Plus de 19 mois déjà se sont écoulés depuis le début de
ce que l’on a appelé « le printemps arabe ». Deux présidents sont
tombés sous la pression de millions de manifestants pacifiques en Tunisie et en
Égypte. Un tyran sanguinaire est renversé après une résistance d’une grande
partie de son peuple et une intervention onusienne (dirigée par l’OTAN) en
Libye. Un autre régime s’est ouvert à l’opposition et a tourné la page de son
président au Yémen, et un régime affaibli se maintient toujours à Bahreïn
(soutenu par son voisin saoudien) après avoir étouffé les manifestations et
profité des divisions communautaires dans le pays.
À cela s’ajoute des mobilisations populaires au
Maroc et des actions sectorielles qui continuent à avoir lieu en Jordanie, en
Algérie et plus récemment au Soudan (sans grands changements dans la donne
politique pour l’instant). Les revendications se ressemblent : réformes
politiques, lutte contre la corruption, respect des libertés publiques, et
mesures socio-économiques pour confronter la pauvreté et surtout le chômage.
De plus, des élections libres ont eu lieu pour la
première fois dans plusieurs de ces pays, et de nouvelles élites politiques ont
émergé et commencé à partager le pouvoir avec une partie des anciennes élites
qui ont survécu aux révolutions. Des islamistes, surtout des courants des
« frères musulmans », sont arrivés en tête en Tunisie et en Égypte
(comme au Maroc). Ils ont par contre été dépassés en Libye par les libéraux,
les indépendants et les candidats tribaux, et ils ont fait un mauvais score
(même s’ils l’attribuent à la fraude électorale) en Algérie.
Reste la Syrie : une exception dans ce
« printemps arabe ». À trois niveaux : sa révolution s'affronte
toujours au régime le plus despotique et violent de la région ; son
évolution, qui a connu plusieurs phases : le pacifisme, la militarisation
défensive et, depuis quelques semaines, la militarisation offensive. Dans les
trois phases, l’ampleur de la mobilisation et l’étendue territoriale de la
révolution et des confrontations, de même que la durée et le coût humain et économique,
sont les plus importants, et les plus élevés comparés aux autres cas.
Finalement, c’est la révolution qui suscite le plus de réactions, et montre à
quel point, pendant 42 ans, la propagande du régime a affecté la mentalité de
certains groupes, amateurs des théories de complots « impérialistes »
et peu concernés par les causes de liberté et de justice pour les
« citoyens » arabes sous les dictatures.
Sarmada, Syrie et "la liberté guidant le peuple" |
Qu’est ce qui est irréversible ?
Par ailleurs, ce que beaucoup d’observateurs et de
journalistes oublient en évaluant aujourd’hui les conséquences des révolutions
est parfois plus important que le renversement d’un président ou les résultats
des élections. Car il y a suite à ce printemps des phénomènes irréversibles,
des acquis que nul ne peut ignorer et qui pourraient poser des jalons de
démocraties en devenir.
La fin du pouvoir « éternel »
Les révolutions arabes ont de façon définitive mis fin
aux présidences aux mandats éternels. Qadhafi au pouvoir depuis 1969, Assad
père et fils depuis 1970, Ali Abdallah Saleh depuis 1978, Moubarak depuis 1981,
et Ben Ali depuis 1987, sont les derniers présidents de république à confisquer
le pouvoir et à le désinscrire de la dimension « Temps ». À
présent, les élections détermineront tous les 4 ou 5 ans le président et puis
son gouvernement. C’est un retour à une temporalité qui a perpétuellement été
exclue de la conception du pouvoir politique, devenu absolu et à vie.
La libération de l’expression
Les révolutions arabes ont libéré l’expression, la
parole et mis fin à l’auto-censure quasi généralisée. Même avec la montée des
forces islamistes, peu de tabous sont aujourd’hui restés intouchables. Il s’est
formé une certaine puissance dans la manière d’exprimer la résistance à toute hégémonie.
De l’art à la presse, des réseaux sociaux aux manifestations, la parole trouve
par tous les moyens des possibilités et des canaux divers d’expression. C’est
un fait nouveau dans des sociétés longtemps bâillonnées par les dictatures.
D’ailleurs on constate la variété et la richesse des débats en cours, y compris
ceux que les rapports de force actuels semblent vouloir éluder : les
femmes, l’islam, et le rôle politique des militaires…
La mentalité de la nouvelle génération « semble y
être pour quelque chose », puisqu’aucun sujet ne paraît interdit. En
ce qui concerne les femmes, on constate que plus leur sort devient un enjeu de
société, plus elles se mobilisent et trouvent des formes d’expression et
d’affirmation de soi nouvelles et radicales.
Caire: manifestante défiant les militaires |
La libération de l’espace public
L’espace public a retrouvé sa place et sa mission dans
la cité. Il se vit aujourd’hui comme lieu de rassemblement citoyen et comme
espace de manifestations et d’échanges sans peur et craintes. Ce qui autrefois
constituait une tribune d’exhibition militaire du pouvoir et de promotion du
culte de la personnalité des despotes, est devenu la propriété légitime des
citoyens afin qu’ils s’y rencontrent et expriment leurs opinions.
La fin des tabous « communautaires »
Le slogan de « L’union nationale sacrée »,
imposé pour masquer toute différence et étouffer toute diversité, a volé en
éclats. Les séquelles et les non-dits reprennent aujourd’hui leur place dans
les débats. Il reste à entreprendre la lourde tache de déconstruire les
représentations tronquées et mettre en place de véritables «accords
nationaux » basées sur les libertés et la reconnaissance des différences
culturelles, politiques ou religieuses.
Graffiti au Bahrain |
La liberté comme nouveau lien panarabe
Une solidarité pour la dignité et pour la lutte pour
la liberté réunit aujourd’hui de larges secteurs des populations arabes. Une
nouvelle culture de la solidarité a émergé. Elle dépasse à présent le seul
cadre idéologique et politique et englobe une dimension plus humaniste, plus
proche de l’individu-citoyen. Ainsi, beaucoup d’arabes se reconnaissent
aujourd’hui mutuellement dans leur droit d’exister en tant qu’être libres, bien
au-delà des causes territoriales et de la conception dépassée des
« masses » monolithiques.
Élections et accumulations d’expériences électorales.
La région est entrée de plein pied depuis plus d’un an
maintenant dans un processus politique qui considère les urnes comme source de
légitimité. Avec de l’expérience, de la mobilisation, des réformes et des accumulations
de moments électoraux, les citoyens imposeront aux forces politiques le respect
de leurs aspirations et priorités.
7 juillet 2012: premières élections en Libye depuis 1965 |
Temps et défis
Il importe de rappeler à toutes fins utiles que nulle
révolution dans l’Histoire de l’Humanité n’a produit en l’espace de quelques
années seulement un modèle de réussite politique et institutionnelle. Si
impatients et sceptiques s’interrogent sur le bien fondé des soulèvements
populaires, ils doivent garder à l’esprit que les difficultés qui émergent et
la complexité des situations sont le produit de décennies de mort politique et
de dictature liberticide et d’enjeux régionaux.
Il est donc normal que moins de deux années après le
début des révolutions arabes que des zones de turbulences apparaissent dans les
expériences politiques naissantes. Elles constituent des défis et des enjeux
mobilisateurs pour des citoyens qui ont décidé enfin de maîtriser leur présent
et leurs destins…