Cet article est paru le 7 novembre 2025 en arabe dans Al-Quds Al-Arabi et le 17 novembre en français dans le Courrier International. Ci-dessous est la version française retravaillée.
New York, la plus vaste métropole américaine et véritable cœur économique, académique et culturel du pays, vient d’élire Zahran Mamdani à sa tête, au terme d’une campagne électorale qui a enregistré l’un des taux de participation les plus élevés de son histoire, lui accordant plus de 50 % des suffrages.
De nombreux observateurs ont rapproché cette victoire de celle de Barack Obama en 2008, voyant dans l’arrivée au pouvoir de ce candidat musulman, d’origine indienne, né en Ouganda en 1991 d’un père universitaire et d’une mère réalisatrice de renom, naturalisé américain en 2018, un écho symbolique de l’ascension du premier président afro-américain.
Le parallèle s’appuie sur la jeunesse des deux hommes, sur certaines affinités progressistes entre leurs programmes, ainsi que sur le fait que l’un est le premier musulman et l’autre le premier noir à remporter une élection majeure aux États-Unis.
Il repose également sur leur capacité commune à bâtir une dynamique électorale non conventionnelle, à adopter un style d’adresse publique direct et à orchestrer des campagnes audacieuses rompant avec les codes établis de ce type de scrutin. Toutefois, l’examen attentif de cette comparaison, malgré ses éléments pertinents, dévoile des différences profondes entre les deux trajectoires et leurs stratégies, en raison notamment du contraste considérable entre une élection nationale et une élection municipale dans une cité qui ne ressemble à aucune autre.
Mamdani
est une figure de gauche revendiquée, membre d’un mouvement socialiste militant
pour l’instauration de taxes supplémentaires sur les milliardaires destinées à
financer la gratuité des transports publics et l’amélioration des services
éducatifs et de santé. Il a œuvré durant de longues années au sein
d’associations défendant les droits des personnes expulsées de leurs logements
et réclame un gel des loyers dans une ville où les classes moyennes peinent
désormais à subsister face à l’inflation massive dans les cinq grands
districts.
Il est également un musulman assumé, engagé dans les campagnes contre le
racisme et les violences policières visant noirs et autres populations
racisées. La Palestine a constitué, tant durant ses études universitaires (en
études africaines) que lors des deux dernières années, l’un des axes cardinaux
de ses prises de position et de son militantisme.
Ce qui le distingue d’Obama ne tient donc pas uniquement à son ancrage intensément progressiste, mais aussi à sa volonté de revendiquer sans détour ses identités, ses appartenances et ses combats — tout ce que ses adversaires ont tenté d’utiliser contre lui. Chaque attaque contre ses positions de gauche l’a poussé à réaffirmer plus fermement son socialisme, sans chercher à s’en disculper. Chaque accusation liée à son islam l’a conduit à proclamer sa fierté religieuse. Chaque critique de ses origines migrantes l’a amené à rappeler qu’il est lui-même un migrant — et non le simple héritier d’une migration passée — et qu’il défendra une New York fidèle à sa vocation d’accueil. Enfin, chaque attaque sur sa solidarité avec la cause palestinienne l’a incité à répéter qu’il soutient les sanctions contre les auteurs de crimes israéliens et qu’il ordonnerait l’arrestation immédiate de Benjamin Netanyahou si celui-ci posait le pied à New York.
Ces
positions tranchent nettement avec l’approche d’Obama, qui a préféré le plus
souvent la conciliation, la recherche de compromis, et le souci de ne pas
rompre avec l’establishment du Parti démocrate dont il a rarement affronté
l’héritage. Il est évident que New York — ville la plus métissée et la plus
diverse du monde — offre à Mamdani un espace de liberté sans équivalent, qu’une
élection nationale dans un pays-continent traversé de contradictions profondes
ne saurait permettre.
Mais Mamdani n’a pas seulement défié ses adversaires ou pris ses distances avec certaines positions du Parti démocrate dont il portait pourtant l’étiquette avec l’appui de son aile progressiste; il a également mis à mal les stéréotypes supposant qu’un musulman d’origine indienne chercherait à mobiliser prioritairement un électorat musulman ou arabe. Il a insisté sur la distinction entre l’opposition au colonialisme israélien, la condamnation de la guerre génocidaire et du système d’apartheid imposé aux Palestiniens, et toute expression d’antisémitisme qu’il a catégoriquement rejetée. Selon des estimations préliminaires, il a obtenu le soutien d’un tiers des électeurs juifs new-yorkais, dont une partie a jugé ses positions sur la Palestine légitimes, ou du moins non déterminantes face aux priorités de son programme concernant leurs conditions de vie et leurs valeurs sociales. Il a défendu le droit à l’avortement, les droits des personnes LGBTQ+ et a participé aux grandes mobilisations en leur faveur après les attaques orchestrées sous l’administration Trump. À cela s’ajoute sa capacité à fédérer non seulement les catégories populaires, mais aussi de larges segments des classes moyennes et aisées, en tissant des liens entre milieux féministes, écologistes, antiracistes et opposants aux politiques trumpistes, faisant converger ces mouvements au service de sa campagne.
Si le facteur générationnel a inévitablement joué un rôle crucial dans la dynamique électorale, il n’aurait pas suffi à lui seul: sans une base solide de soutien parmi les électeurs plus âgés, Mamdani n’aurait pu remporter un tel écart.
Des comparaisons improductives
L’élection de Mamdani a suscité en Europe un vaste débat sur ce que représente ce jeune homme venu à la politique par des voies atypiques — ancien joueur de cricket passionné par les Mets, les Giants et Arsenal, rappeur performant parfois dans les stations de métro — et plusieurs voix de gauche, notamment en France, ont promptement revendiqué une parenté idéologique ou sociologique avec le nouveau maire de New York. Des commentateurs britanniques ont rappelé qu’à Londres, Sadiq Khan, musulman d’origine pakistanaise, avait déjà accédé à la mairie, suggérant que l’exceptionnalité du « phénomène Mamdani » serait davantage américaine que véritablement occidentale.
Or nombre de ces analyses reposent sur une erreur de diagnostic et sur une fragilité conceptuelle quant à la validité des comparaisons. À Londres, Khan a été élu en tant que candidat travailliste fidèle aux orientations de son parti, professionnel chevronné de la politique, deux fois député puis ministre sous Gordon Brown. Bien qu’il revendique ses origines et son attachement à la justice sociale, il demeure un acteur inscrit dans les structures institutionnelles traditionnelles, prudent dans ses positions, sans ruptures franches avec la ligne travailliste. On ne peut donc raisonnablement le rapprocher de Mamdani, figure atypique, hors des cadres conventionnels et affranchie des contraintes discursives des élites établies.
Quant
à la France, la comparaison relève presque de l’impossible. Il est inimaginable
d’y voir accéder à un poste important un musulman, un noir ou un naturalisé
revendiquant ouvertement des identités non assimilées au modèle national et non
chrétiennes. Ce simple constat révèle l’abîme culturel et historique qui sépare
la configuration française de la réalité américaine. L’héritage colonial européen
— marqué par l’esclavage, le transfert et l’exploitation forcée de
main-d’œuvre, puis les migrations postcoloniales — a mis fin à l’illusion d’un
« homogène chrétien et blanc » que l’extrême droite pleure aujourd’hui. Les
États-Unis, au contraire, se sont constitués par d’immenses vagues migratoires
— hollandaises, anglaises, russes, scandinaves, allemandes, irlandaises,
italiennes, indiennes, chinoises, arabes — articulées avec la violence de
l’esclavage transatlantique et l’extermination des peuples autochtones.
New York, porte d’entrée historique de ces migrations européennes puis refuge des diasporas ultérieures, est une ville-monde dont aucune autre métropole, même en Californie, ne partage la singularité. Rien d’étonnant à ce que la majorité des New-Yorkais revendique fièrement ses origines, tandis qu’en France leur mention a longtemps relevé du quasi-tabou au nom de «l’intégration nationale».
Seule la dimension économique de gauche du programme de Mamdani peut être rapprochée des débats contemporains en Europe sur la taxation des ultra-riches pour financer l’État social.
Une expérience américaine et new-yorkaise irréplicable
Zahran
Mamdani est donc un phénomène éminemment américain et spécifiquement
new-yorkais, dont la reproduction ailleurs apparaît hautement improbable. Son
défi majeur, après cette victoire éclatante portée par cent mille bénévoles et
par un budget modeste face à la machine de son rival Andrew Cuomo — soutenu par
les milliardaires et défenseur de positions pro-israéliennes — sera désormais
de transformer ses engagements en réalisations concrètes: transports publics
gratuits, amélioration des services éducatifs et sanitaires des quartiers
périphériques, gel des loyers et réduction de la cherté de la vie dans la ville
la plus fascinante, la plus diverse et la plus magnétique du monde.
