mardi 22 février 2022

"Témoignage incomplet autour d'une photographie syrienne"

"Cette photographie a été prise dans notre maison, mon épouse Samira Al-Khalil et moi (Samira appuie sa tête sur mes épaules à l'arrière), dans la banlieue de Qudsayya, à l'ouest de Damas, vers la fin 2005. La photographie reflète une grande partie de l'histoire de la Syrie au cours du dernier demi-siècle, sans pour autant contenir des personnes investies de pouvoir, de capital ou d'influence" - Un article de Yassin Al-Haj Saleh publié en arabe dans Aljumhuriya.

Assise à gauche sur la photo, l'avocate, militante des droits humains et autrice Razan Zaytouné est l'une des figures les plus marquantes de la révolution syrienne. Une révolution à laquelle, de par son absence, il manque un élément essentiel aujourd'hui. Razan était l'une des principales fondatrices des Comités locaux de coordination (LCC), qui ont joué un rôle déterminant dans l'organisation des manifestations, ainsi que dans leur documentation et leur couverture par la presse. Elle a vécu dans la clandestinité pendant plus de deux ans à Damas avant d’être exfiltrée avec Wael Hamadeh, son mari, à Douma le 25 avril 2013. Razan a travaillé à Douma et dans la Ghouta orientale, documentant les atrocités commises contre le peuple syrien par le principal violateur, le régime assadien, puis par d'autres: les extrémistes islamistes. Le soir du 9 décembre 2013, Razan a été enlevée par une milice salafiste appelée «L'Armée de l'Islam».

Razan

Assise près de Razan, se trouve Randa Baath, qui a traduit plusieurs livres du français à l'arabe de Pierre Bourdieu, Olivier Roy, Pascal Dibie et bien d'autres penseurs.

Aux côtés de Randa se trouve son mari Emad Shiha, qui a passé 30 ans dans les prisons du régime entre 1974 et 2004. Emad était membre d'une organisation communiste panarabe (ACO) présente dans trois pays: le Koweït, le Liban et la Syrie. Tous les membres de l'organisation, à peine quelques dizaines, ont été arrêtés. La pire sentence que les Koweïtiens et les Libanais aient eu à subir était une peine de trois ans de prison. L'ACO avait commis un attentat à la bombe contre une installation américaine à Damas en 1974, entraînant la mort d'un citoyen syrien. Dans une interview réalisée par Razan Zaytouné quelques semaines après ses trente années de réclusion, Emad a résumé le sort de l'organisation en Syrie comme suit : "cinq de nos camarades ont été condamnés à mort le 2 août 1975 et exécutés. Huit membres ont été condamnés à 15 ans de prison, et cinq à la prison à perpétuité". Ce que Emad n'a pas mentionné, c'est que son frère, Ghayath, était l'une des personnes exécutées, tandis que lui et Fares Mourad (assis à l'extrême droite de la photo) étaient les deux personnes condamnées à perpétuité.

Au moment des exécutions, un peu moins de cinq ans après le coup d'État militaire, Hafez Al-Assad a peut-être perçu une occasion de monopoliser la violence, la légitimité et la justice d'un seul coup. L'homme allait bientôt devenir la source de la légitimité de son régime, de l'État syrien et de son entité même. C'est ainsi qu'ont été jetées les bases de la transformation de la république en Syrie en un régime dynastique.

Hafez Al-Assad est absent de cette photographie, tout comme il était absent de la vie quand elle a été prise, après trente ans de pouvoir durant lesquels son image était omniprésente. La photographie montre une toute autre Syrie, diverse et multicolore, une Syrie invisible à cette époque...

Après trente ans de prison, Emad a commencé à traduire des livres de l'anglais vers l'arabe. Il a également écrit deux romans : «La mort désirée» et «Les vestiges de l'époque babylonienne». Jusqu'à récemment, il résidait à Damas avec Randa. Ils viennent de déménager à Paris pour des raisons médicales (après avoir payé un gros pot-de-vin pour que Emad puisse quitter le pays).

Emad et Fares

Près de Emad est assise une jeune femme syrienne qui vit à l'étranger et qui était en visite en Syrie à ce moment-là. C'est une amie de Razan. Elle est écrivaine et militante pour la démocratie. C'est une « affaire » très syrienne de ne pas pouvoir mentionner son nom.

Près de la jeune femme se trouve Fares Murad, un Palestinien-Syrien né dans le camp de réfugiés d'Al-Nayrab à Alep. C'est un ami de Emad et son camarade de l'ACO, de lutte et de prison. Fares a été libéré en février 2004, six mois avant Emad. Pendant son séjour en prison, il a développé une spondylose ou fusion des vertèbres, ce qui a provoqué une courbure en avant du dos et une compression cervicale. Fares devait activement manœuvrer son corps afin de s'engager visuellement avec son interlocuteur. Ses poumons ont également été comprimés entre la colonne vertébrale incurvée et soudée et les côtes, provoquant un essoufflement et des infections pulmonaires à répétition. Cela lui a été fatal puisqu'il n'a jamais été autorisé à quitter le pays pour recevoir un traitement approprié à l'étranger. Il est décédé en 2009 à l'âge de 59 ans et a été enterré à Damas.

L'homme barbu debout à gauche est notre ami Shadi Kurdiyeh. Il est né et résidait dans la ville d'Al-Salamiya, dans le centre de la Syrie. Shadi n'était pas un ancien prisonnier ni un activiste politique, il a plutôt rejoint les cercles d'anciens prisonniers de gauche par confiance et sympathie. Shadi a été emprisonné deux fois après le début de la révolution syrienne, et a subi toutes sortes de torture. Peu après sa deuxième sortie de prison, il est décédé à l'âge de 43 ans.

Shadi

Aux côtés de Shadi se tient Nazem Hammadi, avocat, poète et militant des droits humains. Nazem, avec Razan, était un fondateur de LCC, ayant dû vivre comme elle dans la clandestinité depuis le début de la révolution, jusqu'à son passage à Douma en septembre 2013, quelques semaines après le massacre chimique de la Ghouta orientale du 21 août. Nazem a tenu moins de trois mois à Douma avant d'être enlevé par l'Armée de l'Islam. Après son enlèvement, un de ses recueils de poésie a été publié sous le titre «Contre». Il s’est ajouté à un autre recueil précédemment publié sous le titre «Les mystérieux mûrier». 

Nazem
Près de Nazem se trouve Samira Al-Khalil, mon épouse. Samira était une militante et membre d'un groupe d'opposition de gauche appelé le Parti d'action communiste, ayant passé quatre ans en prison entre 1987 et 1991. Samira a été enlevée en même temps que Nazem et Razan, son sort demeure inconnu depuis ce malheureux soir du 9 décembre 2013. Après sa disparition forcée, j'ai édité un livre qui contenait son journal quotidien dans la ville de Douma bombardée et assiégée par le régime assadien. Le livre contient également une sélection de « statuts » que Samira a publiés sur sa page Facebook à cette époque. Le livre s'intitule « Journal d’une assiégée », et il a été traduit en espagnol, en italien, et en français. Sa traduction anglaise est terminée mais n'a pas encore été publiée.

Razan, Fares et Samira

À côté de Samira, il y a moi, son mari. J'ai également été un prisonnier politique de gauche pendant 16 ans, de 1980 à 1996, pour avoir adhéré à une autre organisation communiste : le Parti communiste syrien - Bureau politique. J'ai rencontré Samira peu après ma libération, nous avons entamé une relation et nous nous sommes finalement mariés en 2002, au début de ma carrière d'écrivain.

J'ai publié neuf livres, ainsi que des centaines d'articles dans des revues et des journaux. Je vis hors de Syrie depuis octobre 2013, d'abord en Turquie, puis en Allemagne depuis 2017. 

Derrière la caméra se tient Wael Hamadeh, le mari de Razan, qui est également un militant des droits humains et politiques, et un autre fondateur du LCC. Après la révolution, Wael a été détenu à deux reprises par le régime, la deuxième fois à l'aéroport d'al-Mazzeh, contrôlé par la quatrième division, une phalange fasciste dirigée par Maher Al-Assad, le frère de Bachar, qui a transformé plusieurs hangars d'avions en camps de torture. Wael a d'abord fui à Douma avec Razan le 25 avril 2013, mais l'homme courageux est rapidement retourné à Damas pour poursuivre ses activités révolutionnaires, avant de finalement regagner Douma et s'y installer en septembre 2013. Wael a disparu en même temps que Razan, Nazem et Samira le 9 décembre 2013

Wael, assis à gauche, auprès de Randa
Il y a deux détails importants dans la photographie ci-dessus.

Le premier étant une autre photographie qui apparait en rouge et noir de Samir Kassir à droite au dessus de ma tête. Samir était un journaliste, historien et activiste libanais assassiné à Beyrouth en juin 2005, juste après le retrait forcé des troupes syriennes du Liban en avril de la même année. Il avait quarante-cinq ans. Samir a joué un rôle central dans le "soulèvement de l'indépendance" qui a précédé ce retrait et a finalement été assassiné par une bombe placée sous sa voiture. L'assassinat de Samir était sans doute une réponse de l’appareil « sécuritaire » syro-libanais au retrait forcé des troupes assadiennes. À l'époque, ce même appareil a eu recours à une série d'assassinats, à commencer par Rafik Al-Hariri, l'ancien Premier ministre du Liban.

Samir, qui avait des origines palestiniennes et syriennes, a été le premier intellectuel libanais à lier directement l'indépendance du Liban à la démocratie en Syrie, ayant écrit un livre sur le sujet. Un an avant son assassinat, nous, Samira et moi, étions à Beyrouth et l’avions rencontré et récupéré des copies dédicacées de ses derniers livres. Après ce voyage, j'ai été interdit de sortie du territoire syrien, et n'ai donc pas pu me rendre à ses obsèques.

Samir

Dans « Remnants of Auschwitz », Giorgio Agamben traite du paradoxe du témoignage, en évoquant les camps de concentration nazis: ceux qui ont tout vu ne témoignent pas car ils n'ont pas survécu, et ceux qui ont survécu n'ont pas tout vu, ce qui rend leur témoignage incomplet. Les témoignages ne sont donc pas possibles, car il n'y a pas de témoins des expériences les plus extrêmes: les longues années d'emprisonnement et de torture, les assassinats, les disparitions forcées.

Qui a tout vu? Samir? Fares? Shadi? Samira, Razan, Wael, ou Nazem? Aucun d'entre eux n'est revenu pour témoigner.

En arabe, il existe un lien étymologique entre le témoin (chahéd) et le martyr (chahid), qui peut être interprété comme signifiant que l'on ne peut être un témoin oculaire sans être en même temps un martyr, car seul le martyr a tout vu. Mais les martyrs ne se lèvent pas pour raconter leurs histoires, c'est nous, ceux qui n'avons pas été martyrisés, qui racontons les leurs. Nous témoignons parce que nous avons à la fois survécu et nous ne l'avons pas. Cela nous donne l'occasion de parler de nos proches et donne une crédibilité à nos témoignages, même s'ils restent incomplets.

Le deuxième détail, les livres à l'arrière-plan de la photo, est notre bibliothèque, Samira et moi, dans notre appartement. Ces livres ont été emballés dans des cartons et placés dans une cave dans la capitale syrienne. C'est la plus grave insulte aux livres qui ont besoin de nos yeux pour exister. Samira avait déjà disparu quelques semaines avant que la maison ne soit abandonnée, et j'étais déjà hors de Syrie. Certains de nos proches ont pris sur eux de mettre les livres et nos affaires en "sécurité".

Dans cette photographie, il y a donc plus de 24 ans de disparitions forcées, plus de 80 ans de prison, un assassinat, deux décès prématurés et des années de vie suspendue en exil. Ces expériences ont façonné l'identité syrienne et une grande partie de l'identité libanaise au cours des 50 dernières années. Aujourd'hui, les deux nations endurent les pires crises qu'elles aient connues depuis plus d'un siècle.

Mais il y a aussi de la vie sur la photo. Notre vie, des femmes et des hommes, qui se rencontrent de temps en temps dans nos lieux privés, mangent, boivent de l'arak ou du vin, échangent des informations, s'entraident, et éventuellement chantent et dansent.

Samira et Razan
Nous voulions avoir une vie ordinaire, et cela s'est avéré impossible dans la "Syrie des Assad". Car une vie ordinaire implique une vie publique, une vie normale. Il faut faire tomber l’état d’urgence et d'exception permanents pour vivre ordinairement en Syrie. C'est ce qu'était la révolution syrienne, et ce à quoi nous avons aspiré. Nous avons perdu. 

La photo semble être un témoignage du passé. En réalité, elle parle beaucoup du présent à ceux qui veulent écouter, ou regarder.

Yassin Al-Haj Saleh

Traduit par Nadia L. Aissaoui et Ziad Majed