dimanche 27 décembre 2020

Liban: Le système est à l'agonie mais la classe politique résiste

Un mouvement inédit au pays du Cèdre s’est soulevé contre la classe politique et pour la fin du système clientéliste. Mais la répression et une spirale de crises ont ébranlé la contestation. 

Propos du politiste Ziad Majed recueillis par Aurélie Carton (en novembre 2020) pour la Chronique d'Amnesty International.

Il y a un an, un mouvement de contestation (thawra) revendiquait le départ d'une classe politique corrompue. Où en est ce soulèvement ?

Le soulèvement a été freiné par la succession des crises. Car dès le début du mouvement en octobre 2019, les manifestants et les activistes qui y participaient ont dû faire face à une contre-révolution, orchestré par le puissant Hezbollah, qui les a accusés « d’agents de l’extérieur » avant que ses hommes et ceux de son allié - le mouvement Amal - ne les attaquent à Beyrouth, à Tyre, Nabatiyeh et Kfar Romman (dans le sud)1.

Ensuite, la crise financière et économique a désespéré les gens. Avec la dévaluation de la livre libanaise (à partir de novembre 2019) et la crise des banques bloquant les comptes en dollars des dépositeurs, le pouvoir d’achat a été considérablement affaibli, puis le taux de chômage déjà élevé a augmenté, dépassant les 40%, et plus de la moitié des Libanais ont basculé dans la pauvreté. Si une partie de la population loyale aux forces politiques qui gouvernent le pays a considéré que le soulèvement avait une part de responsabilité dans cet effondrement, les contestataires eux accusent l’élite politique corrompue, le système en place et les banques de les avoir volés. On estime par exemple qu’entre 7 et 9 milliards de dollars sont sortis du pays, depuis octobre 2019, au moment où le mouvement des capitaux devait être gelé, grâce à des complicités entre banquiers et politiques[1].

Puis le pays a été touché par le coronavirus. Les hôpitaux ne sont pas suffisamment équipés, et, avec la crise économique, certains cessent d’importer du matériel médical et des médicaments car ils ne peuvent tout simplement plus payer : 81% de ce que consomment les Libanais vient de l’étranger, payé en devises étrangères. Quant au confinement, il a touché de plein fouet les nombreux journaliers qui n’ont plus de revenus. La crise sanitaire a ainsi modifié la configuration de la contestation : il s’agissait davantage d’une rébellion de survie et moins d’une exigence de démocratisation. De son côté, le gouvernement reprenait le contrôle, car quand on obéit à un confinement, on se soumet à l’autorité du pouvoir, même si par ailleurs, on ne le considère pas comme légitime.

Enfin le 4 août dernier, l’explosion causée surtout par l’irresponsabilité dans le port de Beyrouth a ravagé une partie de la ville.  J’ai rarement vu un événement aussi dévastateur, pas seulement à cause des destructions physiques, mais de l’impact psychologique sur les habitants, menacés dans leur vie, à domicile.  Depuis, les départs du pays sont massifs : des milliers ont pris le chemin de l’exil, dont bien sûr des activistes. Pour la majorité d’entre eux, si la capitale explose et que rien n’ébranle ceux qui dirigent le pays, c’est que le changement est presqu’impossible.

La crise économique, sanitaire, et l’explosion dans le port de Beyrouth ont renforcé les mécontentements. Mais le système politique résiste. Comment expliquer sa résilience ?

Il ne faut pas confondre la classe politique, au pouvoir depuis les années 1990, et le système. La classe politique est résiliente, le système beaucoup moins. Il est rigide, mais fragile, et n’a jamais assuré la stabilité du pays. Le Liban a connu un conflit en 1958, une guerre civile entre 1975 et 1990, a vécu sous l’hégémonie syrienne entre 1990 et 2005, et depuis, les crises se succèdent. À chaque fois qu’il y a des élections présidentielles depuis 1988 il y a de sérieux problèmes et depuis 2005, il faut attendre des mois, voire un an, pour former un gouvernement. Donc le système est de plus en plus agonisant, mais la classe politique résiste toujours, grâce au confessionalisme, au clientélisme qu’elle a mis en place, et grâce à Hezbollah qui a décidé, pour ses propres raisons, de la protéger.

Ce système est-il coulé dans le marbre institutionnel ou juste une pratique politique ?

Ce système, qu’on qualifie de « consociativiste », se base sur la philosophie de la démocratie consensuelle, qui existe dans des sociétés segmentées sur le plan ethnique, linguistique, religieux… comme en Suisse, en Belgique, en Bosnie ou en Irlande du Nord. Au Liban, la division est confessionnelle : dès 1926, sous le mandat français, la Constitution a réparti le pouvoir entre les différentes communautés religieuses [officiellement 18 aujourd’hui, ndlr], déjà autonomes sous l’empire ottoman. Mais ce système devait être temporaire, c’est-à-dire dépassé une fois établie la citoyenneté libanaise. Sauf que ce temporaire dure toujours. À l’indépendance, le Pacte national de 1943 a entériné, par un accord oral, la répartition confessionnelle du pouvoir politique et administratif : le poste de président est occupé par un chrétien maronite, celui de Premier ministre par un musulman sunnite, et celui de président du Parlement, par un musulman chiite. Et l’accord de Taëf de 1989, qui a mis fin à quinze ans de guerre civile, a simplement rééquilibré les pouvoirs entre chrétiens et musulmans, rognant ceux très élargis du président au profit du gouvernement et renforçant ceux du chef du Parlement. Comme il faut un quorum et une majorité des deux tiers des députés pour adopter des modifications constitutionnelles, il n’est pas difficile de bloquer les tentatives de réforme. De plus rien n’oblige, par exemple, le chef du Parlement à soumettre au vote un projet de loi initié par le gouvernement ; il peut le conserver dans son tiroir pour négocier des services ou des demandes politiques en échange ! Et si une minorité confessionnelle ou politique ayant plus du tiers des membres du parlement ou même du gouvernement n’est pas d’accord avec un choix ou une potentielle décision, elle boycotte les séances et tout s’enraye.

Depuis la fin de la guerre, les ténors au pouvoir ne sont pas tous très populaires, mais ils disposent de tous les leviers : l’État, l’administration, les réseaux de clientélisme, le budget national, les alliances avec les banques et les milieux d’affaires, le soutien des acteurs régionaux (la Syrie jusqu’en 2005 puis l’Iran et l’Arabie) et trente ans de monopolisation de la représentation politique.


Cette répartition du pouvoir entre communautés est pointée du doigt comme une des causes du marasme dans lequel s’enfonce le Liban…

Oui, mais on ne peut pas changer ce système sans modifier la conception de la politique et la définition de l’intérêt public. Il ne s’agit pas seulement de réformer la législation ou de modifier la Constitution, bien que cela soit nécessaire. Il y a aujourd’hui comme un cancer qui touche à la fois l’administration, le statut personnel, la conception du pouvoir, l’organisation politique, les élections dans toutes les institutions. Un exemple: un concours devait sélectionner il y a quelques années six fonctionnaires. Ceux qui l’ont réussi étaient, par coïncidence, tous musulmans. Le concours a été annulé, les responsables politiques ont négocié après pour organiser un autre concours afin de choisir trois musulmans et trois chrétiens. Un autre exemple : parlons du statut personnel. Au Liban, le mariage civil n’existe pas. Beaucoup de couples mixtes vont convoler civilement à Chypre. Mais en cas de divorce, leurs contrats de mariage pourraient suivre la loi chypriote ou les lois communautaires libanaises (selon la confession des époux) ! C’est un enjeu financier pour les dignitaires religieux : impossible de divorcer si on est catholique ou maronite, certains changent alors de confession et payent des pots de vin pour prouver la « sincérité » de leurs conversions ou pour accélérer les procédures. Même chose chez les musulmans s’agissant des demandes de divorces par les femmes, difficilement accordées si les hommes ne sont pas d’accord. Le système facilite ainsi la corruption. D’où l’acharnement des responsables religieux à lutter contre une loi civile qui les priverait d’un pouvoir et d’une manne de négociations et de contrats juteux.

Qu’est-ce qui peut transcender le communautarisme ?

Une partie de la nouvelle génération qui refuse le logiciel confessionnel ! Celles et ceux, nés bien après la fin de la guerre civile. Les gens de mon âge parlent encore de Beyrouth Est et Beyrouth Ouest, conformément à la terminologie de la guerre [la capitale était alors divisée en deux, l’Ouest majoritairement musulman, et l’Est chrétien, ndlr]. Ces jeunes, eux, n’ont plus cette terminologie. Ils ne réclament pas seulement l’édification d’un État civil comme ce fut dans le temps, mais un État laïc. Et parler de ça au Liban, ce n’est pas seulement libérer l’espace politique de la représentation communautaire, c’est aussi remettre en question les statuts familiaux (le mariage, le divorce, l’héritage…) que nous venons d’évoquer, gérés par 15 lois différentes, en fonction de l’appartenance confessionnelle. C’est remettre aussi en cause des discriminations intrinsèques à ces lois : pour l’heure, une Libanaise ne peut transmettre sa nationalité à ses enfants si son mari est étranger. Les activistes de cette nouvelle génération disent les choses de façon plus directe avec des slogans progressistes, féministes, et en évoquant aussi les enjeux autour du contrôle du corps. Certains parlent aussi ouvertement des droits des LGBT, n’hésitant pas à brandir le drapeau arc-en-ciel dans la rue.

Est-ce que certaines institutions peuvent symboliser une « nation » libanaise ?

Des universités, des écoles, des hôpitaux, des syndicats et des associations professionnelles ou culturelles, juridiques ou de femmes transcendent les divisions communautaires. Théoriquement, les municipalités, seules institutions où l’on ne vote pas selon des quotas confessionnels, incarnent aussi la volonté citoyenne de gérer les espaces publics et les affaires des gens appartenant à cette nation. L’armée peut être aussi considérer comme une institution nationale qui a préservé son unité. Ce qui inquiète, par contre, c’est à la fois les rôles politiques que ses chefs commencent de plus en plus à jouer, et les pratiques violentes de ses troupes lors de la répression des manifestants. A savoir aussi que l’armée maintient un relatif équilibre confessionnel dans ses rangs. Par ailleurs, il faut rappeler que l’armée libanaise est moins équipée que le Hezbollah qui, au sein de la communauté chiite, possède en plus des hôpitaux, écoles, mouvements de scouts, médias et dispensaires, une « force militaire » disciplinée, lourdement armée et impliquée depuis 2012 dans le conflit syrien. Le Hezbollah conserve en conséquent une certaine légitimité populaire, liée à l’aura de sa résistance contre Israël même si, depuis 2006, il n’y a pas eu d’affrontements dans le sud du pays. Nous pouvons dire ainsi qu’il est difficile d’avoir une solution durable et une stabilité au Liban sans cet acteur que nul ne peut désarmer, et qu’il est encore plus difficile de trouver une solution avec lui, puisqu’il refuse tout changement tant que l’Iran, son sponsor, ne l’approuve pas.

Quels sont les acquis de ce soulèvement populaire ?

De nouvelles associations ont émergé, des plateformes se mettent en place pour élaborer le discours politique et rédiger les revendications. Des médias alternatifs ont de plus en plus d’audience comme Mégaphone. Dans un autre domaine, lors des dernières élections au sein de l’Université libanaise - américaine à Beyrouth et dans son deuxième campus à Byblos, les indépendants ont gagné 100% des sièges face à une alliance des formations politiques traditionnelles. La liste du « Secular Club » à l’université américaine de Beyrouth est arrivée largement en tête dans la plus grande et la plus prestigieuse des universités du pays. Ce sont des indicateurs. Et c’est le candidat indépendant Melhem Khalaf, soutenu par le soulèvement populaire, qui a été élu bâtonnier de l'Ordre des avocats de Beyrouth contre le candidat des principales formations politiques. D’autres scrutins au sein des puissants syndicats d’architectes et d’ingénieurs pourraient également s’avérer intéressants pour défier les autorités qui violent les lois d’urbanisme.

Reste à cristalliser politiquement ces acquis.


[1] An avril 2020, le premier ministre libanais Hassan Diab a accusé la banque centrale d’avoir facilité la fuite de 5,7 milliards de dollars. D’autres politiques, ont évoqué des chiffres arrivant jusqu’à 10 milliards. Les économistes eux, avancent des estimations se situant entre les deux.