"Cinquante-quatre ans après le coup d’Etat militaire perpétré par Hafez Al-Assad, vingt-quatre ans après que son fils Bachar lui a succédé et treize ans après le déclenchement de la révolution syrienne, la chute du régime de Damas constitue un événement historique, à la fois pour la Syrie et pour l’ensemble de la région" - Ziad Majed dans Le Monde.
En moins de dix jours, le système assadien s’est effondré. Une série de débâcles militaires face aux forces de l’opposition dans le nord et le centre du pays a encouragé un tsunami de soulèvements populaires contre ses autorités locales dans le sud et les faubourgs de Damas. La peur, qui a en quelques jours changé de camp, a eu raison de ses soldats, souvent des circonscrits mal équipés et entraînés, et a permis aux opposants armés de rentrer dans la capitale.
Le retrait des combattants des milices chiites
pro-iraniennes et du Hezbollah libanais des fronts en Syrie à cause de la
guerre avec Israël fin 2023 et le transfert de la puissance de feu russe vers
l’Ukraine depuis 2022 ont privé les troupes assadiennes de la protection qui
leur avait été offerte depuis une décennie, tandis que l’on observait croître
un soutien turc ferme aux opposants du nord, aussi bien logistiquement que du
point de vue du renseignement.
Ces facteurs externes expliquent en partie le bouleversement de la situation. Mais ils ne suffisent pas pour bien la comprendre si l’on n’ajoute pas trois autres facteurs, internes cette fois, décisifs : la corruption du régime et la dilapidation de toutes ses ressources ; la détermination et la radicalité des forces de l’opposition, formées surtout de jeunes déplacés internes cherchant à libérer leurs villes et villages ; et la faible base sociale du régime, incapable de le soutenir face à une majorité de Syriens et de Syriennes qui ont saisi l’opportunité de sa vulnérabilité pour l’achever.
Sortir la Syrie de la prison
Si la prise du palais présidentiel (ou royal) est historiquement l’acte qui marque la chute d’un régime et la rupture dans le temps politique d’une nation, la prise des prisons et la destruction des statues des Assad père et fils sont en Syrie les signes qui annoncent la fin de toute une ère définie par l’écrasement de la société. Un écrasement par l’institution carcérale et ce qu’elle signifie. Et un écrasement par l’omniprésence de la « la figure » du dictateur dans toutes les places publiques, rappelant à l’ordre et à l’obédience.
C’est pour cela que nous avons assisté depuis la reprise d’Alep par les opposants, puis de Hama (ville martyre depuis les massacres de 1982), puis de Homs et enfin de Damas, à des destructions répétitives des murs des prisons et des statues. Comme si avec chaque destruction, les gens cherchaient à se rassurer du démantèlement définitif du système assadien qui les a tant écrasé : par la torture, la disparition et la peur. Comme s’ils cherchaient à se libérer du slogan officiel du régime qui a pendant des décennies lié les Assad à l’éternel «Assad ila al-abad» (Assad pour l’éternité) les rendant des surhumains gouvernant des sous-humains.
Sortir la Syrie des prisons, en libérant les dizaines de milliers de détenus et en brisant littéralement les murs de ses prisons, et piétiner les statues renversées de Hafez et de Bachar Al-Assad sont ainsi la marque du retour du temps politique, de la possible action politique, et surtout la fin d’une suspension par les disparitions forcées et les regards sévères des statues de millions de vies dans un pays, jadis qualifié par le grand dissident Riad Al-Turq «le royaume du silence».
Le chute du régime assadien est donc l’ouverture du champs du possible. Un champ qui reste miné par des questions dont le potentiel conflictuel est important : la question confessionnelle, s’agissant surtout de la place de la communauté alaouite dans l’avenir du pays ; la question kurde, et la gestion politique et territoriale d’une Syrie divisée pour le moment et fédérale ou décentralisée par la suite ; la question du religieux dans le politique, et le rôle des forces islamistes, colonne vertébrale aujourd’hui des forces armées de l’opposition ; la question de la reconstruction de l’armée et des services de sécurité et ses conditions ; la question de la mise en place d’une justice de transition dans un pays où le système judiciaire n’était qu’un instrument justifiant l’oppression et le pouvoir absolu des Assad ; la question du redressement économique et du retour des 14 millions de réfugiés et de déplacés internes aux villes et campagnes ravagées par les bombardements et l’anéantissement des infrastructures civiles ; et enfin, la question des frontières et son contrôle, avec la Turquie, acteur influent, l’Irak, le Liban et surtout Israël qui occupe depuis 1967 le Golan et qui a élargi cette semaine son occupation (tout en poursuivant ses bombardements quotidiens sur le sol syrien).
A cela s’ajoutent bien évidemment les question de la lutte contre l’impunité et le construction des récits politiques et historiques sur l’ère assadienne à partir du travail minutieux de centaines de chercheurs syriens, qui ont consacrés ces dernières années à la documentation de tous les aspects de la vie dans l’ère assadienne.
La Syrie surmontera-t-elle tous ces défis et
accomplira-t-elle la transition politique tant aspiré par des millions de ses
enfants ?
Rien n’est moins sûr. Ce qui est sûr en revanche, c’est que la chute du régime se vie aujourd’hui avec la plus grande intensité émotionnelle possible. Telle une renaissance, tel un cri d’un nouveau né surpris par la lumière et l’air qu’il respire. Tel d’une société qui part enfin, à la recherche du temps perdu.
Z.M.