité des centres de distribution d’aide humanitaire, où l’armée d’occupation frappe ceux qui ne cherchent qu’à survivre.
Depuis près de deux ans, les journalistes palestiniens protègent donc, au péril de leur vie, les nouvelles de leur peuple. Mais ils défendent pareillement le journalisme lui-même. Leur cause est devenue l’une des lignes de fracture culturelle, politique et éthique les plus marquantes du monde aujourd’hui.
C’est la raison pour laquelle ils paient un prix double : celui d’une guerre génocidaire et celui d’une guerre de diffamation visant à justifier l’horreur. Leur survie, ainsi que celle des jeunes journalistes appelés à leur succéder, représente bien plus que la protection d’êtres humains et de leurs récits : elle incarne la sauvegarde d’une profession et d’une fonction critique dont l’impact dépasse les frontières de Gaza, tout en y demeurant tragiquement enraciné.
Une première version de ce
texte a été publié en arabe dans le quotidien Al-Quds Al-‘Arabi, basé à
Londres, le 16 août 2025.