Alors que
l’Egypte a été le théâtre d’affrontements violents entre musulmans salafistes
et coptes, un débat lancinant a lieu en Syrie sur les minorités religieuses et
la place que leur accorde le régime despotique face à la majorité sunnite. Il
s’agit dans cet article de mettre en perspective quelques aspects relatifs aux
tensions confessionnelles au Machreq et de déconstruire deux discours dominants
à ce propos: chacun péchant par simplification et non-prise en compte de la
complexité des relations politiques et sociales.
Par Nadia
Aissaoui et Ziad Majed pour Mediapart.fr
Dans leurs
analyses des tensions qui traversent les sociétés du Machreq, les observateurs
élaborent deux visions.
La
première, dont les protagonistes sont probablement majoritaires, adopte une
approche culturaliste centrée sur la dimension confessionnelle. Elle propose
une lecture des sociétés comme étant un conglomérat d’entités et de groupes
religieux, généralement hostiles les uns vis-à-vis des autres.
La seconde,
minoritaire, rejette toute analyse basée sur le confessionnalisme jugé
secondaire par rapport aux considérations de classe et aux clivages
politiques. Deux approches qui finissent par se valoir en matière de
raccourcis et de schématisation, ou simplisme.
Les cas de
la Syrie et de l’Egypte, à titre d’exemple, incarnent la réalité sociopolitique
complexe de toute la région. Ce qui s’y passe actuellement permet de saisir de
manière plus pointue l’entrelacement des aspects politiques et des clivages
sociaux verticaux à l’origine de situations dynamiques qui vont au-delà de
l’interprétation strictement confessionnelle sans la nier, et au-delà de
l’analyse de classe sans l’occulter.
Egypte: le
régime, l’islam politique et les coptes
L’Egypte a
connu ces dernières années une escalade de la violence de type confessionnel.
Plusieurs niveaux d’interprétation sont à prendre en compte.
– La mort
du politique
L’instauration
d’un régime autoritaire pendant plus d’un demi-siècle (avec ce que cela
implique comme dégradation de la situation politique, absence de perspectives
de changements à l’horizon et de droits citoyens) a donné une fonction
particulière aux lieux de culte. Ils se sont transformés de fait en espaces
uniques de rencontres autorisées. Ce qui a renforcé le sentiment religieux
conservateur et cloisonné les communautés sur cette base. Leur attachement à
leur identité religieuse et aux pratiques conservatrices n’a fait que les
diviser là où les libertés politiques, l’exercice de la citoyenneté et l’égalité
devant la loi auraient pu bâtir un dénominateur commun. C’est ainsi que
l’identité communautaire, refuge de prédilection durant les périodes de crise,
a pris le pas sur l’identité nationale.
–
L’islam du pétrodollar
Durant le
milieu des années 1970, après le boom pétrolier dans le Golfe, l’Egypte a
récolté d’importants flux financiers provenant de l’Arabie saoudite. Ils ont
servi à la construction de mosquées, au financement de multiples projets
religieux et réseaux d’aide sociale et éducative dans le cadre de ce qui était
appelé « la sensibilisation islamique ». Cela a été
accompagné par la migration de milliers de travailleurs et de cadres
professionnels de la classe moyenne égyptienne vers l’Arabie dont une partie a
été influencée par le wahhabisme (doctrine dominante dans le royaume saoudien
d’interprétation très stricte de l’islam) et a importé les pratiques avec pour
corollaire une apparition du niqab, des barbes (non taillées) et une régression
nette de la tolérance. Ce phénomène a perduré tout au long des années 1980 et
1990.
–
L’encouragement par le pouvoir de l’islamisation sociale
L’islamisation
des « codes sociaux » a probablement été ce qui a le
plus influencé le tissu social égyptien, concernant non pas des catégories
spécifiques mais la majorité des gens. Il s’agit du soutien apporté par le
régime du président Anouar Al-Sadate entre 1973 et 1979 à de nombreux courants
islamistes pour contrer d’une part l’opposition de gauche et nasseriste et pour
donner d’autre part une certaine légitimité « islamique » aux accords
de paix (Camp David) qu’il allait conclure avec Israël.
Ce soutien
a fini par lui coûter cher puisque certains de ces mouvements se sont convertis
au « salafisme jihadiste » (qui usent de la violence pour
propager le message religieux), se sont opposés à sa politique et l’ont
finalement assassiné en 1981. En leur livrant une guerre sans merci dans le but
de les éradiquer, son successeur Hosni Moubarak a contribué d’une certaine
façon, et malgré lui, à renforcer la popularité des Frères musulmans qui se
sont toujours démarqués du« salafisme jihadiste » et ont rejeté
l’usage de la violence.
Le régime
Moubarak a tenté alors de les contenir en investissant le champ religieux,
montrant ainsi que le régime était tout aussi attaché aux valeurs de l’islam
que les frères dont il visait à neutraliser les arguments.
Il a
attribué aux Ulémas d’Al-Azhar des prérogatives leur permettant de se prononcer
sur différentes questions sociales, il a donné le pouvoir aux religieux
musulmans et coptes de censurer ou du moins contester toute production
littéraire ou artistique estimée subversive.
Sur le plan
médiatique et de la propagande, l’Etat a soutenu de nombreuses émissions
religieuses et appuyé des prêcheurs loyaux au régime. Par cette stratégie, les
politiques gouvernementales n’ont fait que renforcer l’ancrage identitaire
religieux et conservateur dans la société égyptienne.
– La
manipulation sécuritaire
Des
enquêtes menées ces dernières semaines au Caire ont révélé (documents à
l’appui) que l’appareil de sûreté de l’Etat s’était attelé depuis 2005 à
instrumentaliser les « baltaguias » (voyous des
quartiers) pour semer la peur dans la communauté copte. Son implication a même
été avérée dans l’explosion qui a visé l’église d’Alexandrie en décembre 2010,
portant un message clair d’inéluctabilité du chaos en cas de chute du régime.
Ce dernier visait à la fois à se rallier les coptes en se posant comme un
garde-fou face aux islamistes et vendre à la communauté internationale que
seule la stabilité du régime serait garante de la sécurité des chrétiens et du
pays face au terrorisme islamiste.
Cette
atmosphère n’a pas manqué de susciter toutes sortes d’attitudes chez les coptes
(10% de la population égyptienne). De la peur à l’émigration, de l’insécurité
au repli sur soi, voire à certaines formes d’intégrisme, tels sont les
mécanismes « classiques » face aux agressions et
pour préserver une identité menacée.
La chute du
régime n’a pas encore modifié grand-chose à cette situation tant les pratiques
politiques et leurs conséquences sont toujours présentes et agissantes, non
seulement à travers les baltaguias mais aussi de par la persistance d'un
sectarisme savamment entretenu. L’on peut s’attendre par ailleurs à de
nouvelles flambées de violence dans des quartiers à forte densité populaire
tels que « Embaba » qui a connu les affrontements de la semaine
dernière. Une violence qui obéit au principe de la « vengeance » ou
de la « défiance » en l’absence de mesures fermes inculpant les
responsables des troubles (malgré des manifestations de solidarité de groupes
de la société civile égyptienne).
Syrie :
des minorités « effrayées »
Nombreux
sont les écrits produits sur la structure confessionnelle, régionale et de
classe du régime syrien. Le plus pertinent reste celui de l’historien
palestinien Hanna Batatu (Syria's Peasantry, the Descendants of its Lesser
Rural Notables, and Their Politics, Princeton, 1999). Ce dernier analyse
finement les origines sociales et communautaires des officiers qui ont
orchestré le renversement du parti Baath et leur prise du pouvoir en 1963. Il
met également l’accent sur tous les conflits internes au parti (dans les
cercles du pouvoir en 1966) et le putsch de Hafez El-Assad en 1970 contre ses
propres compagnons pour s’emparer à son tour du pouvoir.
Il en a
résulté un régime despotique dirigé par un parti considéré par la constitution
comme « le guide de la société et de l’Etat » et
l’instauration d’un état d’urgence qui durera 48 ans (il a été levé il y a deux
semaines sans que cela mette un terme à une répression de plus en plus
violente).
Pour
assurer sa stabilité, le parti Baath s’est appuyé sur une base loyale à
l’intérieur de l’appareil militaire, sur un large réseau élaboré au sein des
institutions de l’Etat, sur des syndicats et associations instrumentalisés, et
sur un clientélisme rampant (comprenant des hommes d’affaires et des
commerçants). Les plus hauts responsables et les officiers occupant les
fonctions sécuritaires sensibles proviennent de la communauté alaouite (à
laquelle appartient la famille Assad).
La
confrontation sanglante avec les Frères musulmans qui a eu lieu à Hamma (ville
à majorité sunnite) et les massacres que le régime a commis au début des années
1980 ont considérablement alimenté les tensions entre les sunnites et les
alaouites. Ces tensions ne sont pas sans histoires et encore moins étrangères à
la configuration sociale rurale/urbaine (dont on perçoit toutefois les
transformations récentes analysées par Mardam Bey, Ghalioun et Hadidi la
semaine dernière).
Tout cela
met bien en évidence l’importance de la composante sectaire en Syrie et son
impact sur les rapports politiques. Néanmoins, elle ne peut à elle seule
suffire à expliquer ce qui s’y passe, pas plus qu'elle n'en est le principal
enjeu.
Le régime
prétendument laïque joue à entretenir les peurs d’ordre confessionnel pour
convaincre les alaouites (près de 11% de la population) que leur sort est
étroitement lié au sien. Il agite par la même occasion le spectre des tueries
et de l’expulsion des chrétiens (environ 6% de la population) s’il venait à
chuter et annonce aux druzes (3% de la population) et aux ismaélites (1%) que
les sunnites (78%) les considéreront comme des apostats et plongeront le pays
dans une guerre sans fin s’ils venaient à prendre le pouvoir. En outre, il
laisse planer la menace adressée à toutes les communautés (y compris les
sunnites) de voir le pays sombrer dans un chaos monumental (à l’irakienne).
La question
confessionnelle est donc de fait devenue une « phobie
politico-sociale » qui a radicalisé le sentiment identitaire à
l’intérieur de certaines communautés au détriment du sentiment d’appartenance
de classe et de profession. Le régime syrien ne ménage pas aujourd’hui ses
efforts pour s’entourer des « minorités » et s’attirer les sympathies
de l’Occident. Il oppose aux revendications démocratiques la terreur et la
menace des salafistes et la guerre civile.
Ainsi nous
voilà confrontés à un Machreq dont il faut saisir dans son historicité toutes
les facettes pour percevoir la situation dans toute sa complexité. Le
confessionnalisme est certes présent de la même façon que les disparités
économiques, politiques et régionales. Face à l’absence de libertés politiques
et aux manigances perverses du despotisme, il monte en puissance et réactive
les liens primordiaux aussitôt qu’une crise se profile.
Le
printemps arabe a toutefois révélé les aspirations non confessionnelles d’une
nouvelle génération de la région, désireuse de démocratie et de dignité au même
titre que les autres peuples. Il a cependant exhumé toutes les difficultés et
les obstacles semés par la dictature dans des sociétés que le désespoir a
conduites (pendant de longues années) à se chercher dans le passé plutôt que de
se penser au présent et au futur…