Dans son analyse du fonctionnement de la dictature en Syrie, Lisa
Wedeen (auteur de Ambiguities
of domination: politics, rhetoric and symbols in contemporary Syria,
University of Chicago, 1999) centre son travail sur le phénomène du «culte
d'Assad». Elle considère que le but de ce culte n'est pas tant la croyance en
sa personne, ni même l'engagement affectif des citoyens à son égard, mais
plutôt la définition de la forme et du contenu de l'obéissance civile.
En plus des armes et de la torture, le culte d'Assad a pour but d'assujettir
les citoyens et de leur imposer une conduite qui les obligerait à agir «comme»
s'ils adoraient leur leader: c'est ce qu'elle appelle la politique du « acting
as if » (Voir
aussi à la fin de l’article un conte sur le domptage des citoyens). Dès l'instant où, dans la sphère
privée, ils usent de l'humour, la caricature et l'ironie face à la télévision
transmettant les images du « président adulé », ils renforcent
paradoxalement l'emprise de son culte car, précisément, ils n'y croient pas mais
ils « font comme si » une fois dans la sphère publique.
Pour mieux expliquer cela, Wedeen cite le philosophe Slavoj Zizek:«Même
si les gens ont réussi à aménager un espace pour l'humour, même s'ils montrent
qu'ils ne prennent pas au sérieux leur attitude, ils n'en restent pas moins
obéissants, et l'obéissance est ce qui importe politiquement.»
A ce stade, l'humour utilisé reste confiné dans le privé – le
« clandestin ». Il est avant tout un mécanisme de défense psychique
et remplit de ce fait une fonction cathartique d'évacuation de la frustration.
C'est un exutoire qui permet dans le même temps de prendre du recul face au
vécu et à l'absurde comédie jouée par le système. Il se décline de différentes
manières qui incluent l'ironie, la dérision et l'autodérision. Il s'agit d'un
humour noir puisqu'il n'est pas relié à la joie mais cherche à faire rire,
plutôt que de pleurer, et relie par l'esprit une communauté qui s'inscrit du
côté de la vie plutôt que de celui de la mort.
Depuis mars 2011, date du début de la révolution en Syrie, cette
culture humoristique longtemps contenue a été propulsée dans la sphère
publique.
Du coup, en plus de sa fonction cathartique, l'humour a pris une
dimension politique qui s'est surajoutée aux discours idéologiques et pratiques
militantes classiques. Cette évolution s'est faite crescendo puisque, dans un
premier temps, ce qui était par le passé un mécanisme de défense s'est
progressivement transformé en une machine à booster le courage des manifestants
en démystifiant le culte d'Assad (père et fils). Paradoxalement, plus la
machine répressive s'est intensifiée, plus la créativité et la subtilité de
l'humour sont montées en puissance.
Homs : animation d'une manifestation se moquant du président,
des médias du régime et des accusations dont les manifestants font l'objet
d'être des salafistes.
Atténuer
l'intensité de l'horreur
L'humour sert de filtre pour atténuer l'intensité de l'horreur,
mais il est aussi un formidable instrument de déstabilisation du régime et de
la personne du despote de par son côté sidérant. Plus la sidération est grande,
plus la fébrilité du régime est palpable. Différentes stratégies humoristiques
adressées au régime se sont mises en place à cet effet, quelques
exemples :
- Le jeu de mots : reprendre certains discours et les tourner
en dérision, que ce soit sur leur contenu ou en effectuant des doublages
hilarants qui contrastent avec l'expression austère de l'orateur. Le discours
d'Assad, vide politiquement, est reconstruit avec ironie (racontant des
évidences ou des mensonges):
- La caricature : l'exagération des traits d'un personnage ou
d'une situation pour en montrer la laideur et produire un effet comique. Sur ce
registre, les Syriens s'amusent beaucoup du défaut de langue de Bashar et lui
renvoient une image ridicule voire ironiquement compatissante, puisqu'il doit
choisir certains mots et pas d'autres dans ses discours. Ils lui disent (dans
un humour pour le moins caustique et décapant) qu'ils comprennent pourquoi il a
utilisé le mot « microbes » (jarathim)
pour les qualifier puisqu'il peut le prononcer sans difficulté.
- L'absurde : utilisé dans certains films sur Youtube, à
l'instar de celui qui met en scène des personnages recouverts de leurs linceuls
et brandissant des pancartes où l'on peut lire « Même les morts veulent la
chute du régime ». Il y a également, face aux accusations du régime,
des réponses au premier degré comme le fait de marcher armé d'une longue courgette
(en forme d'arme) lorsque Bachar a qualifié les manifestants d'extrémistes
armés.
Homs :
- L'effet miroir : qui consiste à mettre en scène les acteurs
du régime à la place de ce que vivent aujourd'hui les opposants. On peut voir
une vidéo qui montre Bachar El-Assad, son frère Maher (chef de la garde
républicaine et de la 4e division blindée responsable d'une
grande partie des crimes), et son cousin mafieux Rami Makhlouf derrière les
barreaux, recevant des coups de bâton de leurs geôliers qui les accusent
d'avoir scandé le mot « liberté ».
Si ses stratégies humoristiques foisonnantes libérées par la
créativité des manifestants tendent à réduire l'oppresseur dans son expression
la plus « petite », elles créent aussi un esprit commun et suscitent
chez les spectateurs sympathisants un effet démultiplicateur bien plus efficace
que les images « choc » qui jouent sur les émotions fortes. Cette
fois le lien social et politique se reconstruit non pas sur l'idéologie mais
sur un regard « ludique » partagé sur une réalité dramatique. Ainsi,
la moquerie est devenue elle-même une expression de désobéissance, un acte
révolutionnaire, un combat politique et une identité nouvelle pour contrer la
tyrannie.
"L'hymne
des criminels" – les Chabbiha
de Assad (une structure « disciplinée » de voyous armés, souvent
membres du parti Baath qui attaquent les manifestants) – sous-titrage en français
Si l'humour est en passe de devenir un puissant moteur de
contestation dont l'efficacité gagne en force, c'est surtout en raison de son
caractère concis et des effets immédiats qu'il produit en termes de
mobilisation d'un côté et de déstabilisation de l'autre. Contrairement aux
discours politiques souvent lents et longs à digérer, l'humour transmet un
message clair, court dans le temps et percutant. Les Syriens le savent. Ils
savent qu'il s'agit d'aller vite, non pas qu'ils soient impatients de goûter à
la liberté et de retrouver leur dignité bafouée – c'est une évidence –, mais
surtout parce que plus le temps se distend et plus la liste des victimes risque
d'être longue.
Un conte
:
Dans un
de ses contes, Zakaria Tamer (écrivain/romancier syrien vivant à Londres)
raconte comment un dompteur est parvenu, en présence de ses élèves, à dompter
un tigre fier en dix jours. Le premier jour, il l'affame. Le deuxième jour, il
le force à imiter les cris des animaux domestiques avant de lui donner à
manger. Le troisième jour, il l'oblige à écouter ses discours et à l'applaudir
même s'il n'en comprend rien. Au neuvième jour, le dompteur lui apporte une
botte d'herbe. Alors, le tigre dit: "Qu'est-ce que tu m'apportes ?! Je
suis carnivore !" Le dompteur répond: "A partir d'aujourd'hui,
tu ne mangeras que de l'herbe". Le tigre sur le point de mourir de faim
essaie d'en manger. Rebuté par son goût, il s'en éloigne dégoûté. Il revient
tout de même peu après pour réessayer de manger, et s'habitue peu à peu à son
goût. Au dixième jour, le dompteur disparaît, ses élèves, le tigre et la cage
aussi. "Le tigre se transforma alors en citoyen et la cage en ville".
Liens
utiles
- Plusieurs
pages Facebook qui reprennent des idées et des faits des pages de la révolution
syrienne et les transposent à la Chine en imaginant des noms d'officiels
du régime, des lieux, des agences de presse avec une résonance syrienne : voir la page Facebook encliquant ici.
- Page de
l'art de la révolution, avec des liens vers d'autres pages similaires : voir la page Facebook en
cliquant ici.
- Une page
dédiée à Rami Makhlouf, grand mafieux et cousin du président Assad, qui a
décidé il y a deux semaines d'offrir une partie de sa fortune à l'Etat et aux
pauvres ! Mama Rami (déguisé en Mère Teresa): voir la page Facebook en cliquant
ici.
- Une
page reprenant les termes de la révolution syrienne : La révolution des
stroumpfs contre Gargamel : voir la page Facebook en
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