Pour comprendre l’évolution politique fulgurante du Qatar dans la région,
il faut remonter au milieu des années 1990 avec l’arrivée du cheikh Hamad bin
Khalifa au pouvoir. Hamad avait renversé son père et pris les rênes de l’Emirat
à l’époque où les relations avec son grand voisin saoudien étaient très tendues
en raison de contentieux frontaliers.
Le nouvel Emir, ambitieux et en quête de reconnaissance, lance alors avec
ses conseillers des projets d’envergure portant sur trois axes stratégiques qui
vont propulser le Qatar sur la scène régionale et internationale :
l’information, la politique étrangère et les investissements économiques.
Al-Jazeera : la révolution médiatique du monde arabe
En 1996, le lancement de la chaîne satellitaire télévisée Al-Jazeera (avec
des journalistes formés par la BBC qui envisageait d’ouvrir un service
arabophone, ajourné pour raisons financières), en tant que nouveau concept dans
le monde médiatique arabe, a posé les premiers jalons de l’influence qatarie.
Avec sa couverture panarabe, elle a capté l’attention des téléspectateurs grâce
à la grande variété d’émissions, de reportages et de débats politiques sans
tabous (sauf religieux). Sa large présence médiatique, s’est avérée être par la
suite un moyen de pression et une sorte de protection de l’Emirat contre tout
gouvernement hostile (notamment saoudien ou égyptien): elle dévoilait ce qu’ils
ne souhaitaient pas montrer. Ainsi, Al-Jazeera a mis fin à la censure courante
dans la région, et son rôle ne fera que s’accentuer par la suite…
Après les attentats du 11 septembre 2001, suivis par la guerre en
Afghanistan, une alliance qatarie stratégique avec les Etats-Unis s’est
construite et s’est renforcée avec l’ouverture d’une grande base militaire
américaine à quelques kilomètres de la capitale, Doha, pour faciliter les
opérations militaires contre les Talibans. Dans le même temps, Al-Jazeera
couvrait abondamment la guerre avec ses correspondants à Kabul, Qandahar et au
Pakistan. Son approche critique vis-à-vis des américains était reflétée dans la
médiatisation des conséquences de la guerre. Elle a diffusé en exclusivité les
vidéos de Ben Laden et d’Al-Qaeda, devenant ce que beaucoup de commentateurs
arabes appelaient « notre CNN ». Considérée à ce moment comme
indépendante (dans le traitement de l’info) de la politique officielle du
gouvernement de Doha, Al-Jazeera est devenue incontournable dans l’univers
médiatique. Ses reportages et vidéos ont été retransmis avec son logo dans le
monde entier.
En 2002, Al-Jazeera a suivi de très près l’offensive israélienne contre le
quartier général du président Arafat assiégé depuis le début de la deuxième
intifada palestinienne. Elle s’est assurée par ce biais, un nombre grandissant
de téléspectateurs arabes rivés à leurs écrans pour s’enquérir des
développements de l’actualité. Puis avec la guerre en Iraq en 2003, au moment
où le Qatar permettait aux américains l’usage de leur base militaire dans le
pays pour leurs opérations, communication et conférences de presse, Al-Jazeera
a soutenu – du moins dans les talk-shows – la « résistance iraquienne ».
Elle a même mené des campagnes contre la politique de deux poids deux mesures
pratiquée par l’administration américaine dans le Moyen-Orient. Son rôle n’a
d’ailleurs guère été « apprécié » par Washington. Un raid aérien
américain a visé les journalistes de la chaine à Bagdad, tuant un de ses
correspondants sur place (Tarek Ayoub). Des documents britanniques ont
révélé plus tard, que le président américain George Bush et le Premier ministre
britannique Tony Blair avaient même évoqué la possibilité de bombarder le siège
de la chaine à Doha.
Le tournant du
printemps arabe
Entre temps, les conflits régionaux ont tout de même contraint le Qatar à
prendre des positions plus tranchées sur la scène arabe. Ceci a été suivi selon
des degrés divers par la ligne éditoriale d’Al-Jazeera (en Arabe). Voici
quelques exemples des partis-pris (voir aussi notre article sur la chaîne) :
- lorsque la situation en Irak s’est considérablement détériorée à
partir de fin 2004, la chaine a apporté un certain soutien médiatique aux
islamistes sunnites
- lors des divisions politiques et communautaires au Liban (suite à
l’assassinat de Rafic Hariri et aux fortes mobilisations pro et anti régime
syrien en 2005) Al-Jazeera a pris le parti des alliés de Damas dirigés par le
Hezbollah chiite;
- durant la confrontation qui a eu lieu entre Hamas et Fatah en
territoires palestiniens (surtout à Gaza) la couverture faite par plusieurs
programmes de la chaîne semblait favorable au mouvement Hamas.
La chaîne a continué par la suite à offrir un soutien médiatique au
Hezbollah et Hamas, de même qu’à la politique du régime syrien au Liban, jusque
début 2011.
Cette posture somme toute équivoque et fluctuante s’explique probablement
par la présence de trois courants importants dans la direction de la chaine,
reflétant également trois courants autour du leadership qatari :
- le courant panarabe dont le rôle dépasse les frontières du petit
Emirat et soutient les causes historiques de la région;
- le courant des Frères musulmans qui a une influence considérable
notamment par la présence et l’activisme de prédicateurs tels que le cheikh
Qardawi ;
- le courant libéral constitué d’élites occidentalisées entretenant des
rapports étroits avec les Etats Unis.
A la fin 2006, Al-Jazeera a lancé une chaîne en Anglais (Al-Jazeera
English) avec pour objectif de toucher le public occidental, de l’Asie du Sud
et Sud-Est, de l’Afrique anglophone subsaharienne, sans oublier plus de la
moitié des habitants du Qatar même. C’est un énorme marché qui s’ouvrait sur
une population majoritairement musulmane et de travailleurs étrangers. La
chaîne anglophone apparaissait pour beaucoup d’observateurs comme plus
indépendante du gouvernement de Doha que son équivalent arabophone. Néanmoins,
elle constituait un pont entre l’émirat et l’Asie, et connectait directement
des téléspectateurs anglophones occidentaux aux sujets qu’elle traitait.
Le déclenchement des révolutions arabes fin 2010 et début 2011 a
définitivement consacré Al-Jazeera et modifié la politique régionale du Qatar.
En médiatisant abondamment les manifestations en Tunisie, en Egypte, au Yémen
et en Libye, la chaîne qatarie a pris un nouvel avantage sur toutes ses
concurrentes. Elle a cependant péché par le manque de couverture du soulèvement
populaire et la répression à Bahreïn vu la solidarité des monarchies du Golfe
avec le régime des Al-Khalifa. La chaine en langue anglaise a toutefois diffusé
un long documentaire sur la répression, qui a failli provoquer une crise
diplomatique avec Manama.
Concernant la Syrie, Al-Jazeera a fait preuve d’une certaine hésitation,
voire de complicité, avec le régime des Assad au cours des quatre premières
semaines (du 15 mars à la mi-avril 2011). L’Emir du Qatar tentait alors, selon
plusieurs sources, de négocier avec son ancien allié syrien un plan de réformes
politiques pour sortir de la « crise ». Il demandait par ailleurs à
la rédaction de la chaîne de faire preuve de patience. La réponse négative du
président syrien, hermétique à tout compromis, la barbarie de ses forces de
sécurité et les campagnes de solidarité avec le peuple syrien sur les réseaux
sociaux critiquant le silence de la chaine, ont inversé la donne y compris sur
le plan politique.
C’est ainsi qu’à partir de mai 2011, la couverture de la chaine de la
situation en Syrie s’est intensifiée à travers des vidéo clips, des interviews
et la diffusion en direct à partir de téléphones satellitaires de plusieurs
villes syriennes pour contourner l’interdiction des médias étrangers sur place.
Une politique étrangère
tentaculaire
Le Qatar a, depuis la fin des années 1990, élaboré une politique étrangère
basée sur des jeux de contradictions et de médiations.
Comme nous l’avons déjà évoqué, il a renforcé ses liens avec Washington
devenant un allié stratégique après le 11 septembre 2001 et durant la guerre en
Iraq en 2003. Dans le même temps, il autorisait à Al-Jazeera une couverture
hostile à Washington, et accueillait à Doha des dirigeants iraquiens proches de
certains groupes armés sunnites qui combattaient les américains dans le centre
de l’Irak (et combattaient aussi des milices iraquiennes shiites dans Bagdad et
ses banlieues).
Il a également affiché son soutien au Hamas palestinien tout en étant un
des rares pays arabes recevant des délégations économiques de Tel Aviv, avant
de rompre ses contacts avec l’état hébreux suite à la détérioration de la
situation sur le terrain en Palestine.
En 2006, alors allié de la Syrie et proche de l’Iran, le Qatar a soutenu le
Hezbollah libanais et contribué financièrement à la reconstruction de la
banlieue sud de Beyrouth et du Sud du pays après la guerre de juillet avec
Israël. L’émir avait reçu un accueil triomphal par le Hezbollah lors d’une
visite officielle et des banderoles sur lesquelles était marqué « Merci
Qatar ! » flottaient dans les rues du Sud.
L'émir de qatar et son épouse à Bent Jneil au sud Liban avec le président
libanais
et les responsables du Hezbollah
En mai 2008, suite à l’attaque militaire du Hezbollah contre le
gouvernement proche de Saad Hariri à Beyrouth, le Qatar s’est posé en médiateur
(les saoudiens l’avaient été lors des accords de Taëf en 1989 mettant fin à la
guerre civile libanaise) et a accueilli sur son sol les acteurs concernés en
vue de débloquer la situation. Un processus qui a débouché sur les accords de
Doha, considérés comme favorables politiquement au Hezbollah et ses alliés
iranien et syrien.
Cette proximité avec l’axe Damas-Téhéran n’a pourtant pas empêché le Qatar
de se réconcilier avec son voisin saoudien et de renforcer ses liens avec le
CCG en 2010.
Par ailleurs, un grand rapprochement s’est opéré avec la France suite à
l’arrivée au pouvoir du président Sarkozy en 2007, et sa rupture avec la
politique libano-syrienne de Chirac perçue comme anti-Assad. Le rapprochement
s’est soldé par l’achat de nombreux airbus français et de contrats économiques
divers.
L’avènement des révolutions arabes a donné au Qatar l’opportunité de
consolider sa notoriété dans la « cour des grands » : pour Doha,
le moment était propice pour passer du rôle de médiateur, d’acteur médiatique
et économique à celui du « leader politique ». La chute de certains
régimes hostiles au Qatar (et surtout à sa chaine Al-Jazeera), le malaise
saoudien face aux révolutions (voir notre article) et la puissante
organisation des frères musulmans présents dans la plupart des pays arabes ont
incité l’Emirat à revoir ses ambitions à la hausse. Le soutien aux mouvements
de contestations et le succès de ces derniers, permettraient à Doha de devenir
le premier acteur arabe qui compterait des alliés au sein même des futures
institutions politiques dans les pays concernés. De plus, sa présidence de la
ligue arabe en 2011 lui a octroyé une certaine marge de manœuvre dans la
gestion des dossiers en ébullition. Il a soutenu l’intervention onusienne en
Libye après avoir réalisé que les forces militaires fidèles à Kadhafi étaient
capables d’écraser le soulèvement populaire. Il a œuvré avec les pays du golfe
pour un compromis au Yémen évitant la guerre civile en forçant Saleh à quitter
le pouvoir (avec garantis) et a mis sur la table le dossier syrien afin de
pousser au départ de Assad.
En outre, il entretient actuellement à travers le courant des Frères
Musulmans présent dans certains cercles du pouvoir à Doha, d’excellentes
relations avec le parti tunisien Nahda, le Conseil National de transition
Libyen, les frères égyptiens et apporte enfin son aide aux frères musulmans
syriens au sein du Conseil National.
Un développement
économique et une stabilité interne
Pour nourrir cette ambition de devenir un acteur régional et international,
le Qatar s’était donné les moyens de sa politique depuis la fin des années 90.
Conscient du risque de la chute du prix du pétrole, le choix d’investir
massivement dans le domaine de l’exploitation et la commercialisation du gaz
s’est avéré payant. Le Qatar dispose en la matière de 10% des réserves
mondiales. Il est ainsi le troisième producteur de gaz naturel après la Russie
et l’Iran et premier exportateur mondial de gaz liquéfié. L’aisance financière
qui en découle procure à ce pays qui compte 1 millions 800 mille habitants dont
10% seulement de qataris (180.000) une grande stabilité. C’est le pays qui
enregistre la plus forte croissance économique au monde (19% en 2010 et 21% en
2011) et un revenu par tête d’habitant dépassant les 109,000 USD en 2011 (selon
le Fond Monétaire International), occupant ainsi la deuxième place mondiale
après le Liechtenstein.
La gestion politique quant à elle ne semble pas causer de dissensions
internes. L’absence d’un système politique démocratique ne s’est pas traduite
par une répression sécuritaire. Le facteur démographique, la gestion
municipale, et le haut niveau de vie ont diminué la pression sur le
gouvernement. Ce dernier avait déjà entamé quelques réformes depuis 2003 en
adoptant une constitution et en organisant un référendum. Dix conseils
municipaux ont été créés et le pays a connu pour la première fois des élections
locales en 2007 puis en 2011. Les premières élections parlementaires sont
prévues pour 2013. Les femmes y disposent du droit de vote et d’éligibilité.
Loin de se contenter de son développement interne, le Qatar a « soigné
son image » au niveau international en s’attirant les faveurs des
grandes puissances occidentales. Ainsi, des contrats d’armements avec plusieurs
pays occidentaux ont été signés.
Des budgets colossaux ont été investis en particulier dans le domaine du
Football avec l’acquisition d’une majorité d’actions dans le club français
« Paris Saint Germain », et un accord de sponsoring du FC Barcelone
et de l’un de ses centres de formation, sans compter l’achat d’Al-Jazeera des
droits de diffusion des matchs de football européen. De plus, des fonds
d’investissement ont été créés pour soutenir des projets municipaux à travers
le monde (y compris en France et aux Etats Unis). La Qatar Foundation, une
organisation caritative de développement dirigée par l’épouse de l’émir,
Cheikha Mouza, subventionne et sponsorise quant à elle de nombreux projets et
initiatives sportives et culturelles. Le Qatar déploie également beaucoup de
moyens pour accueillir de grands évènements internationaux sur son territoire
tels que l’organisation de la prochaine coupe du monde de football de 2022 (qui
suscite de nombreuses polémiques quant aux aspects écologiques et économiques
de l’évènement).
Le dossier du Qatar pour la coupe du monde 2022
En guise de conclusion
Opulence économique et stabilité interne sont donc deux éléments majeurs
qui ont permis au Qatar de s’impliquer sans entraves et avec de nombreux atouts
dans la scène politique internationale. A la fois ami de l’occident et de l’
« anti-occident », malgré sa petite taille, il est parvenu à se faire
une place entre ses deux grands voisins (Arabie Saoudite et Iran) et a endossé
le statut de « grand frère ». Ce statut est-il pour autant durable
sur le long terme ? Rien n’est moins sûr et c’est la raison pour laquelle
l’émirat passe à l’offensive et joue toutes ses cartes dans ce moment de grands
bouleversements politiques et de vide régional pour s’assurer un prestige politique,
ne serait-ce que pour durer sur le moyen terme.