L’évolution rapide de la situation sur le terrain en Syrie au cours des derniers jours soulève de nombreuses questions quant à ses causes, ses répercussions et son lien avec divers facteurs externes et internes.
Après plusieurs années de relative stabilisation des lignes de démarcation entre les différentes parties du conflit syrien, rendue possible par des accords entre la Russie, la Turquie et l’Iran (avec l’assentiment tacite des États-Unis), les récentes offensives militaires lancées par les factions de l’opposition et Jabhat Fatah al-Sham ont mis un terme au «gel du conflit» issu du «processus d’Astana». Ces opérations ont bouleversé les équilibres établis et modifié de manière spectaculaire la réalité sur le terrain.
En quelques jours, les positions de l’armée syrienne se sont effondrées sur plusieurs fronts, redessinant les «frontières» internes. Les rebelles et Fatah al-Sham ont avancé dans des dizaines de localités, repris des positions stratégiques telles que Saraqib, Maarrat An-Numan, les bases aériennes et aéroportuaires d’Abu Dhuhur, d’Alep et de Nayrab, ainsi que de vastes zones longeant les autoroutes Damas-Alep et Hama-Idlib, tout en s'emparant de la quasi-totalité d’Alep, deuxième ville du pays.
Les causes de la chute des défenses du régime Assad
Plusieurs facteurs expliquent l’effondrement des forces du régime Assad.
1- L’effet de surprise: l’ampleur et la coordination de l’attaque ont pris de court l’armée pro-Assad, peu entraînée et principalement composée depuis 2020 de conscrits et de jeunes réservistes mal encadrés.
2- La corruption du régime: depuis des années, en raison du manque de ressources et de revenus, le régime Assad a concentré ses efforts sur des activités de production et de trafic de drogues telles que le Captagon, tout en encourageant les pratiques illégales de ses milices. Cette corruption a réduit les budgets militaires et les services autrefois assurés aux officiers et à leurs familles, les abandonnant dans un contexte de crises économiques et sociales.
3- La réallocation des milices pro-iraniennes et des ressources russes: la diminution de la présence des combattants chiites irakiens et afghans mobilisés par l’Iran, régulièrement frappés par l’aviation israélienne, le retrait du Hezbollah de plusieurs positions en Syrie à la suite des développements et de la guerre au Liban, et le transfert d’équipements militaires russes vers le front ukrainien ont considérablement fragilisé les défenses du régime. Ce dernier n’a survécu depuis 2013 que grâce au soutien iranien et russe.
4- La préparation minutieuse de l’opposition: les factions rebelles, soutenues par la Turquie, ont adopté une stratégie de «guerre éclair» qui a brisé les lignes ennemies sur plusieurs fronts, élargissant les zones de combat et provoquant la panique ainsi que des retraites désorganisées parmi les forces du régime.
Bien que l’issue finale des combats reste incertaine et que d’éventuelles ripostes russes, notamment sous forme de féroces frappes aériennes, puissent inverser la tendance sur certains fronts (notamment dans le centre du pays, non loin de la ville de Hama), un changement significatif s’est produit dans l’équation syrienne. Ce changement révèle la vulnérabilité militaire et politique du régime, privé du soutien actif de ses alliés, poussant ses opposants à envisager sa chute comme envisageable.
Facteurs externes : le rôle de la Turquie et les réactions russes et iraniennes
Quatre éléments liés à la politique turque semblent particulièrement pertinents pour comprendre les derniers développements.
- La rivalité russo-turque et les craintes d’une normalisation entre Kurdes et Assad : après l’échec des tentatives de normalisation entre Ankara et Damas en 2023, la Turquie cherche à renforcer son influence dans le nord de la Syrie. Elle anticipe un potentiel retrait militaire américain du nord-est syrien qui pourrait suivre un accord entre Donald Trump et la Russie, ce qui permettrait un possible rapprochement entre les forces kurdes et le régime sous l’égide de Moscou et rendrait difficile toute intervention de ses troupes contre les Kurdes syriens.
- La question des réfugiés syriens : Ankara cherche à élargir les zones contrôlées par l’opposition, sous son influence, pour faciliter le retour de centaines de milliers de réfugiés syriens qui vivent en Turquie. Cela lui permettrait de négocier des financements européens en vue de rapatrier ces populations et de réduire la pression migratoire vers l’Europe. Il permettrait également à Erdogan, sous pression interne, d’affirmer qu’il envisage une solution durable de la crise des réfugiés syriens (plus de 3,5 millions sur le territoire turc).
- Le retrait partiel des alliés du régime : la Turquie perçoit la réduction de la présence militaire russe et iranienne comme une opportunité stratégique pour affaiblir davantage le régime syrien et imposer de nouvelles conditions dans les futures négociations.
- L’inscription dans une dynamique régionale : En jouant un rôle central dans les évolutions syriennes, Ankara cherche à consolider sa position régionale, notamment dans les négociations autour des «conflits» de Gaza et du Liban.
Face aux Turcs, les Russes, qui espéraient un accord global avec Trump et un élargissement de leur occupation territoriale en Syrie en échange d'un contrôle des frontières syro-libanaises et du mouvement du Hezbollah à travers ces frontières, se trouvent piégés par un manque de moyens (du moins pour le moment) face aux bouleversements en cours. Ils ne font certes pas confiance à Assad, qui essaye depuis des années de se repositionner sur l’échiquier régional en coopérant avec les Émirats arabes unis et en espérant obtenir, grâce à eux, une levée des sanctions occidentales pour consolider son pouvoir et dépendre moins de Moscou. Mais ils n’ont pas encore de plan B, au cas où le régime assadien venait à s’effondrer rapidement.
De leur côté, les Iraniens, sous pression militaire en Syrie depuis des années et sous frappes israéliennes quasi quotidiennes depuis des mois, n’ont plus les moyens de protéger Assad à moyen et long terme, d’autant plus qu’ils se préparent à l’arrivée de Trump à la Maison Blanche dans sept semaines. Ils laissent entendre leur mécontentement quant à la conduite d'Assad ces derniers temps, en ce qui concerne ses contacts avec les Émirats et son inaction, qui en dit long, face aux frappes israéliennes sur «son territoire». Néanmoins, à l'instar des Russes, ils préfèrent son affaiblissement, qui le rend plus dépendant d'eux, sans pour autant le laisser couler face à ses opposants, leurs «ennemis jurés».
Les dynamiques internes syriennes
Malgré l’importance des facteurs externes déjà évoqués, les dynamiques internes restent fondamentales. Les combats qui risquent d’opposer bientôt les rebelles et Fatah Al-Sham aux forces kurdes (et qui ont commencé au nord d’Alep, où les rebelles ont déjà progressé vers la localité stratégique de Tal Refaat) seront décisifs quant au contrôle du nord du pays. Les factions armées opposées au régime, qu’elles soient affiliées à Jabhat Fatah al-Sham ou à d’autres groupes soutenus par la Turquie, sont souvent composées de déplacés internes ou issues de communautés locales épuisées. Elles cherchent à améliorer leurs conditions de vie, à regagner des terres et à retrouver plus de ressources. Ce moment, avant l’installation de l’hiver et son impact sur les populations et les combattants, leur est le plus propice afin d'accomplir autant de succès militaires que possible.
La Syrie, dévastée par des décennies de barbarie assadienne, de guerres, de fragmentations et de fractures, demeure aujourd’hui un pays aux équilibres précaires et une scène d’ingérences étrangères. Les récents combats dans le nord, où réside plus d’un tiers de la population syrienne, illustrent l’instabilité chronique qui caractérise ce conflit, ainsi que sa capacité récurrente à surprendre.
Les développements à venir permettront de mesurer l’ampleur des répercussions des récentes opérations, tant sur le plan militaire que politique. Cependant, une chose est certaine : la souffrance de la population syrienne est loin de prendre fin dans un futur proche…
Ziad Majed
Article publié dans le Club de Médiapart