lundi 15 mars 2021

Guerre en Syrie: Assad, dix ans plus tard, règne sur un monceau de ruines

"Politologue averti, Ziad Majed fait un tour d’horizon du conflit syrien, qui a éclaté le 15 mars 2011, il y a dix ans. Pour lui, le régime est, et de loin, le premier responsable du désastre. Et lui comme le camp djihadiste ont besoin l’un de l’autre. Il repond aux questions de Baudouin Loos dans le dossier spécial intitulé "La longue nuit syrienne, un débâcle pour l'humanité" du journal Le Soir su la Syrie."

Dans ce désastre syrien, diriez-vous que le régime, obsédé par sa survie, est le premier responsable de la situation ?

Oui, absolument. Le régime Assad est de loin le premier responsable du désastre syrien. La documentation montre que 88 % des victimes civiles depuis 2011 sont tombées sous ses bombes, tirs et exécutions. La violence a été sa seule politique dès le premier jour du soulèvement populaire et bien avant sa militarisation. Elle est devenue d’une intensité inouïe à partir de l’été 2012, lors du début de ses campagnes de bombardement aérien, des destructions systématiques des hôpitaux, des écoles et des infrastructures dans les zones qui lui avaient échappé, des sièges qu’il a imposés à plusieurs localités autour de Homs et de Damas, et de la torture dans ses geôles. Il a ainsi écarté toute possibilité de compromis, de négociations sérieuses et de réformes politiques. Il a donc reproduit un scénario similaire à celui qui fut réservé à la ville martyre de Hama en février 1982 (qui, sous son père, avait subi un siège, des destructions et des massacres, tuant et blessant des dizaines de milliers de civils sous prétexte de venir à bout d’une rébellion des Frères musulmans). Sauf que cette fois, le scénario s’est étendu à l’échelle nationale. L’objectif dans les deux cas fut l’écrasement de toute dynamique politique émergente ou de toute menace contre le pouvoir absolu construit minutieusement à partir de 1970 et protégé par un système de services de renseignement, de réseaux clientélistes, de clivages confessionnels masqués par une propagande nationaliste « laïque », de discours anti-impérialiste à multiples usages, et d’alliances internationales le plaçant au cœur des enjeux régionaux et lui permettant d’étouffer toute contestation interne et tout droit politique des Syriens.

D’aucuns pointent l’Occident, qui se serait montré incapable d’agir de manière cohérente et décidée…

Face aux efforts de la Russie et de l’Iran pour protéger le régime Assad, les Occidentaux se sont montrés hésitants et divisés. Leurs messages ont souvent été très ambigus. Entre « changement d’attitude » plutôt que « changement de régime », et « ligne rouge » (concernant l’usage de l’arme chimique) sans sanctionner sa violation, puis « Assad est l’ennemi de son peuple, nous, nos ennemis sont les djihadistes » et « Assad doit prendre ses distances vis-à-vis des Iraniens », les messages ont toujours laissé entendre que si Assad changeait d’attitude ou s’éloignait de Téhéran ou combattait les djihadistes, il ne serait pas inquiété malgré ses crimes de guerre et ses crimes contre l’humanité. Cela a eu comme effet de conforter Assad d’un côté et de pousser ses alliés de l’autre à être encore plus fermes et déterminés.

Obama a-t-il commis une faute grave en août 2013 quand il n’a pas répondu à l’usage des gaz par le régime, contrairement à ce qu’il avait annoncé ?

Certainement. La première faute grave a eu lieu en 2012, quand l’administration Obama a rejeté tout envoi de « Manpads » (système portable de défense aérienne) à l’opposition syrienne armée. À ce moment du conflit, Daesh (l’État islamique) n’existait pas encore, le front An-Nosra (Al-Qaïda) était marginal, les groupes islamistes étaient sous contrôle saoudien et qatari, et « l’Armée syrienne libre » était l’acteur le plus puissant sur le terrain. Si elle avait obtenu ces armes afin de neutraliser l’armée de l’air du régime, plusieurs régions auraient pu être protégées, des expériences politiques, comme celles des conseils locaux dans les villages et villes « libérés », auraient pu se développer, et le nombre des déplacés internes et des réfugiés aurait certainement été moins élevé. De plus, ça aurait pu être un message fort aux Russes et aux Iraniens, montrant que les Américains et les Occidentaux ne laisseraient pas Assad impuni et ne permettraient pas qu’une guerre totale contre la population syrienne soit menée. Rien de cela n’a été fait. Puis vint la fameuse « ligne rouge », qui était une double faute. Elle signifiait que toute attaque, tant qu’elle n’était pas chimique, se voyait « tolérée » ; surtout, ne pas réagir au fait que le régime l’avait franchie à maintes reprises même avant la grande attaque au gaz sarin contre la zone de la Ghouta, près de Damas, le 21 août 2013, indiquait que Washington n’avait aucune intention d’intervenir ou de faire respecter ses ultimatums. Face à cela, Assad et ses alliés ont considéré qu’ils avaient « un permis de tuer ». Je pense que les considérations d’Obama étaient surtout liées à l’anti-interventionnisme de sa base électorale, à sa propre position contre la guerre d’Irak et l’échec américain qui l’a suivie, et au chaos libyen après la chute de Kadhafi grâce aux opérations de l’Otan en 2011. De plus, sa lecture essentialiste du Moyen-Orient et de ses « conflits éternels », comme il l’a lui-même exprimé, a joué un rôle dans l’élaboration de son approche. Ajoutons à cela sa priorité régionale qui était les négociations nucléaires avec l’Iran, et qui, selon ses conseillers, nécessitait un apaisement en Syrie plutôt qu’un affrontement direct.

Le « coup de maître » d’Assad n’est-il pas d’avoir réussi à se poser en « moindre mal » face aux djihadistes coupeurs de tête et kamikazes en Europe ?

Il est vrai que sa formule « Assad ou les djihadistes », relayée en Occident par des politiques, des journalistes et quelques chercheurs, a bien marché. Elle a appuyé les récits complotistes à droite comme dans certains milieux de gauche, et elle a profité de la peur des réfugiés, des crispations identitaires et de la montée de l’islamophobie dans plusieurs sociétés occidentales. Or, si ces « coupeurs de tête » et kamikazes ont tué des centaines de personnes en Europe, Assad et ses alliés en ont tué des centaines de milliers en Syrie. Et la montée des djihadistes était en grande partie due à cela, à la destruction du pays et à l’abandon des Syriens. En ce sens, Assad et les djihadistes étaient (et sont toujours) des alliés objectifs. Il a besoin d’eux pour évoquer « sa guerre contre le terrorisme » et ils ont besoin de lui et de « l’abandon du monde » pour recruter et avancer leur discours de victimisation et de vengeance. Ajoutons que la majorité des « djihadistes » en Europe étaient avant tout des Européens. Leurs références et « logiciels » étaient nourris et formatés par leurs vécus dans les banlieues et les cités, par l’exclusion et l’échec, et par des fantasmes d’un djihad qui sublimait leurs actes criminels et leurs suicides spectaculaires et les inscrivait dans le cadre de la « guerre sainte », les transformant en « martyrs ».

Néanmoins, sans Poutine, Assad eût-il pu s’en sortir ?

Certainement pas. Assad a survécu grâce à son allié iranien, qui a mobilisé dès l’été 2011 des ressources et des conseillers, et à partir de l’été 2012 des troupes et des milices chiites venues d’Irak, du Liban (Hezbollah) puis d’Afghanistan. En parallèle, la Russie de Poutine envoyait des armes et bloquait les Nations unies par le recours répété à son droit de veto. Puis tout cela a pris une autre dimension en septembre 2015 avec l’intervention militaire russe, qui a radicalement modifié la physionomie du conflit.

La Turquie d’Erdogan a été accusée d’ambiguïté envers les djihadistes, de manipulation à l’égard des réfugiés…

Il y a eu une complicité des services turcs s’agissant du passage des djihadistes en Syrie en 2012 et en 2013. Ankara pensait pouvoir les contrôler d’un côté, et de l’autre les utiliser en tant qu’épouvantails face aux milices kurdes dans le nord de la Syrie. Mais l’afflux massif des djihadistes en provenance d’Irak et les mutations au sein de la mouvance djihadiste permettant l’émergence de Daesh en 2013 puis sa montée fulgurante en 2014 ont tout changé. Les djihadistes en Syrie se divisèrent, ils se sont même massacrés à Deir Ezzor et à Raqqa, et c’est finalement Daesh, avec son propre agenda, qui l’a remporté, échappant ainsi au contrôle turc.

Quant à la question des réfugiés, il faut savoir que le plus grand nombre de réfugiés syriens (plus de 3 millions) se trouvent désormais en Turquie, et que pendant des années – au moins jusqu’en 2016 – leurs conditions là-bas étaient meilleures que dans les autres pays d’asile, y compris certains pays de l’Europe. La situation s’est détériorée depuis, et certes il y a eu une instrumentalisation de la question de la part d’Ankara. Mais la politique européenne envers cette tragédie humaine, exception faite de l’Allemagne, ne mérite vraiment aucun éloge. Et cela ne concerne pas seulement les Syriens. Il faut juste observer la situation en Méditerranée et voir comment notre mer se transforme chaque année en une fosse commune pour des milliers de migrants…

Quels étaient l’agenda des pétromonarchies et leur influence sur les événements ?

L’Arabie était surtout concernée par l’expansion iranienne dans la région et donc par la nécessité de faire face à Téhéran et de profiter de tous les théâtres d’affrontement possibles pour piéger les Iraniens et leurs alliés et les affaiblir. Riyad a ainsi soutenu certains groupes de l’opposition syrienne politique et armée, de tendances libérales ou salafistes, entre 2012 et 2015. Son soutien aux groupes armés s’est arrêté à la veille de l’intervention militaire russe, et sa priorité s’est déplacée vers le Yémen (et les questions de successions internes). Quant au Qatar, il cherchait entre 2011 et 2013 un rôle régional, misant sur les Frères musulmans (en Libye, en Tunisie, en Égypte et en Syrie) et sur certains libéraux. Le coup d’État militaire contre le président Morsi en Égypte, la guerre civile en Libye, le recul du parti Ennahda en Tunisie, l’ont poussé à reconsidérer ses ambitions. Puis, dès 2014, la confrontation entre Doha d’un côté et Riyad et Abou Dhabi (à l’origine d’une série de contre-révolutions dans la région) de l’autre ont poussé les Qataris à se retirer du dernier théâtre où ils essayaient encore de se maintenir, la Syrie. Ils se sont contentés depuis lors de se ranger derrière leur allié turc.

Qui s’était révolté en 2011 ?

Une grande partie de la population a participé à la révolution. La carte des manifestations et des rassemblements le montre. Le fait que plus de 75 % du territoire syrien a échappé entre 2013 et 2016 au contrôle du régime illustre aussi l’ampleur du rejet de ce régime incapable, sans les interventions russes et iraniennes, de « récupérer » ce qu’il perdait. Dans des zones à majorité arabe sunnite ou kurde, mais aussi dans des zones mixtes ou dans des villes à majorité ismaélite (comme Salamiya) ou druze (comme Soueida), des manifestants et des activistes de toutes les communautés, pieux ou pas, se sont mobilisés pendant des mois. Ceci ne contredit pas le fait qu’il y avait une concentration des manifestations dans les campagnes à majorité démographique sunnite ou dans les banlieues et périphéries des villes, à majorité sunnite aussi. Et la violence du régime s’est surtout abattue sur ces derniers dans une perspective de confessionnalisation du soulèvement. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les Arabes sunnites forment plus de 65 % de la population syrienne.

Diriez-vous qu’Assad « a gagné la guerre », fût-ce au prix de la destruction de la moitié du pays ?

Assad avait, comme son père avant lui, le pouvoir absolu en Syrie dans un système totalitaire qu’il a dirigé de 2000 à 2011. Il a depuis affronté la révolution et déclaré sa « guerre totale » contre ses bases sociales. S’il est vrai, dix ans après, qu’il a survécu à cette révolution et à la guerre et qu’il est toujours dans le palais présidentiel à Damas, il est également vrai que cela est dû, comme nous l’avons déjà évoqué, à son allié iranien, mais surtout à l’intervention de son allié russe. Le pouvoir absolu d’Assad n’a cependant jamais été restauré. Les 65 % du territoire syrien qu’il « contrôle » officiellement aujourd’hui sont en réalité sous occupation russe et iranienne. Il en va de même pour la plupart des frontières syriennes. Des troupes turques et américaines sont déployées dans les 35 % restants pour soutenir, pour les premières, des groupes d’opposition et, pour les secondes, les milices kurdes (qui ont combattu Daesh). Israël continue bien sûr à occuper le plateau du Golan et à bombarder les combattants du Hezbollah (et autres) près des frontières libanaises. Escalade comme négociation sont décidées par ces acteurs régionaux et internationaux, la Russie, l’Iran et la Turquie étant les plus influents d’entre eux, tandis qu’Assad (tout comme l’opposition syrienne) n’a pas son mot à dire. Ce qui reste de la souveraineté de son État, c’est en fait son autorité à l’intérieur de son institution carcérale, où des dizaines de milliers de prisonniers politiques sont détenus dans des conditions terrifiantes.

Comment voyez-vous la suite des événements ?

Je ne vois aucune solution possible dans un avenir proche. D’une part parce que les négociations internationales et régionales ne progressent pas, et que toutes les initiatives de l’ONU ont échoué. Et d’autre part parce qu’aucune transition ou aucune stabilité n’est envisageable si Assad reste au pouvoir. La Russie et l’Iran le savent mais ne le sacrifieront pas tant qu’ils n’obtiendront pas (chacun) ce qu’ils veulent : Moscou, une reconnaissance de son rôle de puissance « mandataire » en Syrie pleinement en charge du processus politique et de la supervision de la reconstruction ; Téhéran, une reconnaissance de son rôle régional, un accord sur son nucléaire et une levée des sanctions économiques. Ni les États-Unis, ni la Turquie, ni d’autres acteurs ne peuvent accepter tout cela pour le moment.

Z.M.