Quelle est l'importance de cette élection et que reflètent les
résultats ? S’agit-il comme le disent certains observateurs d’une bataille
entre le guide de la république l’Imam Ali Khamenei et le président Mahmoud
Ahmadinejad? Quels sont les enjeux dans le pays au moment où la tension régionale
autour de l’Iran ne fait que monter? Nadia Aissaoui et Ziad Majed pour mediapart.fr
Tout d’abord, il
importe de préciser que cette élection est la première échéance populaire
nationale depuis les élections présidentielles de 2009. Cette dernière avait
été suivie par un soulèvement populaire massif, « le mouvement vert »,
contre ce qu’il considérait comme la confiscation de la volonté du peuple et la
fraude électorale qui a mené au renouvellement du mandat du président
Ahmadinejad. Le soulèvement a été
durement réprimé. Meurtres, arrestations, tortures, menaces, assignations à
résidence, fermeture de forums sociaux et de certains organes de presse, tout y
est passé y compris l’accusation de ceux qui soutenaient la révolte
d’appartenir au camp de la discorde « al-fitna » (un terme
ayant une signification religieuse renvoyant au blasphème) et des suppôts de l’ennemi
étranger.
C’est la raison
pour laquelle le régime, en particulier le guide de la république (Khamenei)
qui a soutenu la répression, a cherché à démontrer à travers ces élections législatives
de 2012 sa popularité et sa légitimité en espérant enregistrer le plus fort
taux de participation pour délivrer deux messages. Le premier est destiné à
l’intérieur, pour mobiliser la base sociale du camp conservateur (suite aux
appels au boycott des réformateurs), et le second pour l’extérieur afin de prouver
la cohésion du régime et la loyauté populaire à la république islamique. Le
guide de la révolution entend également, à travers ces élections, réduire ou affaiblir
le camp du président iranien Ahmadinejad, son ancien protégé et actuel
concurrent au pouvoir exécutif.
Afin d’explorer
plus en profondeur les faits cités avec leurs tenants et aboutissants, il
importe de clarifier trois questions essentielles.
Premièrement : la place du Majles
(parlement) dans le système iranien
Le Majles iranien
constitue le pouvoir législatif. Il est composé de 290
députés élus selon le système majoritaire simple dans des circonscriptions
individuelles (celui qui remporte le plus de votes gagne). Mais si le
premier candidat n’obtient pas 25%, un deuxième tour départagera les candidats
en tête. Toute candidature devra être validée par le « Conseil des
Gardiens de la révolution » composé de 12 membres dont la moitié
est nommée par le guide et l’autre désignée par la magistrature, et
approuvée par le Majles. Ce dernier supervise le travail du
gouvernement, vote les projets de loi et les rédige, nécessitant après son vote
une approbation du « Conseil des Gardiens ».
Les deux
tableaux suivants montrent la configuration du système politique
iranien et la place du Majles en son sein.
L’élection du Majles en
Iran est par conséquent l’expression la plus large et la plus significative de
l’esprit des électeurs et de leurs choix politiques. Elle illustre les
tendances dans les grandes et moyennes villes (respectivement Téhéran,
Mashhad, Ispahan, Tabriz, Karajet et Chiraz), de même que dans les
provinces et leurs caractéristiques socioculturelles et ethniques (voir carte ci-dessous).
Deuxièmement: Le
paysage politique à la veille des élections
La rupture entre
l’opposition et le pouvoir en Iran est aujourd’hui consommée. Depuis l'expérience du président Khatami, qui avait
remporté deux mandats entre 1997 et 2005, et qui avait tenté des
réformes politiques qui se sont heurtées à la résistance des conservateurs
au sein des institutions de l’état, la tension entre
« réformateurs » et « conservateurs » n’a cessé de monter.
L’avortement de toute ouverture avec l’arrivée du président Ahmadinejad (entre
2005 et 2009) et les mesures prises pour effacer les traces du passage de
Khatami a approfondi le clivage.
Avec l'élection
présidentielle en 2009 et la victoire d’Ahmadinejad pour un
second mandat sur fond d'accusations des réformateurs de fraude et avec le
lancement de la « révolution verte » ou du « Mouvement
vert », deux symboles des réformateurs ont émergé : Mir Hossein
Moussavi, le candidat considéré gagnant et dépossédé de la
victoire et Mehdi Karroubi, un autre candidat et religieux
modéré.
Leur base de
soutien était essentiellement formée d’un public
estudiantin, d’une grande partie de la classe moyenne urbaine ainsi que de
nombreuses associations de la société civile et quelques membres du clergé. Le
public conservateur quant à lui était constitué des bases sociales des
structures sécuritaires et paramilitaires du régime (les Pasdarans - gardiens
de la Révolution, les Basij - milices révolutionnaires) et des bénéficiaires de
ses nombreux services sociaux (les associations pour les familles
des martyrs - les centaines de milliers de combattants tués
au cours de la guerre avec l'Irak entre 1980 et 1988 – et autres
organisations de « solidarité »), en plus
des groupes du clergé fidèles au guide Khamenei.
Un autre bloc
est également apparu au centre, moins homogène, affichant sa
sympathie avec les réformateurs, sans aller jusqu’à participer
avec eux à la confrontation avec les conservateurs, et surtout sans viser
directement (et publiquement) le guide dans ses critiques. Ce bloc avait pour
principale figure un ancien président de la république, et l’actuel président
du « Conseil du discernement de l’état »: Hachimi Rafsandjani. Un
homme qui bénéficie de nombreuses relations et réseaux d’influences au sein des
institutions politiques, religieuses et économiques, en particulier dans certains
milieux du Bazar - la classe commerçante en Iran et l'une des
forces sociales et politiques les plus importantes.
L’ancien
président Khatami n’a pas occupé le premier rang puisqu’il a préféré se retirer
même s’il était plus proche des réformateurs. Son frère Reza Khatami, opposant
qui avait même dirigé des mouvements de contestations antérieurs à la
révolution verte, est resté actif.
Le fait que le
guide (et son fils Mojtaba qui joue un rôle important au
nom de son père) ait eu une position tranchée en défendant
Ahmadinejad et les résultats proclamés, a encouragé
le ministère de l'Intérieur iranien et les forces du Basij à réprimer
violemment les manifestations, arrêter des milliers de militants du
mouvement vert, et procéder à des assignations à résidence. Des unions
d'étudiants et organisations de jeunesse ont été dissoutes, les
membres du clergé qui ont soutenu le mouvement ont été mis à l’écart tandis que Moussavi
et Karoubi ont été placés en résidence surveillée dans deux lieux inconnus à ce
jour. Le mouvement vert a donc été considérablement affaibli et temporairement
banni de la rue. La censure et les
restrictions sur les médias et la presse, le contrôle par « l’Assemblée
des experts » des candidatures ont pesé sur les préparations aux élections
législatives de 2012. Les réformistes ont ainsi décidé de
boycotter en raison des obstacles mis à leur participation, mais aussi pour
montrer la faiblesse de la légitimité populaire du régime.
De là, la
bataille a été confinée à l'intérieur des rangs du
camp conservateur, qui a vu après l'expérience de 2009 des
divisions se produire entre plusieurs tendances, dont deux qui se sont
démarquées et clairement affrontées à partir de fin 2010.
Troisièmement : les raisons des divisions dans le
camp des conservateurs
Le camp
conservateur (au pouvoir donc depuis 2005) s’est divisé après
les élections de 2009 et la répression du soulèvement contre les élections, entre
les fidèles au guide Khamenei, et ceux soutenant le président Ahmadinejad, pour
trois raisons principales.
La première
est liée à des questions d’ordre religieux. Le guide de la
République (Khamenei) et son président (Ahmadinejad) proclament être tous
les deux en lien direct avec l'Imam Mahdi. Le Mahdi est
le douzième imam pour les chiites duodécimains. Il aurait
disparu au cours du IXème siècle. Les chiites croient en son
retour (précédant Jésus) avant la fin des temps pour apporter justice au
monde après qu’il ait été gagné par l’oppression. Khamenei en tant que
Guide suprême, « Waliyy al-faqih », est le chef
religieux et politique des chiites, en l'absence de l’Imam Mahdi :
il est le Na’éb al-Imam, vice-Imam. Il le représenterait auprès de ses
disciples et serait le responsable des affaires des chiites jusqu’à son
retour. Certains des proches de Khamenei prétendent même qu’il aurait été
en communication avec lui à plusieurs reprises.
Dans le même temps, Esfandiar Rahim
Mashaei, un proche du président Ahmadinejad et Ahmadinejad en
personne ont également affirmé que le président a communiqué avec le Mahdi.
Il a été dit par l’entourage de Ahmadinejad que ce dernier représentait un des
signes de la réapparition de l’Imam et que ses actions accélèreraient son
retour. Ce qui a provoqué la colère de Khamenei et ses conseillers
accusant Ahmadinejad de trahison et d’outrepassement de son rôle de guide et de
sa position.
La deuxième
raison est liée à la détérioration de la situation économique de
l'Iran associée à l’embargo, mais également à l’élargissement des cercles de
corruption au pouvoir. Le cercle proche de Khamenei a fait
porter la responsabilité de ces fléaux au président Ahmadinejad, en raison de
sa mauvaise gestion des dossiers économiques et administratifs. Des
décisions ont été prises ces deux dernières années pour démettre des proches du
président de leurs fonctions et les remplacer par des proches du guide
Khamenei.
La troisième
raison est le conflit autour de la succession et de la prochaine étape. Ahmadinejad
est sur le point de terminer son second mandat (dans un an). Il n’aura
plus le droit de se présenter et souhaiterait soutenir la candidature de l’un
de ses alliés. Khamenei
veut également
gagner un parlement et des institutions qui lui seront loyaux pour s'assurer
d’un président proche de lui et de son fils (qui pourrait à son tour être son
propre successeur).
Le
déroulement des élections et les résultats : Khamenei resserre les rangs
La concurrence électorale
s’est ainsi limitée vendredi dernier à quatre grandes listes (parmi une
dizaine) et des centaines « indépendants » :
- La
liste Jebheh Mottahed-e Osoolgarayan – JMO (le front uni des « principlistes »)
très fidèle à Khamenei et dirigée par Ayotollah Mahdavi Kani (président de
l’assemblée des experts).
- La liste Jebheh
Paaydaari-e Enghlelab-e Eslami - JPEE, (le front persistant de la révolution islamique) dirigée
par le très conservateur Mesbah Yazdi , qui était le
défenseur le plus ardent d'Ahmadinejad durant son premier
mandat, et qui a pris ses distances depuis l’affaire de Mashaei (déjà
cité, c'est-à-dire communication d’Ahmedinajad avec l’Imam Mahdi). Cette liste
contient tout de même des fidèles d’Ahmadinejad affrontant les candidats du JMO
dans les grandes villes, alors que leurs bases sociales se sont
chevauchées dans plusieurs régions rurales.
- La liste Jebheh Eistaadegi Enghelab-e Eslami - JEEE (le front de la résistance de la révolution islamique), dirigée par le général Mohsen Rezaei, ancien chef des Pasdarans (les Gardiens de la révolution) et membre actuel du « Conseil du Discernement de l’Etat » qui a souhaité tout en soutenant Khamenei se présenter en alternatif des JMO et JPEE. Rezaei ne cache pas son désir d’annuler la fonction de la présidence de la république et de renforcer le poste de premier ministre.
- La liste Jebheh Eistaadegi Enghelab-e Eslami - JEEE (le front de la résistance de la révolution islamique), dirigée par le général Mohsen Rezaei, ancien chef des Pasdarans (les Gardiens de la révolution) et membre actuel du « Conseil du Discernement de l’Etat » qui a souhaité tout en soutenant Khamenei se présenter en alternatif des JMO et JPEE. Rezaei ne cache pas son désir d’annuler la fonction de la présidence de la république et de renforcer le poste de premier ministre.
- La liste Jebheh
Montaghedan-e Dolat - JMD (le front des critiques du gouvernement nommée
aussi « voix de la nation ») dirigée par Ali Motahari et Hamid Reza
Katouzian deux membres actuels du Majles très virulent envers Ahmandinejad.
Leur liste regroupe des candidats conservateurs réunis par leur forte
opposition au président.
A ces listes se
sont ajoutées d’autres petites alliances électorales et beaucoup de candidatures
indépendantes.
Les
résultats disponibles lundi matin 5 mars indiquent une victoire des
candidats affiliés à Khamenei. En effet, les résultats de 224 sièges
déjà annoncés (sur les 290 – les autres passeront un second tour), montrent que
les « principlistes » en ont gagné près de la moitié, les fidèles d’Ahmadinejad n’en
ont obtenu qu’une quarantaine tandis que les autres sièges ont été
attribués à des candidats des différentes listes et des indépendants (y compris
19 réformateurs qui n’ont pas respecté le boycott et qui ont mobilisés leurs
fidèles). Ali Larijani (president du Majles sortant) et opposant à
Ahmadinejad a gagné sa réélection à Qom, fief des ulémas chiites d’Iran, et au moins 100 gagnants
feront leur entrée pour la première fois au Majles. Par ailleurs, les
candidats de la JMD les plus opposés à Ahmadinejad ont subi une grande défaite.
Ces résultats montrent donc que Khamenei a asséné un coup politique
au président, sans pourtant l’anéantir. Les candidats élus en dehors des listes
joueront un rôle important dans la détermination du rapport de force
« final ». Une séance parlementaire est déjà prévue vendredi prochain
(9 mars) pour demander au président des comptes sur la situation économique.
En ce qui
concerne le taux de participation, il a fait l’objet de nombreuses
polémiques. Alors que des sites d'opposition réformistes ont
confirmé que le taux n'avait pas dépassé les 30% et 20% dans
certaines circonscriptions et régions (notamment celles des grandes minorités
ethniques), le ministère de l’intérieur iranien affirme que le taux a dépassé
les 64%. Une faute en direct sur la télé iranienne dimanche 4 mars du directeur
de la commission gouvernementale des élections, M. Mortazavi, estimant le taux
de participation à 34,4% avant de s’excuser et de rectifier
« 64,4% », fut considérée comme un lapsus révélateur (vidéo de son
entretien).
Bien qu'il soit difficile de
confirmer les chiffres, il est clair que chaque camp (participation vs boycott)
souhaite s’attribuer une victoire, et par conséquent une légitimité populaire.
Un fait reste
important à mentionner : la participation-surprise de l’ancien président
Khatami à l’élection (alors qu’il avait soutenu l’appel au boycott) et son apparition
dans son village natal vendredi pour voter a fait l’objet de nombreux
commentaires. Certains opposants l’accusent même de trahison. Aucun communiqué
de son entourage n’a encore expliqué les raisons de son acte. Il pourrait être
le fruit d’un accord conclu avec Khamenei. Certains ont évoqué la libération
d’opposants politiques.
Quel
Iran maintenant?
L’Iran semble donc aborder une phase de tensions internes et de fissures au sein de l’establishment, avec des tentatives de Khamenei de contrôler la situation et de ramener les centres de pouvoir à l’intérieur de son cercle étroit. Cela réduirait considérablement les soutiens du régime. Il pousserait l'opposition réformiste vers une plus grande radicalisation dans ses positions, et ouvrirait également la porte à des règlements de comptes entre Ahmadinejad et ses adversaires, au risque de faire de la dernière année du mandat présidentiel une année de crises politiques récurrentes.
Tout
ceci intervient à un moment où les pressions économiques et
diplomatiques sont en constante augmentation sur le régime avec un effondrement
économique qui s’accélère. Cela coïncide également avec des défis auxquels
il est confronté dans la région du moyen orient
de l’Irak à la Syrie, avec Washington qui tente de freiner (du moins
temporairement) une action militaire israélienne
unilatérale contre les installations nucléaires iraniennes. Il convient
de mentionner que la réunion d'Obama et de Netanyahu, lundi 5
mars au soir sera consacrée en grande partie à ce dossier.
L'Iran
comme à chaque échéance interne ou externe teste son régime politique
et sa capacité à résister encore une fois à des conditions difficiles. La
question de savoir « Où va l’Iran » dans le moyen orient reste donc toujours
d’actualité (voir notre dernier article sur le sujet)...