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La région
renoue avec le temps, car elle essaie de reprendre son
histoire interrompue et de mettre fin au règne qu'un tyran, une famille,
ou un parti voulaient éternel. Elle
remet les pendules à l'heure; une heure transformée par les gouverneurs en un
simple compteur de moments célébrant
leurs prises de pouvoir et leurs propres successions.
La région renoue
aussi avec l'espace. Ses gens le reconstruisent, se l’approprient en détruisant
les murs d'une oppression imposée par les geôles et les balles des silencieux.
Ils retracent aussi bien les cartes de la géographie que celles d'une humanité qui
les relie à leurs villes et villages, jadis transformés en prisons à ciel
ouvert et à présent libérés de la peur.
La région
arabe renait donc pour vivre un printemps qui traverse les saisons. Elle franchit
des chemins épineux qui renvoient à la course effrénée vers la liberté et ses interminables
questions. Un labeur difficile, soit, qui permettrait le retour à la « vie
normale », au cours de laquelle un citoyen peut se prétendre « différent »,
laisser son ombre lutter contre les ténèbres du passé et donner libre cours à
la parole et à la chanson sans craindre la censure voire la guillotine. Un
labeur singulier, vrai, puisqu'il permet de découvrir l’imagination refoulée pendant
des décennies par un silence de mort, et le rire. Ce dernier sert de filtre pour atténuer
l'intensité de l'horreur, mais est aussi un formidable instrument de
déstabilisation du pouvoir et de la personne du despote et de son culte frappé
de fer.
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Pourquoi la région
arabe se réveille-t-elle aujourd'hui? Pourquoi des millions de personnes en
Tunisie, en Egypte, en Lybie, au Yémen, au Bahreïn, en Syrie et ailleurs se
sont-elles révoltées en 2011 et 2012?
Les
sociologues, politologues et économistes peuvent évoquer plusieurs facteurs:
l'oppression et la corruption rampante qui ont amené le peuple chargé de colère
à enfin se soulever contre le dédain de l’arrogance; le nombre croissant de
jeunes éduqués; la nouvelle génération qui tranche avec la précédente et réunit
les conditions nécessaires à la révolte, soit la technologie de l'information et
de la communication et, plus important encore, l’individualisme qui réveille le
sens de la dignité ; l'impact des changements économiques survenus pendant
les deux dernières décennies qui ont marginalisé les secteurs agricoles et
industriels où se concentrait la main d'œuvre à l'avantage du secteur tertiaire
qui n'offre pas suffisamment de chances pour compenser aux familles les pertes
accusées à coups de renvois.
N'oublions
pas les changements démographiques survenus dans la région arabe en général :
le ralentissement de la croissance démographique, le recul des taux de
fertilité et l'augmentation de l'âge moyen du mariage ce qui permet une plus
grande marge de manœuvre politique loin des pesanteurs sociales autrefois
encombrantes. A cela s'ajoutent les choix individuels qui ont permis aux jeunes
hommes, mais aussi aux jeunes femmes, de descendre dans la rue, égaux en espoirs
et en exigences, même si un long chemin reste aux femmes à parcourir pour
imposer le respect de leurs droits spoliés, confisqués ou oubliés. Enfin,
l’urbanisation et l'élargissement des villes et des conglomérations qui ont favorisé
une continuité territoriale et un contact géographique direct entre des masses populaires
qui, malgré leurs appartenances différentes, vivent dans le même espace social,
naguère fragmenté, mais rattrapé rapidement par le moment révolutionnaire.
Les sites de
communication sociale rendus possibles grâce aux réseaux électroniques dans la
région (et au nombre croissant d'utilisateurs) ont souvent créé des médias
alternatifs permettant de renforcer les capacités des citoyens à formuler des
positions politiques collectives. Lorsque les révolutions ont commencé, la distance
entre le monde virtuel et son miroir réel s’est réduite. Le virtuel s’est
transformé en un moyen tangible de mobilisation voire un espace de liberté qui reflète
la créativité et exprime la colère d'une part et l'aspiration à la liberté
d'autre part.
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« La
liberté sinon rien ! »
Un slogan
aussi simple, devenu un graffiti sur les murs du Caire ou de Damas, résume une
longe année de révolution, de mouvements, de conflits et de sacrifices. Il peut
aussi être le symbole d'une année de peur, qui a changé de camp, et qui a cette
fois pris au filet les tyrans, déchus ou funestes qui mettent leurs pays à sang
et à feu pour retarder leur chute et tourner la page d'un passé pitoyable.
« La
liberté sinon rien ! »
Un slogan
brandi par les jeunes hommes et femmes pour affirmer leur existence face au
néant, et leur appartenance au sens face à l’absurde. Une appartenance que des
corps embrasés et des voix à gorges déployées ont exprimée en cris et en chants
dans les rues occupées des décennies durant, par les services de renseignements
et les portraits des "leaders sauveurs" et qui se muent en espace de
musique, de peinture, et de renaissance.
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Cette
liberté qui est prise à l'arrachée et qui a couté et coute toujours la vie à des
milliers d’hommes, de femmes et d’enfants partout dans la région mérite les maints
sacrifices à venir. Ainsi, la liberté défendue, deviendra-t-elle un refuge, un
acquis, pour les futures générations.
Cette
liberté exprimée désormais aux noms propres des villes, des villages, des
martyrs, des détenus et des vivants qui arrachent leur avenir avec leurs
ongles, annonce la naissance d'un nouveau lexique que le sang ou la peur ne
pourront effacer, et dont l'expression ne saura se cantonner ni aux promesses
des paradis sur terre ni à ceux du ciel.
Liberté… éternelle !
Ziad Majed
Introduction du livre annuel du festival de Beiteddine 2012 (sur le thème de la Liberté)