lundi 5 août 2024

Israël-Hamas: la clé de la paix réside ­­dans l’après-Nétanyahou

Dans un entretien au «Monde», le géopoliticien Frédéric Encel estime que seul le retour de l’Autorité palestinienne à Gaza pourrait constituer un gage d’apaisement. ­Pour le politiste Ziad Majed, les Etats-Unis et le reste de «la communauté internationale» peuvent faire bouger les choses en utilisant les bons outils.

Propos recueillis par Michel Lefebvre et Gaïdz Minassian

Le 7 octobre 2023 a provoqué un séisme dans la région et au-delà. Comment en est-on arrivé là?

Frédéric Encel: Ce gigantesque pogrom, cet acte barbare et antisémite visait non seulement des juifs en tant que tels, mais aussi un projet – conforme à la Charte originelle du Hamas – consistant à les délégitimer et à les animaliser... Ce massacre a été perpétré par un mouvement islamiste radical, issu de la mouvance extrémiste des Ikhwan, les Frères musulmans, confrérie antisémite, homophobe et misogyne à incandescence qui aurait pu se contenter de commettre un coup de force militaire. Après tout, Israël est considéré comme une puissance occupante, même si à Gaza on peut toujours en débattre. Or, le Hamas ne s’est pas contenté d’une opération militaire, mais il a perpétré un véritable carnage sur des civils, qu’il assume du reste, même de manière fluctuante. Enfin, il a toujours cherché à casser toute possibilité de promotion de l’Autorité palestinienne (AP), qui, en droit international, est la seule entité à représenter le peuple palestinien, puisque le Hamas a tout fait pour torpiller, en même temps que l’extrême droite israélienne, les accords d’Oslo de 1993, par, déjà, des attentats très meurtriers dans les ­quartiers exclusivement juifs des cités israéliennes.

Ziad Majed: Politiquement, le 7 octobre a forcé un retour de la question palestinienne sur la scène internationale. Sur le terrain, une description des attaques du Hamas permet de dire qu’il y avait deux phases. La première, légitime, celle de l’attaque contre des positions militaires israéliennes qui imposent un blocus contre Gaza depuis 2007. La seconde comprend des crimes de guerre, puisque ciblant des civils en tant que tels. Par ailleurs, je pense que parler d’antisémitisme comme motif principal des attaques occulte le contexte, le droit international, et ne permet pas de comprendre l’évolution de ce que l’on appelle «conflit israélo-palestinien», d’autant plus que le 7 octobre n’est ni le début de ce conflit ni sa fin.

Où en sommes-nous aujourd’hui?

F. E.: Par un faux paradoxe lié aux guerres asymétriques dans lesquelles, en principe, la puissance dominante finit par être ­politiquement la perdante, le Hamas va perdre la guerre car il est seul. Les régimes modérés arabes ne veulent pas du Hamas ni des Frères musulmans, et ni Pékin ni Moscou ne le soutiennent sérieusement. Au Moyen-Orient plus qu’ailleurs, s’affaiblir militairement, c’est de manière mécanique s’affaiblir aussi politiquement. Et, de ce point de vue-là, Israël a décidé d’en finir avec le Hamas, avec lequel le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, a été complaisant depuis son retour au pouvoir en 2009, incitant un Qatar ambigu sinon duplice à le financer généreusement. Il a cru ainsi pouvoir concomitamment émollier le Hamas et affaiblir l’AP. Cette politique du pire a échoué. Or, en rejetant le retour de l’AP à Gaza, Nétanyahou s’inscrit dans la pensée magique, car, d’une part, la grande majorité des Israéliens ne souhaitent pas réoccuper Gaza, et, d’autre part, aucun gouvernement arabe ne prendra le risque d’envoyer ses soldats occuper la zone en arrivant a fortiori dans les fourgons de Tsahal, l’armée israélienne ! Donc, qui ira ?

Z. M.: Il y a trois objectifs israéliens dans cette guerre. Les deux premiers sont annoncés par le gouvernement Nétanyahou – anéantir le Hamas et libérer les otages. Le Hamas est certes affaibli, mais loin d’être anéanti. Quant aux otages, la seule libération importante qui a eu lieu jusqu’à présent a été négociée dans le cadre d’une trêve et d’un échange de « prisonniers ». Le troisième objectif israélien, non annoncé par le gouvernement mais par plusieurs responsables et surtout exécuté par l’armée, est la destruction des conditions de vie à Gaza (espaces urbains, habitats, infrastructures, sources d’eau, champs agricoles, hôpitaux, écoles, universités, etc.), afin que la zone ne soit plus habitable, poussant ainsi à moyen terme le plus grand nombre possible de Palestiniens à ­partir. Cela s’inscrit dans une stratégie israélienne de ­changement démographique en Palestine. Car, en parallèle, la politique de colonisation en Cisjordanie et à Jérusalem-Est occupés s’intensifie depuis des années, et les confiscations de terres et attaques des colons épaulés par l’armée contre les personnes et les biens deviennent un quotidien. L’objectif étant, là aussi, de morceler le territoire, d’imposer plus de colons et donc de modifier l’espace et sa démographie.

Etes-vous sûr que le Hamas soit très affaibli ? N’a-t-il pas juste à se baisser pour recruter?

Z. M.: Dans les camps de réfugiés au Liban, le Fatah est resté pendant des décennies la seule incarnation du mouvement national palestinien. Depuis plus d’une quinzaine d’années, il est divisé, de moins en moins populaire, et doit se justifier régulièrement par rapport aux politiques de l’Autorité palestinienne. Le Hamas de son côté s’est consolidé, et, depuis le 7 octobre, il a probablement gagné en popularité, car il apparaît pour les jeunes comme seule force de résistance face à l’occupation et à l’humiliation. Et je pense que c’est la même configuration partout.

F. E.: Le ministre de la défense israélien, Yoav Gallant, avait dit dès le 7 octobre, « à Gaza, nous allons abolir le temps ». De fait, les soldats ont progressé décamètre par décamètre, Nétanyahou privilégiant – d’après nombre d’Israéliens – la destruction militaire du Hamas sur la libération des otages. Que de jeunes Palestiniens se radicalisent après cette tragédie n’intéresse pas son gouvernement. Ce que disent ou pensent les Palestiniens dans les mosquées et les maisons, les citoyens israéliens s’en moquent aussi: l’important, c’est que de Gaza ne puissent plus s’abattre sur eux des assassins et des missiles.

Z. M.: C’est la cinquième guerre israélienne à Gaza depuis 2008, et même si elle est de loin la plus dévastatrice, elle ne réglera rien. Le Hamas pourra se reconstituer…

F. E.:
… Certes, mais si l’axe de Philadelphie, cette frontière de 14 km qui relie l’Egypte à Gaza, est fermé : c’est vraiment fini. Les armes ne peuvent pas tomber du ciel ! On observera que le blocus israélien de Gaza n’était pas complet, puisque hommes, armes et matériels passaient massivement sous cette frontière égyptienne…

La question sémantique a son importance dans ce conflit. Depuis longtemps, deux narratifs s’opposent. Les parties ne se comprennent-elles vraiment plus du tout?

F. E.: Ce n’est pas nouveau. Jamais les Palestiniens n’ont accepté la notion de «peuple juif» s’en tenant à la réalité d’un groupe religieux. A l’inverse, Israël et ses amis se représentent le sionisme comme ce mouvement d’émancipation politique populaire fondé sur le retour à la notion de «peuple» après dix-huit siècles de diaspora forcée et concentrée sur la dimension essentiellement religieuse du judaïsme. C’est une vraie confrontation de représentations au sens du théoricien Yves Lacoste. Et le niveau de mécompréhension ou de détestation entre Israéliens (juifs) et Palestiniens est tel que la solution d’une séparation négociée entre les deux collectifs s’impose plus que jamais. Puisque chacun se représente comme une nation, la solution des deux Etats me semble de loin la moins mauvaise : une frontière, deux souverainetés distinctes. C’est courant ailleurs, et je rappelle que c’est la seule solution onusienne.

Z. M.: On peut toujours parler de deux récits, mais en réalité on observe un rapport entre dominants et dominés, et il y a un champ sémantique que le dominant a longtemps dicté. Le récit palestinien tient donc en partie d’une lutte contre l’effacement, et ses auteurs n’ont réussi à exister qu’après tant de souffrance et de résilience. Du côté israélien, le récit officiel est celui de la négation de l’existence même d’une identité palestinienne. Les Israéliens ont toujours qualifié les Palestiniens « d’Arabes » pour dire qu’ils peuvent aller vivre dans n’importe quel pays arabe. Et il y a aujourd’hui cinq statuts imposés aux Palestiniens, et tous sont frappés de discriminations: les «Arabes» d’Israël qui n’ont pas les mêmes droits que les juifs israéliens, les Palestiniens «résidents» à Jérusalem-Est qui n’ont même pas de carte de «nationalité», ceux de Cisjordanie encerclés par les colonies et les checkpoints, ceux de Gaza, assiégés et bombardés, et les réfugiés dans les pays voisins et à travers le monde, interdits de retour.

En dépit du drame du 7 octobre et de la riposte implacable des Israéliens, y a-t-il pour Israël un risque d’isolement sur la scène mondiale?

F. E.: Les Etats arabes ont soutenu Israël, y compris militairement lorsque l’Iran l’a frappé, et aucun des six signataires des traités de paix ne l’a rompue ! Les Etats-Unis, en dépit des colères de Joe Biden à l’encontre de Nétanyahou, soutiennent toujours l’Etat hébreu. Personne en Europe, même si plusieurs Etats ont reconnu la Palestine, n’a réellement menacé de mettre fin au précieux accord de libre-échange de 1995. J’ajoute que l’Inde, la Corée du Sud, Singapour, l’Australie, Taïwan, l’Argentine et même des Etats africains continuent de commercer à un très haut niveau qualitatif et quantitatif avec Israël. Ce n’est pas ce que l’on appelle un réel isolement. De façon générale, je me méfie toujours des concepts «opinion publique» et «communauté internationale», par définition fluctuants, volatils, difficilement utilisables sur le plan académique.

Z. M.:
Je suis en partie d’accord avec vous. Tant qu’il n’y aura pas un changement du côté américain et de sanctions du côté européen, la question de l’isolement d’Israël va rester relative. En revanche, il y a deux développements majeurs. Le premier, c’est au niveau des instruments du droit international. Israël est pour la première fois accusé devant la Cour pénale internationale (CPI) de crimes contre l’humanité avec des demandes de mandats d’arrêt de la part du procureur contre Nétanyahou et son ministre de la défense (tout comme contre trois chefs du Hamas). Pire encore pour les Israéliens, ils sont accusés devant la Cour internationale de justice (CIJ) de crime de génocide. Cette accusation portée par l’Afrique du Sud est d’une puissance juridique et d’une charge symbolique exceptionnelles.
Le deuxième développement se situe au niveau des opinions publiques, notamment au sein de la nouvelle génération. On le voit dans les mobilisations étudiantes. Depuis la guerre du Vietnam, il n’y a jamais eu autant de mobilisations de la jeunesse occidentale. Aux Etats-Unis, ce phénomène est très clair depuis 2021. Même parmi les juifs américains, un changement important s’opère. Du côté de New York par exemple, le mouvement Jewish Voice For Peace (Voix juives pour la paix) opposé aux politiques israéliennes n’est plus une petite minorité. Curieusement, une grande partie des soutiens inconditionnels d’Israël sont aujourd’hui des courants d’extrême droite, racistes, idéologiquement et historiquement antisémites mais pro- sionistes. Qu’il s’agisse de certaines bases sociales de l’ancien président brésilien
Bolsonaro, de l’actuel président argentin Milei, de l’ancien président américain Trump ou encore des extrêmes droites en Europe, de la Hongrie et la Pologne à la France et aux Pays-Bas, on peut être prosioniste et antisémite, ou alors on essaie de se blanchir de l’antisémitisme en soutenant Israël.
La haine des musulmans contribue aussi à ce phénomène. Par contre, on peut être attaché à la lutte contre l’antisémitisme et être opposé à l’occupation, à l’apartheid et aux crimes commis par Israël. Les nuances sont des plus importantes pour faire face aux ­instrumentalisations de l’antisémitisme et aux amalgames.

F. E.: Attention au prisme générationnel, les mouvements tiers-mondistes – à la suite des comités Vietnam – des années 1970 n’ont pas duré longtemps en Occident et une grande partie de leurs ­militants étaient devenus, vingt ou trente ans plus tard, clintoniens, blairistes, hollandistes ou scholziens… En outre, le régime de ­Pretoria n’a guère de leçon à donner, lui qui a accueilli sur son sol l’ancien dictateur soudanais Omar Al-Bachir, pourtant accusé de crimes de génocide au Darfour et poursuivi pour cela.
Quant aux étudiants des universités occidentales, pas mécaniquement unanimes du reste, ils ne pèsent qu’un infime ­pourcentage d’une population.

Z. M.: … comme pour tout engagement politique.

F. E.: Ce n’est pas pour autant qu’il s’agit d’une mobilisation légitime. Je constate ainsi une grande géométrie variable par rapport aux horreurs qui se déroulent en République démocratique du Congo, au Soudan, au Yémen, au Tigré, ou chez les Ouïgours en Chine. L’ampleur d’une mobilisation ne lui confère pas intrinsèquement légitimité. N’oublions pas non plus le poids croissant du mouvement évangélique, qui n’est pas que d’extrême droite ; parmi les cent millions de chrétiens évangéliques aux Etats-Unis, un grand nombre soutient Israël pour des raisons spirituelles. Au Brésil, Lula n’a battu Bolsonaro que de 0,5 % de voix, et la seule grande manifestation qui a dépassé un million de personnes au Brésil, en neuf mois de guerre, était une manifestation pro-israélienne!
Sur le lien entre antisémitisme et antisionisme, de deux choses l’une: soit l’on reconnaît le droit aux Juifs, avec, donc, un J majuscule, de constituer un peuple, comme l’on reconnaît ce droit aux Palestiniens et aux Français, soit on le leur dénie ainsi que le droit afférent à tout peuple de s’autodéterminer en vertu de la Charte des Nations unies - Chapitre Ier, Article 1, alinéa 2. Dans ce second cas, il y a discrimination, et donc antisémitisme. Le sionisme ne consiste pas à défendre un gouvernement israélien, mais à accepter le droit pour les Juifs de se représenter comme un peuple, et pas seulement comme un collectif spirituel ou religieux.

Quelles sont les perspectives de sortie de guerre pour Benyamin Nétanyahou?

F. E. : Benyamin Nétanyahou, pour nombre d’Israéliens, n’a pas déclenché cette guerre avec pour souci majeur l’intérêt national ; tous les sondages l’attestent depuis le massacre du 7 octobre. On l’accuse de chercher à conserver le pouvoir et, donc, la liberté, tandis qu’il est poursuivi en justice pour trois affaires considérables. Par ailleurs, il est hostile à l’idée d’une solution à deux Etats, même s’il l’avait soutenue en 2009 sous la pression de Barack Obama, et a choisi après sa victoire électorale de novembre 2022 de se coaliser avec des extrémistes plutôt qu’avec le centre. En sursis politique, il ne semble pas avoir de perspectives de sortie de crise. Mais je demeure optimiste, car l’exceptionnelle vitalité démocratique d’Israël demeure : des citoyens manifestant par centaines de milliers chaque semaine, une cour suprême qui tient bon, une alternative chez des modérés tels Benny Gantz, Yaïr Lapid, Yaïr Golan, etc.

Z. M.: La seule perspective de Nétanyahou et ses alliés est guerrière et elle risque de se poursuivre en comptant sur le soutien américain, les divisions européennes, l’inefficacité des politiques arabes et la lassitude des opinions publiques. Je ne vois donc pas une perspective de sortie de guerre définitive pour le moment, même si Joe Biden a tout intérêt à réussir à imposer un cessez-le-feu avant les élections américaines.

Pourquoi l’extension du conflit n’a-t-elle pas pris à ce jour?

F. E.: Chaque Etat a son propre agenda. Le Hezbollah et l’Iran ne font pas la guerre pour les Palestiniens. L’Egypte et la Jordanie souhaitent l’apaisement. Les Emirats, Bahreïn, l’Arabie saoudite et le Maroc souhaitent pouvoir normaliser leurs relations avec Israël pour des raisons qui leur sont propres, liées au high-tech israélien et aux avantages offerts par les Etats-Unis. Dans cet écosystème, le Hamas fanatique n’a aucune place.

Z. M.: Les Iraniens négocient à Oman avec les Américains les questions du nucléaire. Ils ne veulent pas d’un affrontement avec les Israéliens. Ils ont montré qu’ils pouvaient tirer drones et missiles, à la suite de l’attaque contre leur consulat à Damas le 1er avril, et que, s’ils le faisaient à partir des territoires syriens ou libanais, il serait plus difficile d’intercepter leurs tirs. C’est la même chose côté israélien, avec la frappe à Ispahan le 28 janvier 2023, près d’un site nucléaire, montrant là aussi une capacité de nuisance, sans pour autant chercher l’escalade. Au Liban, en plein effondrement économique et clivages politiques, le Hezbollah n’a pas intérêt non plus à aller vers une large confrontation avec Israël. Il préfère maintenir les accrochages à une basse intensité, montrant qu’il soutient les Palestiniens tout en laissant le gouvernement à Beyrouth négocier avec les Américains et les Français de nouvelles règles d’engagement. Mais rappelons qu’il y a quand même plus de 400 morts au Liban depuis le 7 octobre, et plus de 80 000 déplacés internes. Enfin, les houthistes au Yémen ont leur propre agenda et accordent un accès iranien à la mer Rouge. Ce qui est un enjeu stratégique ­important. Mais eux non plus ne veulent pas de guerre totale.

La question palestinienne est-elle relancée de façon autonome ou totalement instrumentalisée?

F. E.: Il existe une véritable conscience nationale palestinienne. Cela signifie que toute occupation des territoires palestiniens est illégitime, y compris quand elle est arabe ! De 1949 à 1967, personne ne parle de Palestine souveraine en Egypte et en Jordanie, deux Etats arabes qui occupent respectivement Gaza et la Cisjordanie… Depuis 1947, l’instrumentalisation des Palestiniens par les régimes arabes ne s’est jamais démentie. Elle se poursuit, et les Palestiniens le savent. C’est pourquoi, à terme, un processus de paix ne doit pas demeurer entre Israéliens et Palestiniens, ni être confiné au Moyen-Orient, mais il doit faire intervenir le soutien des Etats européens, des Etats-Unis et économiquement de pays comme l’Inde, la Chine, le Japon. Le monde doit continuer à s’en saisir comme lors des accords d’Oslo à l’époque du règlement partiel de la question palestinienne. Avec pour schéma reconnaissance et sécurité pour Israël, souveraineté pour la Palestine issue de l’AP.

Z. M.: L’instrumentalisation par les régimes arabes a toujours existé, mais pas au sens où vous l’entendez. Ces régimes ont instrumentalisé la cause palestinienne surtout pour écraser toute démarche de démocratisation dans leurs sociétés. Mais puisque vous évoquez l’autodétermination du peuple juif, pourquoi n’y a-t-il jamais eu du côté israélien une volonté d’accepter aussi l’autodétermination du peuple palestinien ? Pourquoi tout a été fait, dans un contexte colonial en plus, pour anéantir l’existence politique et culturelle des
Palestiniens sur leur terre historique ?

F. E.: Sauf que les Arabes se prétendent frères des Palestiniens…

Z. M.:
… Cela ne change en rien le fait que la Nakba («catastrophe») n’a jamais été reconnue par les Israéliens, ni le droit palestinien au retour, et que, depuis 1967, l’occupation militaire et la colonisation font partie de la vie quotidienne en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et à Gaza. La question palestinienne s’impose de nouveau comme priorité dans les relations internationales après son absence à la suite de la mort des accords d’Oslo. Certes, il y a d’autres guerres et tragédies qui n’ont pas la même couverture médiatique et ne suscitent pas les mêmes émotions, au Congo, au Soudan, en Syrie, en Birmanie et ailleurs, mais les représentations, le symbolisme, et bien évidemment les raisons, sont différents. Israël est le seul Etat qui a profité depuis sa création d’une «exceptionnalité» le rendant au-dessus du droit international. Il a été protégé par plus d’une cinquantaine de veto américains au Conseil de sécurité, par des accords militaires privilégiés avec les Occidentaux, et par un statut de «victime» éternel et intouchable. Il se peut que cette posture change avec les démarches de la Cour pénale internationale et la Cour internationale de justice, et avec les mobilisations populaires à travers le monde et la documentation des atrocités commises à Gaza.

Quelles sont les responsabilités palestiniennes dans le chaos politique qui s’abat sur le peuple palestinien?

F. E.: L’Autorité palestienne a joué le jeu des accords d’Oslo et continue à le faire en coopérant avec Israël dans tous les domaines. Après neuf mois de guerre à Gaza, il n’y a pas d’insurrection des villes palestiniennes en Cisjordanie, celles de la zone A, tenues pour l’essentiel par des policiers et des militaires palestiniens. En revanche, sur le plan politique, l’AP a fait preuve de faiblesse en n’ayant jamais cherché à contrecarrer le fameux «deal du siècle» de Donald Trump, qui n’était ni fait ni à faire. Pas la moindre contre-proposition ! Comment envisager une sortie de crise par un nouveau processus de paix en s’arc-boutant ainsi dans l’immobilisme, surtout face à celui des gouvernements Nétanyahou? Sous la pression internationale, Mahmoud Abbas, inamovible et inactif président de l’AP, va devoir accepter de reprendre en charge Gaza après la guerre, à condition d’être massivement soutenu.

Z. M.: Le potentiel humain des Palestiniens est énorme en dépit d’un déchirement politique et géographique qui rend difficile la tâche de produire une nouvelle élite. Il y a une responsabilité de l’Autorité palestinienne, faible et vieillissante. La guerre entre le Fatah et le Hamas et la prise de pouvoir de ce dernier à Gaza, suivies par le blocus israélien, ont compliqué davantage la situation. Mais il faut rappeler qu’il y a deux facteurs décisifs par rapport à ce «chaos». Le premier, c’est le nombre d’assassinats et d’arrestations perpétrés par les forces israéliennes contre les Palestiniens, y compris contre des responsables et leaders politiques (Marwan Barghouti, pour n’en citer qu’un). Le second, c’est que, dans la société palestinienne comme ailleurs dans le monde, le Politique est en crise. Cela concerne aussi Israël, où Nétanyahou était au pouvoir déjà dans les années 1990, et il l’est encore en 2024. La gauche israélienne est faible et la société civile s’est désinvestie de tout ce qui concerne les territoires occupés.


La communauté internationale peut-elle réellement peser sur la paix? Est-elle condamnée à réciter des slogans creux?

F. E.: Rares sont les schémas de confrontation dans lesquels il y a eu sinon unanimité du moins relatif consensus. Même s’il y en a un, faut-il encore que des pressions puissent s’exercer sur telle ou telle partie pour lui faire comprendre qu’il serait plus intéressant de négocier. Autre point : faire comprendre à Vladimir Poutine de ne pas renverser la table des relations internationales en instrumentalisant la cause palestinienne face à un Occident qu’il perçoit comme ataviquement maléfique. Quant à la Chine, elle ne veut pas de déstabilisation du Moyen-Orient et notamment du Golfe, craignant un baril de brut à 150 dollars!
Je crois possible une conjonction de facteurs favorables: la réélection de Joe Biden aux Etats-Unis, le remplacement de l’équipe Nétanyahou par une coalition centriste en Israël, le retour d’une Autorité palestinienne après la destruction militaire du Hamas à Gaza. Après la terrible guerre du Kippour de 1973, un nœud gordien avait été tranché, c’est-à-dire que le choc avait été tel que Henry Kissinger, alors secrétaire d’Etat américain, avait pu trouver une dynamique vers un accord de paix impossible à concevoir auparavant. Ce fait empirique, ainsi que l’évacuation d’implantations par des gouvernements nationalistes (Begin 1978, Sharon 2005), les accords d’Oslo de 1993 ou encore la solidité de la démocratie israélienne, donnent des boussoles et de l’espoir.

Z. M.: Rappelons qu’en 1991, lorsque le processus de paix a démarré, les Américains ont imposé au premier ministre israélien Shamir de venir à la conférence de Madrid en gelant l’aide économique pendant un moment. Le choc Etats-Unis-Israël a pesé sur les élections israéliennes favorisant la victoire d’Yitzhak Rabin. Cela a débouché sur les accords d’Oslo, avant que Rabin ne soit assassiné par un extrémiste juif appartenant à un courant politique dont les descendants siègent dans le gouvernement actuel de Nétanyahou.
Aujourd’hui, la pression sur Israël ne peut pas fonctionner de la même manière, mais les Etats-Unis, l’Europe et le reste de «la communauté internationale» peuvent faire bouger les choses. Entre gel de coopération militaire, soutien à la CPI et à la CIJ, reconnaissances de l’Etat palestinien (comme viennent de le faire courageusement l’Irlande, la Norvège et l’Espagne), il existe encore des outils importants. S’agissant de la solution à deux Etats, tout a été fait par les Israéliens pour la rendre obsolète. En Cisjordanie et à Jérusalem-Est, on compte déjà 800 000 colons. Comment faire pour les déloger? Gaza est détruite. Quelle reconstruction et gestion dans les prochaines années? La seule autre option, c’est la perspective de l’Etat démocratique et laïque pour tous. On en est encore plus loin.

Du pire peut-il sortir quelque chose de rationnel, du bon sens et le retour de la Raison?

F. E.: La désespérante instrumentalisation du religieux au profit du politique, qui secoue le monde, constitue l’un des facteurs de pourrissement et d’aggravation des conflits. Il faut en sortir! Quant aux alternatives à la solution des deux Etats, elles sont utopiques. Je constate au passage que celle mortifère de «l’Etat unique» est ­surtout soutenue par des fanatiques, sur place comme en France.

Z. M.: La catastrophe à laquelle nous assistons peut mener, une fois que les massacres auront cessé, à de nouvelles dynamiques. Mais je réitère que, sans initiatives américaines et internationales sérieuses, je vois mal comment une évolution positive et des ­solutions raisonnables pourraient s’imposer sur le terrain.

Frédéric Encel est docteur en géopolitique, maître de conférences à Sciences Po Paris et directeur de thèse à l’Institut français de géopolitique, il a fondé la collection « Géopolitiques » aux PUF et les Rencontres géopolitiques de Trouville-sur-Mer. Il est notamment l’auteur des Voies de la puissance (prix Histoire-Géo de l’Académie des sciences morales et politiques, Odile Jacob, 2022).

Ziad Majed est docteur en sciences politiques, diplômé de Sciences Po Paris, professeur associé à l’université américaine de Paris et responsable du programme des études du Moyen-Orient. Spécialiste des transitions politiques et des conflits, il a notamment publié Dans la tête de Bachar Al-Assad, coécrit avec Subhi Hadidi et Farouk Mardam-Bey (Actes Sud, 2018).


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