vendredi 4 novembre 2016

Les voix de l’islam politique et leurs échos

Le nouveau livre de François Burgat, Comprendre l’Islam politique : une trajectoire de recherche sur l’altérité islamiste 1973 – 2016, est à la fois une fine analyse de l’évolution de ce que l’auteur appelle le « parler musulman » pendant plus de quatre décennies, et un récit personnel permettant de mieux situer les itinéraires académiques et cerner les expériences humaines qui ont amené le chercheur à la découverte de « l’autre » dans ses différents espaces politiques et sociétaux.

 « Le parler musulman » et ses « agir »

Burgat clarifie dès le début de son ouvrage les deux strates de son approche. La première, s’attache à rendre compte des raisons de l’émergence de l’islam politique, sa montée, son discours, ses récits et ses revendications dans le monde arabe. La deuxième rappelle « l’extrême diversité des agir qu’autorise son lexique et, de ce fait, l’inanité des démarches réduisant à la seule référence religieuse les motivations » de ses acteurs.

Le chercheur, qui a vécu entre 1973 et 2013 plus de vingt ans en Algérie, en Egypte, au Yémen, en Syrie et au Liban, montre comment à partir de la fin des années 1960, d’importantes composantes des sociétés arabes ont réhabilité le « parler musulman » dans leur vie sociale et dans le champ politique. Leur lexique est devenu, dans ce sens, une poursuite sur le terrain culturel de la mise à distance du colonisateur, déjà opérée politiquement et puis économiquement par les élites « nationalistes » des indépendances. Les « vertus mobilisatrices » de ce lexique et de son univers symbolique provenaient ainsi moins de leur dimension « sacrée » que de leur caractère « endogène » et politique.

Burgat présente ensuite les trois temporalités de la mobilisation islamiste. En partant du moment fondateur qu’était le développement d’un discours anticolonial représenté par Al-Afghani, Abduh et puis Redha (fin du 19ème siècle et début du 20ème), il considère que la deuxième phase allant des indépendances des pays arabes à la fin de la guerre froide (1990) était celle du retour du discours islamiste ; un retour avec pour corollaire différentes mobilisations et un retournement contre les élites locales au pouvoir perçues comme « occidentalisées ». La troisième phase, suivant la chute de l’Union Soviétique et la poussée interventionniste et unilatéraliste des Etats Unis, est celle qui connait d’un côté la normalisation de certaines formations islamistes au sein de parlements ou gouvernements arabes, et de l’autre la transnationalisation « révolutionnaire » d’autres groupes, influencés par le jihad afghan. Et c’est bien cette phase qui se poursuit de nos jours, à travers les conflits irakien, syrien et autres, se soldant selon l’auteur – dans un cas extrême, mais aussi discutable[1] - par la création de l’Etat Islamique de Baghdadi.


Sciences sociales contre propagande et essentialisme  

Burgat explore plus loin les différentes expériences islamistes qui ont marqué les scènes politiques respectives des pays du Maghreb, en passant par le Caire et Khartoum, allant jusqu’au Yémen, la Palestine et les pays du Levant (sans explorer, pour autant, les perceptions de ces mêmes expériences par de larges catégories des sociétés concernées[2]).

Cette trajectoire, couronnée par un retour de l’auteur en France, l’amène à critiquer, à raison, l’occultation occidentale des questions politiques (historiques comme contemporaines) dans les analyses des luttes menées par certaines formations islamistes. Il critique également les lectures culturalistes des conflits « moyen-orientaux » et leurs répercussions internationales qui disculpent les « Pinochet arabes » et leurs machines répressives, déresponsabilisent les politiques étrangères des gouvernements occidentaux et dénient souvent l’impact du conflit israélo palestinien.

L’ouvrage appelle enfin au dépassement du « sens commun » et sa force d’inertie dominante en France. Il invite à une nouvelle compréhension du phénomène islamiste qui tient compte de sa diversité à partir d’une collecte de son « propre savoir » plutôt que l’utilisation d’une information « fabriquée ».

Si ce livre constitue un travail de réflexion sur un sujet vaste évoluant dans plusieurs géographies politiques, il est aussi un récit « intime » à travers lequel Burgat nous fait découvrir son parcours humain, ses expériences et témoignages, sa formation intellectuelle et « professionnelle », ses défis et combats dans les milieux académiques comme politiques et médiatiques français.

Sa conclusion évoque le choix qui se présente aujourd’hui entre « la terreur ou le partage ». Car, pour Burgat, c’est le partage qui permet la rencontre de « l’Autre », la prise en compte de son point de vue et la meilleure connaissance de « soi » dans sa relativité, et éventuellement dans ses faiblesses et erreurs. Sinon, l’enfermement et l’écoute exclusive de « sa propre voix » continueront d’empêcher tout un chacun de « prendre sa propre part de responsabilité dans la terreur, seule façon pourtant d’en éloigner le spectre ».
Ziad Majed

Article paru dans L'Orient Littéraire, le 3 novembre 2016




[1] Daech constitue, à mon avis, une rupture avec l’histoire du jihadisme ou de « l’Islam politique combattant » que nous avons connue jusqu’à présent. Non seulement parce que cette organisation a déclaré le Califat et s’est proclamée en Etat sur une partie des territoires irakien et syrien (avec des groupes lui prêtant allégeance dans plusieurs pays et continents), mais surtout parce que Daech a une composition, une structure, un discours et des ressources très différents de ceux des organisations qui l’ont précédé.
La composante Baathiste irakienne de Daech, par exemple, formée d’anciens officiers de l’armée de Saddam Hussein et de ses services de renseignements, n’adhère en rien à l’idéologie du « salafisme jihadiste », ni aspire à jouer un rôle de résistance « tiers-mondiste ». Elle est surtout dans une logique de conquête territoriale en Irak, dans une volonté de se venger contre l’humiliation infligée par le gouvernement de Bagdad et ses parrains iraniens à la suite de l’invasion américaine de 2003, et dans une lutte pour le pouvoir prenant des dimensions à la fois sunnite/chiite et régionale/nationaliste, face aux Kurdes cette fois.
Quant au discours idéologique des « chefs » de Daech et de son Calife Abou Bakr Al-Baghdadi, rares sont ses références politiques aux causes historiques du Moyen-orient (Al-Baghdadi n’a évoqué la Palestine que très récemment), et encore plus rares sont ses références aux enjeux actuels, de la Tunisie à la Libye, et de l’Egypte au Yémen.
Le recrutement local de Daech en Syrie ne suit de son côté aucune règle politique ou religieuse rigoureuse. Il s’inscrit dans une volonté d’alimenter un engagement guerrier mené contre tous les acteurs du conflit syrien (surtout les combattants de l’armée syrienne libre et les islamistes sunnites qui se battent contre Assad, ainsi que les milices kurdes), dans la quête de l’espace et du pétrole, et dans la volonté d’établir des réseaux et des services confirmant la construction de l’«État islamique ». Les soldats syriens de Daech sont souvent des jeunes au chômage, des enfants de tribus alliées de Daech par opportunisme ou nécessité, des anciens collaborateurs du régime Assad, des anciens prisonniers dans ses geôles, et des anciens combattants de certaines factions islamistes attirés par le concept de l’« Etat », par ses salaires et ses ressources financières et par sa puissance militaire.
Le déficit idéologique et politique est encore plus frappant chez les jeunes occidentaux de Daech agissant à l’extérieur des frontières de l’Etat, ou immigrant vers ce dernier. L’«Islam pour les nuls» acheté sur Amazon par des jihadistes britanniques, la quête de virilité et de pouvoir de convertis ou de jeunes français marginalisés et humiliés dans les cités et les banlieues, ou encore le passé «délinquant» de ceux qui sont passés très rapidement à l’acte, à l’action jihadiste (sans intermédiaire ni lectures), sont tous des éléments confirmant cette nouveauté de Daech.
Nous sommes donc face à une entité attirant ou alliant sur son territoire baathistes, opportunistes, jeunes abandonnés, anciens jihadistes et jeunes occidentaux en quête de repères, de fantasmes et de combats.
Son jihad international (non territorial) ne nécessite plus conscience politique, ni formation religieuse. Il ne fait appel qu’à une volonté de se venger d’un monde «injuste» et «décadent», avec un savoir-faire militaire, et un désir de «marquer l’Histoire» et de devenir des «martyrs – modèles». Le tout accompagné d’une mise en scène exceptionnellement soignée, d’une violence spectaculaire, dosée et diffusée pour impressionner, pour fasciner, et pour faire appel au sensationnel, au culturalisme comme au voyeurisme des médias.

[2] A savoir le rejet des projets « islamistes » par plusieurs milieux sociaux et politiques et par une partie des intellectuels arabes, qui considéraient ces projets réactionnaires.