jeudi 3 mai 2012

Les Egyptiens face à leurs présidentielles: Islamistes, militaires, ancien régime et défis

Après que la Commission des Elections Présidentielles en Egypte ait tranché sur les candidatures, la campagne électorale pour les premières présidentielles post-Moubarak qui se tiendront le 23 et 24 mai 2012, a commencé lundi 30 avril. Si aucun des candidats n’atteint les 50%, un second tour aurait lieu les 16 et 17 juin, et l’annonce des résultats définitifs est prévue pour le 21 juin.
Qui sont les candidats, quelles sont les possibles alliances et choix, et quelles sont les lois qui gèrent ces élections importantes? Nadia Aissaoui et Ziad Majed pour Mediapart.fr

Les hauts magistrats de la Commission des Elections Présidentielles (CEP) ont rendu leurs décisions définitives quant aux candidatures légitimes à la présidence le 26 avril dernier. Dix candidatures ont été rejetées. Parmi elles figurent les trois candidats considérés comme les plus puissants: l’ancien chef des renseignements et l’homme fort du régime de Moubarak le général Omar Suleiman, le numéro deux des frères musulmans et le candidat officiel de leur parti Khairat El-Shater, et le Sheikh salafiste Hazem Abu Ismail. Leur exclusion a suscité tout au long des deux dernières semaines des tensions, des accusations et des mobilisations. Mais les décisions de la CEP sont définitives et ne peuvent faire l’objet d’aucun appel selon le très controversé article 28 de la Déclaration Constitutionnelle établie par le Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA) après le Départ de Moubarak du pouvoir. Les frères musulmans de même que la majorité des forces politiques ont annoncé que l’abrogation de cet article serait l’une des principales revendications portée par leurs députés prochainement.

Pour ce qui est du Sheikh salafiste Hazem Abu Ismail, la décision de la CEP s’est basée sur le fait que sa mère porte la nationalité américaine, ce qui viole les conditions d’éligibilité (voir les conditions de même que les lois qui gèrent le processus électoral égyptien à la fin de ce texte). En ce qui concerne Khairat El-Shater, son casier judiciaire n’a pas encore été blanchi, sachant qu’il fut condamné sous le régime Moubarak et emprisonné (même si les accusations étaient d’ordre politique). Ceci lui limite l’accès à ses droits politiques « citoyens ». Quant au Général Suleiman, la décision était plus « administrative » : il lui manquait 31 recommandations pour atteindre les 30.000 nécessaires à la candidature. Contrairement aux deux premiers cas, son interdiction a été applaudie par les différentes forces qui ont participé à la révolution, car non seulement il a été le bras droit de Moubarak durant une vingtaine d’années, mais en plus il avait déclaré en janvier l’année dernière que « les égyptiens ne sont pas prêts pour la démocratie ». Selon les observateurs égyptiens, la décision de son exclusion (approuvée par le CSFA) cherchait au fond à diminuer les tensions et éviter une confrontation entre les Généraux et la rue islamiste mais également laïque pro-révolutionnaire. Ces forces accusaient le CSFA d’être à l’origine de la candidature de Suleiman et de soutenir le retour en force des symboles du régime Moubarak.

La liste finale comprend donc  13 candidats. Les sondages d’opinions récents annoncent que la compétition serait serrée entre quatre d’entre-eux : L’ancien secrétaire général de la ligue arabe et l’ancien ministre des affaires étrangères Amr Moussa, le candidat islamiste modéré et un des anciens leaders des frères musulmans Abdel-Moneim Abul-Fotouh, le dernier premier ministre désigné par Moubarak et ancien chef des forces armées de l’air Ahmed Shafik, et enfin le dit « candidat de réserve », surprise des frères musulmans: Mohamed Mursi.
Les indépendants, tel que le nationaliste arabe Hamdeen Sabahi, le juriste et militant de gauche Khaled Ali et le penseur islamique Mohamed Selim El-Awwa sont également en passe de faire une bonne campagne mais ont peu de chances d’arriver en tête. Les six autres candidats sont peu connus, et ne feront probablement pas de scores importants.

Alliances et hésitations

Cependant, le bruit et les protestations des salafistes et des frères musulmans suite à l’exclusion d’Abu Ismail et d’El-Shater sont susceptibles de se fondre dans l'arrière-plan de la campagne électorale présidentielle. La question clé que les égyptiens se posent est maintenant de savoir si le groupe islamiste le plus large du pays, les frères musulmans, va maintenir son candidat (de réserve) dans la course, et dans ce cas que feront les différents groupes salafistes ? Des pourparlers ont été entamés pour que les islamistes de différents courants soutiennent un seul candidat, puisque la présence de trois islamistes risque de diviser leur électorat. De plus, le retrait du Général Suleiman pourrait profiter à Amr Moussa qui rassemblerait tous les anciens du régime autour de sa candidature. Mais les frères semblent toujours déterminés à maintenir Mursi. "Nous avons un projet pour développer notre pays dans tous les domaines, et notre candidat représente ce projet qui est soutenu par le peuple égyptien» disent-ils dans un communiqué récent. Abul-Foutouh de son côté bénéficie du soutien d’une partie des jeunes frères, et de certains syndicats et ordres professionnels (il a lui-même présidé l’ordre des médecins et connait bien le milieu associatif). Il a également reçu le soutien du parti salafiste Al Nour (les autres partis et mouvements salafistes ne se sont pas encore prononcés). En cas de duel avec Amr Moussa, il pourra également compter sur une partie de la gauche et de la jeunesse laïque qui a lancé la révolution (ce qui n’est pas nécessairement le cas pour les autres candidats). Quant à El-Awwa, troisième islamiste dans la course, il est soutenu par le parti du Wassat (centre) et par des dignitaires et intellectuels islamistes indépendants. Mais son poids est moindre dans la course.

Dans l’autre camp, Ahmed Shafiq semble concurrencer Amr Moussa pour les voix des anciens du régime et du Parti National, de même que de la large bureaucratie de l’Etat et des familles des militaires. Mais la campagne de l’ancien secrétaire de la Ligue Arabe est considérée mieux organisée et plus présente sur le terrain. Elle attire également des hommes d’affaires et des notables ruraux souhaitant voir une transition politique sans grande rupture avec l’ère Moubarak. Elle pourrait aussi attirer une bonne partie de la communauté copte du pays qui ne se réjouit pas de la montée des islamistes.

Durant les manifestations qui se sont tenues à Tahrir tout au long de cette semaine, des slogans ont été scandés à la fois contre Suleiman (malgré la confirmation de son retrait) et contre Moussa, les traitant d’hommes de main de Moubarak. Des demandes d’exclusion de Shafiq ont également été adressées à la CPE. Or si l’opposition à ces trois-là semble être un facteur commun aux forces et mouvements politiques pro-révolution, ces mêmes forces et mouvements divergent sur le reste. Par exemple, le soutien des non-islamistes à Mursi n’est pas acquis même s’il devait affronter Moussa ou Shafiq au deuxième tour. Il est encore moins sûr qu’il y ait un consensus sur la nouvelle constitution qui doit être rédigée avant les élections présidentielles, sachant que les islamistes (entre Frères et Salafistes) ont une grande majorité parlementaire et pourraient la faire voter. Cependant leur projet pourrait être rejeté par les hautes instances juridiques. De plus les islamistes préfèrent éviter une rupture avec leurs anciens « alliés » place Tahrir, qui profiterait aux militaires. D’ailleurs, ces derniers – représentés par le membre du CSFA le général-major Mamdouh Shahin, en charge des affaires juridiques - s’entretiennent avec les dirigeants d’une douzaine de partis politiques et membres du parlement pour discuter de leurs réserves sur les textes proposés par le comité parlementaire chargé de la rédaction de la constitution (et majoritairement islamiste). Le président du CSFA, le maréchal Mohamed Hussein Tantawi et le chef d'état-major Sami Anan discuteront également avec les partis politiques du processus de la rédaction de la constitution et ses délais.

La scène politique semble donc connaître des développements rapides qui montreront bientôt le paysage pré-électoral avec ses alliances et ses grands enjeux.


Les libéraux, la gauche et le dilemme

Quel choix pour le deuxième tour si le duel a lieu entre les Frères musulmans qui commencent à inquiéter avec leur volonté d’hégémonie (ils avaient promis de ne pas présenter un candidat pour la présidentielle et ils l’ont quand même fait) et un candidat considéré comme proche des anciens cercles de pouvoir, ou soutenu par le CSFA?
Pour ceux et celles qui ne soutiennent ni un camp ni l’autre, la marge de manœuvre semble extrêmement réduite. Leur choix reste suspendu à des questions fondamentales qui n’ont pas encore trouvé de réponses satisfaisantes ni dans un camp ni dans l’autre.
Pour cette catégorie d’électeurs, la révolution était avant tout une opportunité d’en finir avec le régime Moubarak (et les militaires) qui a stérilisé la vie politique égyptienne durant des décennies. Elle avait investi un immense espoir que le « retour du refoulé » mobiliserait  de façon conséquente des forces politiques à même de peser sur les débats de fond qui agitent la société égyptienne. Il faut dire que le laps de temps écoulé entre la libération de la parole et la mise en place des élections est court pour élaborer un discours et mobiliser autour de questions clés sur le rapport entre la religion et l’Etat, le rôle de l’armée ou la place des femmes dans la société. La nouvelle génération de militants s’est déjà attelée à ce travail de démêlage entre la religion, la politique et les lois.  Par conséquent, une grande interrogation subsiste quant au choix électoral pour lequel elle va opter.

La transition bien que difficile continue. Malgré l’inquiétude et l’hésitation des forces « laïques », ils ne regrettent en aucun cas l’ère Moubarak. Ils découvrent la complexité du jeu politique et la difficulté de sa pratique après des décennies de léthargie et d’aliénation.  Ce ne sont que les tout premiers pas dans la transition démocratique après l’euphorie de la place Tahrir en janvier et février 2011.

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Textes et procédures pour les élections présidentielles

Les règlements régissant les premières élections présidentielles post-25 janvier 2011 de l'Egypte ont été rendus publics le 30 Mars 2012. Ils font partie de la Déclaration constitutionnelle de 2011 et fonctionnent de pair avec la loi de l'élection présidentielle de 2005 (loi 174/2005).

Les règlements :
- Les candidats doivent être nés en Égypte, ne peuvent pas détenir la double nationalité et ne peuvent être mariés à un étranger. Ils ne doivent pas avoir moins de 40 ans d'âge.
- Pour être nommés, les candidats doivent avoir le soutien d'au moins 30 députés élus ou les recommandations de 30.000 électeurs d’au moins 15 gouvernorats égyptiens avec pas moins de 1000 recommandations par gouvernorat, ou être désignés par un parti qui détient au moins un  siège à la législature. Les 30.000 recommandations doivent être enregistrées par les bureaux notariaux publics affiliés au ministère de la Justice.
- Les candidats doivent soumettre une déclaration détaillée de leur patrimoine et doivent avoir accompli leur service militaire ou avoir été officiellement exemptés.

Comment s'inscrire ?
Les documents requis pour les candidats incluent des formulaires et incluent également :
- Un certificat de naissance
- Une carte d'identité
- Un casier judiciaire du ministère de l'Intérieur
- Un certificat de nationalité des deux parents
- Une déclaration officielle attestant du non mariage à un étranger
- Une déclaration officielle que le service militaire a été effectuée, ou bien une exemption officielle
- Une déclaration de patrimoine détaillée
- Une preuve de résidence au Caire.

Quand s'inscrire ?
Les candidats pouvaient s'inscrire entre le 10 Mars et le 8 Avril. Ce délai d'un mois a été choisi pour permettre aux candidats indépendants de collecter les 30.000 recommandations nécessaires.
Le samedi 14 Avril une première liste de candidats a été publiée. 10 des 23 candidats qui s'étaient inscrits ont été exclus de la liste initiale.  

La date des élections
Les élections présidentielles sont prévues pour les 23 et 24 mai, avec un second tour le 16 et 17 Juin, si aucun candidat n'obtient plus de la moitié des votes au premier tour.
Un nouveau président sera désigné le 21 Juin.

L'électorat 
Sur les 85 millions d'habitants en Egypte,  52 millions sont habilités à voter.

La campagne
La campagne présidentielle commence officiellement le 30 Avril. Elle se poursuivra jusqu'au 20 mai, soit 48 heures avant l’ouverture du scrutin.

Le financement des campagnes 
La CEP a annoncé que tous les candidats à la présidentielle devaient ouvrir des comptes en devise locale pour leurs campagnes à l'une des trois banques: la Banque nationale d'Egypte,  la Banque Misr ou la Banque du Caire.
Un plafond de 10 millions de Livres Egyptiennes (soit 1.245 millions d’Euros) a été fixé pour les dépenses durant le premier tour. Dans le cas d'un second tour, chaque candidat a le droit d’engager 2 millions de LE supplémentaires.
Le financement sera supervisé par l'Agence centrale de contrôle, à laquelle les détails des dons et des dépenses doivent être soumis par les équipes de campagne. Un rapport complet des comptes de campagne doit être soumis dans les 15 jours suivant l'annonce des résultats des élections.
Les dons d'outre-mer aux campagnes sont interdits. Faire campagne dans les lieux de culte est interdit, ainsi que tout matériel de campagne qui pourrait mener à des conflits sectaires.

La supervision des élections 
Les cinq membres de la Commission des Elections Présidentielles sont chargés de superviser le scrutin du début à la fin et de proclamer les résultats. Cette opération est dirigée par le président de la Cour suprême constitutionnelle et comprend le président de la Cour d'appel du Caire, le président senior adjoint de la Cour suprême constitutionnelle, le président senior adjoint de la Cour de cassation et le président senior adjoint du Conseil d'État.
Les travaux de la CEP, qui doivent notamment s'assurer que tous les bureaux de vote sont encadrés par des juges, devraient coûter 1 milliards de LE (124,5 millions d’euros). D'autres tâches incluent la sélection des bureaux de vote et de dépouillement, la préparation des listes électorales et la réglementation des campagnes électorales. La CEP est également en charge de la régulation du vote des expatriés, bien que celui-ci soit supervisé par le personnel diplomatique et consulaire dans les ambassades d'Egypte.
Toute personne coupable d'avoir enfreint les règlements de la CEP pourrait encourir une peine de 10 ans de prison.

L'article 28
Conformément à l'article 28 de la déclaration constitutionnelle les décisions de la CEP sont définitives et ne peuvent pas être portées en appel. La disposition a été fortement critiquée par l'ensemble du spectre politique, mais reste en place.

Les observateurs internationaux
La CEP a déclaré que les observateurs internationaux et les médias étaient "invités à suivre" l'élection présidentielle. Ce que cela signifie dans la pratique reste flou.
Le 28 Février 2012, l’Assemblée populaire a approuvé des amendements des articles 30 et 34 de la loi électorale présidentielle afin de préserver l'intégrité du scrutin. Les changements autorisent le dépouillement du scrutin dans des bureaux de vote auxiliaires au lieu de transporter les urnes aux bureaux de vote principaux. Les fonctionnaires doivent également admettre la présence  des représentants des candidats, des médias et organisations de la société civile.
Les amendements de l'Assemblée ont été approuvés par la Cour suprême constitutionnelle.

Compilé à partir de textes publiés dans Al-Ahram Weekly.