L’article
ci-dessous, met en perspective quelques éléments reliés aux débats et
enjeux actuels. Il s’inspire de discussions qui se sont tenues à Beyrouth
lors d’une table ronde organisée par le Réseau Arabe d’Etude de la Démocratie regroupant
des chercheurs et des activistes de plusieurs pays arabes dont l’Egypte et le
Yémen. Par Nadia Aissaoui et Ziad Majed pour Mediapart.fr
Egypte :
Les défis de l’après-Moubarak
Depuis le
départ de Hosni Moubarak et la prise en main provisoire du pouvoir par le
conseil militaire, les débats autour de nombreux enjeux notamment pour le
futur fusent dans la société égyptienne. Ils s’articulent essentiellement
autour de trois questions :
1-
l’Etat civil versus Etat religieux.
2- Le rôle
politique de l’armée et sa lenteur dans l’engagement de procédures à l’encontre
des symboles de l’ancien régime,
3- Les
alliances politiques et électorales pour la prochaine étape vu que le
remaniement du pouvoir à travers les élections parlementaires et
présidentielles aura lieu l’été prochain après que les égyptiens se soient
prononcés favorablement pour les amendements de la constitution proposés par un
comité juridique constitué par le conseil militaire au mois dernier.
Quels sont
les tenants et les aboutissants de ces débats dans une période qui s’avère
cruciale pour l’avenir politique du pays ?
1- Etat
Civil ou Etat religieux : Les intellectuels et jeunes activistes qui ont
pris part à la révolution appellent les forces politiques diverses à exprimer
clairement leur opinion pour ce qui est de la nature de l’Etat à construire. Un
« Etat civil » (Dawla madaniyya) étant celui qui garantit la
pluralité politique, la séparation des pouvoirs, la législation se référant à la
constitution de la république, et l’alternance suite aux échéances électorales.
Un Etat religieux (islamique) en revanche aurait un cadre législatif inspiré de
la doctrine « Charia ». Même si les frères musulmans qui sont
la force islamiste la plus importante du pays (et la mieux organisée) ont
déclaré être en faveur d’un état civil, il reste que certains de leurs
potentiels alliés (telles que les salafistes) continuent d’avoir un discours
ambigu sur la question. Certains craignent qu’une grande victoire des
islamistes aux prochaines législatives ou même leur soutien à un candidat à la
présidentielle puissent représenter une menace pour le principe de l’état
civil. C’est pourquoi des campagnes politiques et médiatiques ont été lancées
en faveur de la formation d’un front de mouvements diversifiés non religieux
pour protéger la philosophie civile de l’Etat. Ces mouvements estiment que des
courants internes aux frères musulmans, en particulier de la nouvelle
génération seront partie prenante d’un projet commun compte tenu de la bonne
alchimie qui s’est produite sur la place « Tahrir » entre les
étudiants des frères, ceux des partis laïques et les organisations de la
société civile durant les deux mois de la révolution.
2- Le rôle
politique de l’armée : Les débats sont nombreux sur le rôle que joue le
conseil militaire provisoire dans la période actuelle. Malgré l’expression de
leur reconnaissance à la position de neutralité de l’armée au tout début de la
révolution et à sa pression exercée sur Moubarak pour quitter le pouvoir, il
reste que sa lenteur dans le traitement des affaires juridiques, son laxisme
vis-à-vis des services de sécurité et de la bureaucratie instaurée par l’ancien
régime (qui sont accusés de crimes et de corruption) ne sont pas sans
générer certaines craintes dans les rangs des révolutionnaires. C’est le signe
que la rupture avec le système n’a pas été consommée et marque une certaine
hésitation de l’armée à en finir avec les symboles de l’époque Moubarak. C’est
à cet effet que les manifestations qui ont eu lieu vendredi dernier (9 avril)
avaient pour slogans principaux « préservation de la révolution » et
« nettoyage de l’Etat » des résidus du passé. Elle visait à faire
pression sur les militaires pour initier une « purification » du pays
de toutes les facettes de la corruption, y compris le président déchu et sa
famille. Ce qui explique probablement la précipitation des dispositions prises
dans les 4 derniers jours, telles que la mise en examen de l’ancien président
et ses deux fils, l’arrestation de l’ancien premier ministre, le secrétaire
général du parti national de Moubarak et un nombre d’hommes d’affaires et de
responsables. La pression populaire semble porter ses fruits.
3- Les
alliances politiques et électorales pour la prochaine étape : Les
égyptiens s’apprêtent à mettre en place toute une série d’alliances pour
s’engager dans la bataille électorale à venir. Certains observateurs
s’interrogent sur l’éventualité d’une entente entre les frères musulmans et
l’armée en vue de constituer un bloc parlementaire imposant, ce qui leur
permettrait de présenter un candidat à la présidentielle qui garantisse aux
deux parties des positions de choix au pouvoir. Les observateur s’interrogent
également sur les rapports de force entre islamistes et non-islamistes que les
élections vont instaurer (si les clivages prennent clairement cette forme) et
la capacité des différents camps à mobiliser et attirer les hésitants, sachant
que l’Egypte connait depuis des décennies des records d’abstention.
Bien des
questions restent posées et les débats battent leur plein entre les différents
acteurs politiques, intellectuels et jeunes activistes qui découvrent ensemble
le processus démocratique et les défis qu’il pose. L’expérience égyptienne est
suivie de près par la majorité des arabes vu le rôle historique du Caire dans
la région. Quelque soit le projet de société qui s’imposera, il aura sans doute
une influence dans les pays arabes en voie ou en attente de révolution.
Youtube : Un mariage, Un
million d’invités. Sur la place « Tahrir », deux jeunes de
la révolution se marient.
La nouvelle constitution égyptienne : Oui ou Non ?
Le vote sur l’amendement de la constitution égyptienne a créé un antagonisme
entre les partisans du OUI et les partisans du NON. Les partisans du OUI
qui ont récolté 77% des voix étaient constitués de différents courants
islamistes (en particulier le mouvement des frères musulmans) qui avaient
appelé les électeurs à se prononcer pour l’amendement sensé préserver l’article
2 de la constitution qui considère l’islam comme étant une des sources de la
législation. Il y avait également des anciens du parti National (parti de Moubarak)
qui se sont empressés d’acquiescer pour exploiter à leur profit les restes d’un
système durant cette période de transition qui doit se solder (avec une
victoire du OUI) par des élections législatives et présidentielles dans les 6
mois qui suivent. A cela s’ajoutent quelques forces libérales qui considèrent
que plus vite l’adoption de la constitution se fera, plus vite le contrôle
provisoire de l’armée de la vie politique prendra fin.
Quant aux partisans du NON dont le pourcentage s’est
élevé à 23% , ils étaient constitués essentiellement de nouveaux mouvements
sociaux, de forces de la société civile, des organisations de gauche, des
groupes coptes et d’anciens partis politiques qui réclamaient davantage
d’amendements constitutionnels. Ces derniers non seulementdéfiniraient
le mandat du président et les conditions relatives à sa candidature, maisreconnaitraient
également le principe de l'état civil et fourniraient plus
de garanties pour la séparation des pouvoirs ainsi que le
renforcement du rôle du parlement au détriment du rôle présidentiel.
Si le rapport de force s’est largement imposé en
faveur du camp du OUI -inquiétant les forces « civiles »-, des
élections estudiantines (à l’université du Caire où les islamistes n’ont
récolté que 30% des votes) et de nouvelles initiatives pour organiser les
jeunes « indépendants » dispersés depuis la « victoire de la
révolution » ont donné un espoir de retrouver dans le futur proche un
« meilleur » équilibre et une redistribution des poids sur la scène
politique égyptienne.
Une
contre-révolution ?
Depuis
quelques semaines, certains troubles ont eu lieu dans plusieurs villes
égyptiennes. Des accrochages entre des manifestants et des militaires, des
émeutes dans certains matchs de foot et même des affrontements entre musulmans
et coptes ont alarmé les observateurs qui pensent qu’une déstabilisation
délibérée est à l’œuvre. Elle serait financée par des hommes d’affaires dont
les intérêts sont compromis du fait de leurs liens avec le fils du président
Moubarak et leur implication dans des réseaux clientélistes de l’ancien régime.
De plus, le retrait toujours non-expliqué de la police des rues, facilite aux «baltagiya »
(voyous) payés par ces hommes d’affaires la propagation des troubles et de
l’insécurité. Tout se passe comme si une sorte de «contre-révolution »
cherchait à récupérer à son profit une situation provoquée, suggérant que
seule une collaboration avec les anciens du système ou même une restitution de
certains pouvoirs seraient en mesure de ramener la stabilité au pays.
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Yémen: En
attendant le départ du président…
Ali
Abdallah Saleh a pris le pouvoir dans le nord du Yémen en 1978 à l’époque où le
pays était encore divisé entre le nord (dont la capitale est Sanaa) et le sud
gouverné par le parti socialiste (dont la capitale est Aden). C’est en 1990,
après la réunification que Saleh a été élu président de la république du Yémen
réunifié. Mais ses pratiques et celles du nouveau pouvoir ont généré un
sentiment d’injustice et de marginalisation politique dans le sud. Ce qui,
ajouté à d’autres facteurs, a déclenché une guerre de sécession par les
sudistes en 1994 durant laquelle ils ont été vaincus. Suite à cette guerre, Ali
Abdallah Saleh a renforcé son assise en exerçant une emprise sur tous les secteurs
du pouvoir qu’il s’agisse du gouvernement, du parlement, des conseils de la
magistrature ou des services de sécurité. Il a dans le même temps contrôlé
plusieurs secteurs économiques octroyant des monopoles à des hommes d’affaires
fidèles à son règne. Il a aussi œuvré pour consolider la structure tribale
(autrefois affaiblie par le régime socialiste dans le sud et par des
modifications démographiques dans le nord) en soutenant des chefs tribaux, en
renforçant leur présence dans la vie publique et en leur offrant des budgets et
des privilèges pour élargir leurs bases sociales afin de les récupérer
politiquement.
Durant la
dernière décennie, Saleh a désigné son fils à la tête de la garde républicaine,
le corps militaire le plus équipé et le mieux entrainé militairement. De la
même façon, il a nommé son neveu à la tête des services de renseignement du
pays. Deux actes qui indiquent sa tentative de préserver une voie politique
vers la succession au sein de la famille.
Après avoir
fait alliance depuis 1993 avec le parti Islah
(« Réforme » qui représente les frères musulmans) présidé par
Abdallah Al-Ahmar puis son fils Sadek Al-Ahmar leaders des
« Hached », seconde plus grande tribu yéménite du nord, il l’a
délibérément mis à l’écart à partir de 2002 en créant des divisions en son
sein. En 2004, le parti Islah est officiellement passé dans l’opposition et a
constitué par la suite avec le parti socialiste et d’autres formations
politiques une coalition de forces déterminée à se confronter à Saleh et son hégémonie.
Cette coalition a commencé à s’activer pour réclamer le transfert pacifique du
pouvoir, l’organisation d’élections générales selon une nouvelle législation et
l’adoption d’une décentralisation élargie au Yémen sur la base d’un nouveau
découpage des régions (Mouhafazas).
Dans la
foulée des révolutions Tunisienne et égyptienne, la coalition de l’opposition a
commencé à appeler (en février) à une série de manifestations en même temps que
les organisations de la jeunesse étudiante qui faisaient des sit-in quotidiens
sur les places publiques de Sanâa, Tâaz, Aden et la plupart des villes du pays.
La riposte du régime fut violente faisant des dizaines de victimes. Ce qui n’a
fait que contribuer à l’éloignement des tribus traditionnellement favorables à
Saleh et à l’amplification de la contestation durant le mois de mars. La
plupart des formations politiques yéménites encore hésitantes ou neutres
ont fini par rejoindre les rangs de l’opposition. Mais ce qui a conféré un
poids politique sans précédent à l’opposition c’est le ralliement des chefs de
tribus (en particulier ceux de la tribu la plus importante « Bakil »)
qui sentaient le rapport de forces basculer, et qui s’opposaient à l’usage de
la force, véritable déclencheur de luttes et de vengeances intertribales. Fin mars,
ce sont les « hawthis » du nord (voir le premier encadré) qui se sont
ralliés à l’opposition. Plus encore, on note également la défection de brigades
et d’officiers de l’armée et du commandement de Saleh, qui ne compte depuis le
premier avril que sur la garde républicaine, quelques services de sécurité et
un nombre réduit de tribus de taille moyenne qui lui sont restées loyales. Il a
par ailleurs rassemblé tous ses partisans à Sanaa autour du palais présidentiel
et averti dans ses discours du risque de l’effondrement de l’Etat, de guerre
civile et de confrontation entre l’armée et la garde républicaine. Il n’a pas
non plus manqué de brandir la menace d’Al-Qaida dans plusieurs régions du pays
(voir le deuxième encadré).
Il semble
que l’Arabie saoudite, les Etats-Unis et d’autres pays soient
particulièrement inquiets de la dégénérescence de la situation du régime
yéménite, pour des raisons différentes, politiques pour les premiers et
sécuritaires pour les seconds. Ils tentent de soutenir des initiatives politiques
permettant le départ de Saleh sans troubles sécuritaires majeurs et la
passation du pouvoir à son vice-président dont les prérogatives transitoires
seraient d’établir un dialogue avec l’opposition et les chefs des tribus les
plus importantes, et de maintenir une collaboration sécuritaire avec les pays
du golfe et l’occident.
Aujourd’hui,
les yéménites se trouvent à la croisée des chemins. Saleh souhaite trouver
une issue lui permettant d’échapper aux poursuites pénales et préserver
les membres de sa famille dans de hautes fonctions. L’opposition exige son
départ sans délai et refuse l’option de son vice-président même de façon
transitoire. Elle réclame le pouvoir afin de préparer rapidement les élections.
Les partis politiques de cette opposition ainsi que les tribus tentent d’éviter
la violence pour préserver leur unité. En effet toute confrontation armée
pourrait entrainer une modification de la carte des alliances en raison de la
mentalité tribale qui se solidarise avec le plus faible. Si Saleh et ses alliés
apparaissent dans cette position de faiblesse « militaire », certains
pourraient estimer que ne pas les protéger (et les sauver) serait contraire aux
principes tribaux de préservation de la dignité du « frère-ennemi ».
D’autant plus que Sanaa est divisée à présent en deux régions : la
première se situe autour de la place « Taghyir » (changement)
dominée par l’opposition, la seconde autour de la place « Tahrir »
(libération) dominée par la garde républicaine pro-Saleh et conduisant à son
palais présidentiel. Par conséquent tout accrochage pourrait aboutir à un bain
de sang. Depuis le 8 avril, les initiatives des pays du golfe se succèdent,
sans pour autant qu’une solution se profile. L’opposition appelle à une
mobilisation exceptionnelle ce vendredi espérant ainsi envoyer un
message encore plus fort à Saleh comme aux médiateurs de l’étranger. Selon
elle, seul le départ du président isolé ouvrira la voie de la stabilité dans ce
pays considéré parmi les plus pauvres du monde.
Les Hawthis
et la mouvance du sud
Au Yémen,
un pays où le phénomène de l’armement des tribus prend de l’ampleur, on assiste
depuis 4 années à l’accroissement des mouvements de rébellion armée contre le
pouvoir central de Sanaa. Une guerre violente a lieu dans le nord du pays dans
laMouhafaza de Sâada entre les Hawthis de la confession des Zoyoud (proches
du Chiisme - alors que la confession majoritaire du pays est de type Sunnite Chaffeïte)
et l’armée yéménite. Les revendications principales des Hawthis concernent le
développement des régions dans lesquelles ils vivent et le droit de pratiquer
leurs rituels religieux à certaines occasions. Ils s’élèvent contre le pouvoir
qu’ils accusent de financer et soutenir dans leurs régions des réseaux
Salafistes qui propagent des accusations d’apostasie à leur encontre.
En ce qui
concerne le sud du pays, s’y développe depuis de longues années un sentiment
grandissant d’injustice et d’exclusions économique et politique des élites
depuis la réunification en 1990 puis la victoire du nord sur le sud durant ce
qui a été appelé « guerre de sécession » en 1994. Avec
l’affaiblissement du parti socialiste à force de pression sécuritaire et de
dissensions internes, des groupes se dénommant « Mouvance du Sud »
ont émergé accueillant à la fois des militants du parti socialiste mais aussi
des activistes indépendants. Ils ont été les acteurs d’un soulèvement populaire
et victimes d’affrontements sanglants dans plusieurs villes du Sud.
Mais le
déclenchement de la révolution contre le régime de Ali Abdallah Saleh en
février dernier, la constitution d’un large front d’opposition englobant des
partis et des forces sociales d’appartenances diverses, tout comme la création
d’un front de la jeunesse étudiante qui occupe les places publiques ont mené
les Hawthis et la mouvance du sud à se joindre à la révolution. Leurs demandes
ont été intégrées dans le cadre des revendications globales de l’opposition et
du programme politique alternatif au régime Saleh et de son parti du
congrès national régnant.
Al-Qaïda, fantôme
ou réalité ?
Durant les
dernières années, le régime yéménite a facilité la pénétration d’éléments d’Al-
Qaïda ou de groupes salafistes jihadistes dans certaines régions, notamment
dans Abian (dans le sud du pays) dans lesquelles ils sont restés confinés. Il a
adopté à leur égard deux niveaux de stratégie : tantôt la lutte en
collaboration avec les services américains et saoudiens prêts à le soutenir
dans le cadre de la guerre contre le terrorisme ; tantôt par la cooptation
en infiltrant leur réseau et orientant leurs activités à son profit au niveau
interne. Le régime tente par l’agitation du spectre d’Al-Qaïda et des groupes
jihadistes d’affaiblir ses adversaires et opposants politiques en semant la
peur du chaos qui pourrait régner dans le pays si jamais il venait à chuter. Il
utilise la même carte vis-à-vis de ses voisins et de la communauté
internationale.
Certains
chercheurs yéménites estiment que les effectifs réels d’Al-Qaïda sont bien en
deçà de ce qui est généralement annoncé. Selon eux ils ne dépasseraient pas les
quelques centaines et seraient incapables comme il est tant craint de prendre
le contrôle d’une quelconque Mouhafaza ou région du Yémen. Il
suffirait qu’une autorité de bonne foi s’engage à les neutraliser et mettre fin
à toute menace sécuritaire venant d’eux pour que le problème soit
définitivement réglé.
Youtube : concert-politique à
Sanaa la nuit, un seul message : «Dégage!».