Élizabeth
Picard explore dans son ouvrage, Liban-Syrie, intimes étrangers, un siècle
d’interactions sociopolitiques entre les deux entités jumelles découpées par la
même puissance mandataire après la chute de l’Empire ottoman. Elle répond aux
interrogations que suscitent l’histoire croisée de ces deux entités et leurs
parcours différents, et analyse la nature des États libanais et syrien, leurs
systèmes socio-économiques et les structures à travers lesquelles se sont
articulées leurs relations difficiles - Mon article sur le livre de Picard paru dans l'Orient Littéraire.
Picard
situe son livre au carrefour d’un travail « de socio-histoire sur la formation
des États » et de la discipline des relations internationales « telle qu’elle
est ouverte à la sociologie ».
Le
livre, composé d’une introduction présentant à la fois les thématiques et la
méthodologie, de sept chapitres et d’une conclusion en forme de
« perspectives », s’organise autour de trois axes de réflexion : la séparation,
la confrontation et la distinction. Les axes suivent de leur côté une logique
chronologique couvrant les étapes de l’évolution de la Syrie et du Liban et
leurs rapports de domination ou d’influence.
Séparation
et confrontation
Ainsi,
dans les deux premières parties, Picard explique les constructions
idéologiques, politiques et économiques qu’ont connues les deux pays à partir
des années 1920 et jusqu’à la rupture entre Beyrouth et Damas le 15 mars 1950.
Ce jour-ci, les milieux économiques libanais défendant leur ultralibéralisme
face au «capitalisme national» syrien, avaient rejeté l’exigence du nouveau
régime militaire à Damas de la mise en œuvre d’une politique économique
commune.
Leur
rupture va consolider deux trajectoires déjà divergentes, et va transformer
«la souveraineté» en une question centrale dans la relation entre les deux voisins.
Les
développements internationaux (la guerre froide) et régionaux (le conflit
israélo-arabe, la montée de Nasser et le Pacte de Bagdad) auront à la fin des
années 1950 leurs répercussions en Syrie (République arabe unie) et au Liban
(confrontations politiques et communautaires violentes). L’avalanche de coups
d’État militaires à Damas, l’autoritarisme et le «socialisme» qui en
découlent (surtout avec l’arrivée du Baath au pouvoir en 1963) distancieront
davantage la Syrie muselée du Liban préservant la diversité politique et
culturelle au sein-même de son système confessionnel consociatif, et attirant
vers ses banques les capitaux fuyant les nationalisations.
La
guerre civile libanaise en 1975, l’intervention militaire syrienne un an après
et la volonté d’Assad de s’investir dans les enjeux politiques
moyen-orientaux, marqueront le début d’une phase de domination syrienne que la
mise en tutelle du Liban confirmera à partir de 1989.
La
sortie de guerre du Liban et sa reconstruction et la «sortie du socialisme»
de la Syrie iront en parallèle au début des années 1990. Ils établiront sous
une hégémonie du régime de Damas des réseaux et des circuits d’influence
visibles comme invisibles, dans lesquels se mêlent officiers, politiques et hommes
d’affaires des deux pays.
Distinction
La
succession au sein de la famille Assad en Syrie en 2000, le court « printemps
de Damas » et les interactions entre intellectuels libanais et syriens qui les
suivent, puis la montée de l’opposition politique libanaise à « l’occupation
syrienne » créeront de nouvelles dynamiques. Soulèvement au Liban (après
l’assassinat de Hariri) et contestation en Syrie (avec de nouvelles
déclarations et d’articles d’opposants) seront les principaux traits des années
2005 et 2006.
Ce
que Picard qualifie de « différentiel démocratique » est de retour avec le
départ de l’armée syrienne du Liban. Mais les crises et les failles
sécuritaires se succèdent à Beyrouth et paralysent les institutions, puis la
révolution éclate en Syrie en 2011 et le pays rentre en guerre. Un nouveau
contexte se dessine dans la violence et les déchirures.
La
frontière comme analyseur
Picard
consacre le dernier chapitre de son livre à l’observation de la frontière
libano-syrienne en tant que révélatrice des complexités locales et des
dynamiques régionales.
De
Chebaa, comme « nœud des conflits » après le retrait israélien du Sud-Liban en
2000, à Qosayr et le Qalamoun à partir de 2013 et l’intervention militaire du
Hezbollah dans la guerre syrienne, la frontière internationale se transforme en
micro-frontières. Elle reflète ainsi un processus d’éclatement que le
déplacement forcé de centaines de milliers de Syriens et les divisions
confessionnelles et politiques dans les deux pays accélèrent.
Cent
ans après Sykes-Picot et la formation des deux entités jumelles, une phase
d’incertitude règne donc au Liban comme en Syrie. Les fractures et les
expériences douloureuses des dernières décennies, de même que les tendances
immédiates, rendent difficile toute spéculation sur l’avenir des deux États. Il
en reste que les Libanais et les Syriens, ces étrangers intimes, auront à faire
face de nouveau à des défis et questionnements communs.
Ziad Majed