lundi 10 février 2020

Du printemps avorté à la révolution d’octobre

Dans son ouvrage «Le printemps de Beyrouth n’aura pas lieu, Analyse de l’œuvre inachevée de Samir Kassir» (FSK, 2019), Julien Ricour-Brasseur explore le travail, l’engagement politique de l’intellectuel beyrouthin et certains épisodes de sa vie durant la décennie qui a précédé son assassinat le 2 juin 2005.

Le livre s’articule autour de trois axes. Le premier dresse un portrait de Kassir à «l’identité plurielle», libanaise, palestinienne, syrienne et française, passionné de la vie, de l’esthétisme et des arts, défiant les tabous politiques comme culturels et bravant la censure et la peur jusqu’à son dernier souffle.
Le second axe présente son «Œuvre». Celle illustrée par ses livres autour de la guerre du Liban, l’histoire de Beyrouth et le «malheur arabe», mais aussi par sa production journalistique dans le quotidien Annahar, et son expérience assez singulière dans le mensuel francophone «L’Orient Express» qu’il a fondé. Singulière car dans ce dernier, il se révéla surtout comme «l’arabe de gauche qui écrivait en français», à l’opposé d’une certaine tradition francophone libanaise, connotée plus à droite et plus «libaniste».
Dans le troisième axe, Ricour-Brasseur développe la vision politique de Samir. Cette dernière s’est affinée dans la deuxième moitié des années 1990, à son retour de Paris pour enseigner à l’université Saint-Joseph et écrire dans les colonnes d’Annahar. Ces années ont plus largement vu murir au sein de la gauche libanaise un discours critique sur la reconstruction dans l’après-guerre et les politiques économiques du Haririsme, sur l’hégémonie syrienne et surtout sur les pratiques des services de renseignement, que Samir avait fait sien. Ce qui lui a valu de nombreuses intimidations (surveillance et confiscation de son passeport par la «sûreté générale») et menaces. Il a dans la même période contribué au «Forum Démocratique» né en 2001 (après la fin de l’occupation israélienne du sud Liban), avant de co-fonder le «Mouvement de la Gauche Démocratique». 


La suite en 2005 est connue: de l’assassinat de Rafic Hariri au soulèvement de l’indépendance contre le régime syrien et ses alliés libanais, de l’espoir naissant, cette «victoire de courte durée» comme la qualifie à juste titre Ricour-Brasseur, aux élections parlementaires qui ont signé des compromis entre les ténors de la classe politique (des deux camps rivaux) et le maintien des équilibres confessionnels. Les possibilités de réformes politiques, économiques et sociales ont aussitôt avorté, quelques semaines seulement avant l'inhumation de Samir, tué dans l’explosion de sa voiture à Achrafieh. 

Depuis, le Liban a connu une série de bouleversements politiques, de crises, de guerres, d’assassinats et de retournements d’alliances. Il a aussi vu naitre des campagnes citoyennes réclamant des réformes, des mobilisations contre la corruption et les violations des droits humains. Et pendant que la société évoluait, qu’une nouvelle génération élaborait sa propre culture politique, rythmée par les révolutions et les contre-révolutions arabes, la même classe dirigeante et ses «élites» politico-financières stagnaient et tentaient par tous les moyens de préserver un statuquo protégeant leurs privilèges et biens (souvent mal acquis) ainsi que leur impunité.

Tous, ça veut dire tous !

En octobre 2019, à la surprise générale, un grand soulèvement populaire a éclaté dans le pays. Les scènes de rassemblements rappelant celles de mars 2005 ont, des semaines durant, eu lieu. Mais elles contestent cette fois tout un système, un modèle de gouvernance oligarchique, confessionnel, corrompu, raciste et patriarcal, qui n’a pas été touché en 2005. Dans les rues comme sur les réseaux sociaux (absents par le passé), à Beyrouth comme dans le nord, la montagne, le sud et la Beqaa, des valeurs basées sur la liberté, la justice sociale, l’égalité entre hommes et femmes, l’indépendance du système judiciaire et le dépassement du confessionalisme sont quotidiennement défendues.

«Le printemps de Beyrouth» va-t-il enfin avoir lieu, en 2020 ?
La réponse réside dans la capacité du soulèvement révolutionnaire actuel à résister à la contre-révolution en cours, à la répression et à la violence qu’exercent les forces de l’ordre et les banques, et au nouveau gouvernement formé par Hezbollah et ses alliés. Elle réside également dans la possibilité de sauver le pays de la faillite financière et d’opérer un changement irréversible dans les clivages, les mentalités et la conscience politique.

Il n’y aura probablement ni victoire décisive ni défaite inévitable. C’est toute fois un processus lent, long et risqué qu’il faudra patiemment accompagner et soutenir jusqu’à ce que s’esquissent des perspectives viables pour tous ceux et celles qui aspirent à vivre dignement dans la société libanaise. Celle que Samir et bien d’autres auraient aimer voir.

Ziad Majed
Article  publié dans L'Orient Littéraire