Le président américain Donald Trump a pris de court la plupart des observateurs — ainsi qu’un grand nombre de responsables arabes et européens — en annonçant depuis l’Arabie saoudite sa décision de lever les sanctions imposées à la Syrie.
Ce qui a provoqué la stupeur, c’est l’absence manifeste de toute référence aux conditions qu’auparavant Washington, par l’entremise de ses émissaires, avait posées au président syrien Ahmad al-Sharaa. Ces conditions concernaient principalement l’expulsion des combattants jihadistes étrangers, la reconnaissance du droit des États-Unis à «traquer les terroristes» sur le territoire syrien, ainsi que l’ouverture de négociations avec Israël pouvant déboucher sur une normalisation des relations.
Sans surprise, ces exigences ne faisaient aucun cas des droits humains — pourtant à l’origine des sanctions — ni de la question des minorités ou encore des principes de «justice transitionnelle». De la même manière, le président français, lors de sa rencontre avec al-Shar‘, n’a guère accordé la priorité à ces enjeux, en dépit des espoirs que certains Syriens avaient nourris, alimentés par les rumeurs qui circulaient alors.
Mais qu’est-ce qui a bien pu conduire Trump à prendre une telle décision en ce moment précis — une décision qui, quoi qu’il en soit, devra encore franchir plusieurs étapes juridiques et administratives à Washington avant d’entrer en vigueur?
Quatre facteurs majeurs permettent d’éclairer ce revirement.
Le premier tient à la personnalité même de Donald Trump et à sa conception des relations internationales — et du Moyen-Orient en particulier — radicalement différente des doctrines diplomatiques traditionnelles de Washington. En homme d’affaires pragmatique, il n’obéit à aucun tabou : ses décisions, souvent impulsives, peuvent être tout aussi rapidement révisées que confirmées, au gré de ses propres humeurs, des intérêts de ses alliés aux États-Unis ou encore des attentes de sa base électorale la plus fidèle, notamment sur les questions régionales. Sa récente dénonciation des néoconservateurs, de leurs guerres de changement de régime, ainsi que de l’«obamanisme» et de ses prétendues «valeurs», s’inscrit pleinement dans cette logique.
Le deuxième facteur renvoie aux requêtes «urgentes» exprimées d’abord par le président turc Recep Tayyip Erdoğan (soutenu à ce titre par les dirigeants qataris), puis par le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane, qui en a fait l’un des axes de sa politique régionale. Il est manifeste que Trump accorde à la Turquie et aux monarchies du Golfe une importance stratégique croissante depuis le début de son second mandat, tant pour contrer l’expansion économique chinoise dans la région que pour des raisons d’intérêt immédiat : investissements dans l’économie américaine et ouverture des marchés du Golfe aux capitaux américains. Cela le rend naturellement plus réceptif à bon nombre de leurs sollicitations.
Le troisième facteur est lié à l’engagement du président al-Sharaa et de son gouvernement dans des discussions indirectes — pour l’instant — avec Israël, sous les auspices de la diplomatie émiratie. Ce processus pourrait, selon toute vraisemblance, évoluer vers un dialogue direct. Le principal obstacle pour Damas reste la question du plateau du Golan occupé, un sujet que ni Israël ni les États-Unis ne semblent disposés à inscrire à l’agenda des négociations.
Quant au quatrième facteur, il s’inscrit dans une perspective plus large de recomposition régionale et de volonté d’effacer les séquelles de l’invasion américaine de l’Irak en 2003 — intervention qui a (indirectement) favorisé l’expansion de l’influence iranienne et donné naissance à ce que certains ont qualifié de «croissant chiite». Nous serions désormais, selon la vision conjointe de Trump, de la Turquie et des pays du Golfe, à l’aube de la constitution d’un «bloc sunnite» géographiquement, démographiquement et économiquement cohérent, s’étendant du Golfe à la Turquie, en passant par la Jordanie et la Syrie, et laissant en périphérie le Liban et l’Irak, où il s’agirait de préserver un équilibre confessionnel (sunnite-chiite) considéré comme relativement stable — du moins en attendant une clarification des négociations entre Washington et Téhéran.
Reste bien entendu la question palestinienne, et les opérations israéliennes d’extermination en cours sur ce territoire. Pour l’instant, ce dossier semble mis entre parenthèses, malgré les pourparlers en vue d’un cessez-le-feu temporaire menés à Doha — parallèlement à l’arrivée de Trump dans la capitale qatarie —, dans l’attente que le président américain juge nécessaire de contraindre Benjamin Netanyahu et son gouvernement à mettre un terme définitif à la tuerie. Cette évolution pourrait être conditionnée à l’intégration de l’Autorité palestinienne — dans sa nouvelle configuration portée par Hussein al-Sheikh — au sein du grand «bloc sunnite» mentionné plus haut, que l’Égypte ambitionnerait également de rejoindre.
Il est probable que la conférence internationale prévue pour le mois de juin prochain, sous la coprésidence de la France et de l’Arabie saoudite, constitue une opportunité stratégique pour esquisser une solution à Gaza et en Cisjordanie — une solution certes transitoire, car aucune paix durable ne paraît envisageable avec le gouvernement israélien actuel, compte tenu de sa composition, de l’absence d’alternatives politiques crédibles, et de l’extension continue de la colonisation en Cisjordanie — indépendamment même du génocide en cours à Gaza.
Il est à prévoir que les Européens, inquiets de l’unilatéralisme de Trump et de leur mise à l’écart des négociations à venir, s’efforcent d’apporter une réponse rapide. Ils pourraient proposer une série d’initiatives centrées sur la coopération en Méditerranée orientale, l’investissement et la reconstruction, y compris le retour «volontaire» des réfugiés syriens. La France a d’ailleurs déjà amorcé cette dynamique, en y associant Chypre et la Grèce, dans le but de constituer un nouveau cadre régional de coopération.
En conclusion, il faudra du temps pour que les dynamiques à l’œuvre et les implications de ce tournant géopolitique se déploient pleinement. Il ne fait cependant guère de doute que nous sommes témoins d’un nouveau moment structurant dans l’histoire contemporaine du Proche-Orient. Un moment que l’on peut — et que l’on doit — juger à l’aune du droit et de l’éthique, mais qu’il serait vain de prétendre saisir sans tenir compte des recompositions d’alliances, des redéploiements stratégiques et des ajustements à venir, qui dépendront eux-mêmes de la réussite ou de l’échec des initiatives et accords en gestation.
Ziad Majed
Article publié dans le Club de Mediapart