Ce que les despotes arabes ont réussi à réaliser durant de longues
décennies, c’est le domptage de la vie publique - en tant que
participation politique, activité sociale et pratique citoyenne – à travers la
confiscation des espaces publics et des lieux d’expression et de rassemblement.
Ce domptage a évolué progressivement, suite aux coups d’état instaurant ces
régimes, à travers les déclarations d’états d’urgence, l’instillation de doses
différentes de violence, d’assimilation ou d’exil forcé. Ainsi, en s’accaparant
les espaces, en phagocytant les syndicats, les partis, les médias et en
persécutant les juristes, les intellectuels et les forces de la société civile,
le despotisme s’est emparé de tout lieu décisif, où les politiques se font et
s’exercent, à savoir "au cœur des villes".
Ali Ferzat - Syrie |
La « culture » du despotisme et ses outils
Les despotes arabes et leurs régimes ont souvent réussi à établir
un mélange de personnification qui entoure tout « achèvement » d’une
part, et d’institutionnalisation des instruments d’oppression et de censure qui
gèrent la vie quotidienne des citoyens d’autre part. À travers ce mélange, les
régimes ont créé différents niveaux pour traiter avec la société, dans le
discours et l’action, tout en adoptant deux modes de commandement,
l’organisation et le « charisme ».
En ce qui concerne l’organisation, les despotes ont mis en place
des appareils et des centres de pouvoir qui sont directement sous leurs ordres,
par le biais de fidèles qui y sont implantés (et qui souvent ne sont pas en
bons termes entre eux). Ainsi, les services de renseignements rivaux se sont
multipliés et ont infiltré les organisations des sociétés. Chaque service
surveille les autres. Leur violence se manifeste par le fait qu’ils envahissent
la vie privée des citoyens, leur interdisant de se mêler à la vie politique,
les emprisonnant ou même les éliminant quand cela s’avère « nécessaire ».
Certains despotes ont arboré l’image des "princes
guerriers", n’hésitant pas à verser eux-mêmes du sang
pour encourager leurs soldats et les débarrasser de leurs peurs. L’atmosphère
de frayeur et de tyrannie qu’ils créent a réussi avec le temps à transformer la
violence réelle en une violence symbolique, car il suffit que les gens se
craignent les uns les autres, qu’ils s’observent et qu’ils taisent leurs
opinions pour que tous les services de renseignements soient confiants de
l’étendue de leur pouvoir sans recours régulier à la brutalité.
Parallèlement aux appareils sécuritaires, aux milieux d’affaires
corrompus encouragés pour élargir leurs clientèles et « bases
sociales » et à la terreur, certains partis aux pouvoir ont constitué un
autre instrument des régimes. Ils ont pris le contrôle de la vie publique
(surtout dans le cas baathiste en Syrie) par divers moyens notamment à travers
les organisations populaires qui rassemblent les confédérations syndicales, de
jeunes, de femmes, de paysans ou en assurant des débouchés aux demandeurs
d’emploi, contribuant ainsi au renforcement de la bureaucratie fidèle au régime
(dans tous les cas).
Autre instrument d’organisation
supplémentaire : les institutions de justice, en particulier les tribunaux
d’exception. Ils ont permis aux régimes de s’assurer de la gestion judiciaire
des trois ressources politiques essentielles : la sécurité intérieure,
l’armée et l’activité économique, tout en appliquant les mesures qu’autorisent
les états d’urgence imposés.
Au niveau du charisme, de la personnification, les despotes se sont
proclamés non seulement comme leaders pour leurs sociétés mais aussi
comme des moyens de faire accepter aux peuples ce qu’ils sont supposés
croire. En d’autres termes, en plus des fonctions qu’ils se sont octroyés et
des titres disposés sous leurs portraits affichés dans toutes les avenues et
places, ils ont créé des vérités et contraint tout le monde à les admettre.
Ainsi, ils sont "les
leaders, les pères des nations, les bâtisseurs de la modernité et les
garants de la stabilité"…
Le printemps arabe
C’est contre toute cette culture despotique, arrogante et contre
ses pratiques avilissantes que les peuples tunisiens et égyptiens puis libyens
et syriens – sans oublier les yéménites et les bahreïnis – se sont élevés. En
détruisant l’image du « père », en réoccupant l’espace public ou en
essayant de le libérer, en défiant (mis à part le cas libyen) la violence et
les balles par la détermination pacifique et la persévérance chaque vendredi,
ils ont détruit les unes après les autres les peurs et les appréhensions qui
les tenaillaient pendant des décennies.
Ferzat - Syrie |
Ainsi, des systèmes se sont effondrés symboliquement puis concrètement. Les despotes pris au dépourvu ont semblé démunis et abasourdis face à leurs peuples révoltés. Certains (Ben Ali en Tunisie et Moubarak en Egypte) ont fini par céder et prendre la fuite, d’autres sont sur le point de se retirer (Saleh au Yémen), tandis que les plus coriaces ont temporairement réussi à étouffer l’opposition (les Al-Khalifa au Bahreïn), ou continuent - pour coller à leur image de guerriers - de commettre des massacres contre leurs peuples retardant une agonie inéluctable de leurs régimes (Kadhafi en Lybie et Assad en Syrie).
L’attitude sclérosée et l’anachronisme des despotes (déchus ou non)
avec leurs peuples frappent l’esprit tant les similitudes des discours qui se
sont enchainés ces derniers mois sont marquants. La majorité d’entre eux (Ben Ali, Moubarak,
Saleh, Kadhafi et Assad) ont agité le spectre du chaos, de la guerre civile et
de la généralisation de l’intégrisme à travers les salafistes, les frères musulmans
ou Al-Qaida s’ils quittaient le pouvoir.
Certains (Saleh, Kadhafi, Al-Khalifa et Assad) ont d’emblée évoqué
la théorie du complot échafaudé par des puissances étrangères et le financement/soutien
à des tentatives de renversement. Pour mieux appuyer leurs assertions, ils ont fustigé
au passage les médias les accusant de diffuser un tissu de mensonges et ont
organisé des contre manifestations pour (se) prouver qu’ils sont encore populaires
et aimés de leurs peuples.
Dans le même temps, deux d’entre eux, qui se disent les plus
«progressistes » et qui brandissent la banderole de l’anti-impérialisme, ont
appelé implicitement Israël à les soutenir. Kadhafi à travers son fils Saif al-Islam
qui a annoncé que la chute de son régime constituait une menace pour la
« sécurité d’Israël et de toute la Méditerranée », et Assad par le
biais de son cousin Rami Makhlouf (le Magnat des affaires) qui a déclaré au New
York Times « que la stabilité en Israël dépendait de la stabilité en
Syrie ».
Sur un registre qui s’apparente davantage à de la pathologie de
l’Ego avec tout ce que cela implique comme déni de la réalité et
déshumanisation de l’Autre, les deux despotes libyen et syrien se détachent aussi
du lot de leurs « compères ». Tandis que l’un se voit comme le leader
non seulement de son pays mais aussi du Tiers-Monde, l’autre s’érige en président
visionnaire dirigeant son pays vers « la gloire et la modernité ». Pourquoi
se donneraient-ils la peine de s’adresser à deux peuples en ébullition alors
que leur mission s’inscrit dans une dimension supérieure ? Pourquoi se rabaisseraient-ils comme Ben Ali,
Moubarak et Saleh à ouvrir (ou du moins faire semblant) des perspectives
politiques et faire des promesses à ces même peuples qualifiés par des métaphores
douteuses de « rats » pour Kadhafi et de « microbes » pour
Assad ? Il serait en effet impensable pour ce dernier de confier un pays
qu’il a « hérité » de son père et qu’il considère comme une propriété
privée à des microbes, tout comme il n’est pas envisageable pour Kadhafi d’être
gouverné par des rats. Il n’est ici question ni de transition politique ni de
fin de mandat.
Les peuples arabes fatigués par tant d’absurde et de violence,
sortis de leur léthargie, constatent incrédules le cynisme grossier et
l’impudence de leurs dirigeants. Parfois, la limite est ténue entre le risible
et le tragique, la réalité et la fiction. Seul tout ce sang versé et ses vies
brisées nous rappellent que c’est bien une réalité et qu’elle est tragique
puisque qu’il y a en ce moment même des hommes et des femmes qui payent de leur
vie pour se libérer. Peut-être pourront-ils enfin en rire, une fois que les
Assad, Kadhafi et autres auront été jugés pour leurs
crimes.
Vidéo clip syrien : « Nous en avons marre de toi, de
ton père, de ta mère, de ton frère, de ta sœur et de ton beau-frère…Le peuple arrachera
son pays de tes Crocs, ô lion (Assad) »