Hela
Ouardi, professeur à l’Université de Tunis, propose dans son ouvrage Les
Derniers jours de Muhammad une reconstitution chronologique des événements qui
ont précédé la mort du prophète de l’islam à Médine, le 8 juin 632. Son enquête
(ou contre-enquête) interroge les différents livres de la tradition musulmane
(sunnite et chiite), les récits biographiques et les textes des historiens, les
compare et tente de restituer les faits, souvent intrigants, de la fin de la
vie du prophète et de la lutte pour sa succession.
Pour
lire l’article publié dans l’Orient Littéraire, veuillez suivre ce lien.
Historicité
et tragédie
Ouardi
oppose à l’adoration exacerbée de Muhammad et au personnage sacré le portrait
d’un homme de chair et d’os. Un homme puissant, mais fragilisé à la fin de sa
vie par la maladie (ou l’empoisonnement ?), par la mort de son fils inespéré
Ibrahim, par sa défaite militaire face aux Byzantins, par les querelles entre
ses compagnons, par l’intervention excessive de son entourage familial dans les
affaires politiques, et par les rébellions de tribus au sud de l’Arabie et l’apparition
de «faux prophètes» qui menacent l’hégémonie de sa nouvelle religion.
Ainsi,
la chercheuse qui confronte les sources et les replace dans une linéarité,
réunit des «morceaux du puzzle» pour donner une forme narrative suivie aux
récits éclatés et aux versions divergentes qu’on relève surtout chez les
traditionnistes musulmans. Elle rend l’homme à son historicité ou au « temps du
monde » (selon les termes de Jacques Berque). Elle essaie aussi de faire la
lumière sur les enjeux politiques et sociaux qui ont accompagné l’agonie du
prophète puis qui ont retardé de deux jours son enterrement, donnant à sa
solitude sur le lit de la mort, puis à son corps couvert de son manteau au
milieu d’une pièce vide, une dimension tragique.
La
lutte pour le pouvoir
L’agonie
de Muhammad et son décès ont déclenché dans son entourage une lutte acharnée
pour le pouvoir. Comme toute lutte, celle-ci a connu des alliances et des
trahisons, des menaces et des complots, des mensonges et des assassinats. Et si
les noms d’Abû Bakr, de ‘Umar et de ‘Alî reviennent souvent durant cette lutte,
c’est par ce qu’ils étaient les hommes les plus proches du défunt, et parce que
les filles d’Abû Bakr et de ‘Umar, ‘Aïcha et Hafsa (épouses du prophète) et
Fatima, la fille du dernier et l’épouse de ‘Ali (son cousin) étaient les plus
influentes (notamment ‘Aïcha) et les plus présentes auprès du prophète avant sa
mort.
Les
origines de la « grande discorde » entre musulmans se trouvent donc dans cette
phase historique dont certains traits sont restés obscurs malgré tous les
récits et chronologies dispersés qui l’évoquent. Le fait que les trois Califes
Omar, Othman et Ali soient assassinés plus tard en dit long sur la déchirure et
les conflits que connaîtra la Oumma de l’islam après la disparition de son
messager, même si la puissance des empires Umayyade puis Abbâside va les
contenir sans pour autant les résoudre.
Ouardi
nous offre dans son ouvrage un travail minutieux, synthétique, riche de sources
et de notes bibliographiques (plus de 120 pages du livre sont consacrées à ces
sources et notes). Elle promet une suite, ou une deuxième partie, traitant
probablement de la fameuse réunion de « Saqïfat bani Sâ’ida » au cours de
laquelle Médinois (Ansar) et Mécquois (Mouhajiroun) se sont affrontés (en
« l’absence » de ‘Ali), avant de finalement trouver dans la douleur un
compromis : la nomination d’Abou Bakr comme successeur de Muhammad, comme
premier Calife.
Le
livre de Hela Ouardi est une référence pour mieux comprendre des années clés de
l’histoire de l’islam. S’il permet de cerner les raisons profondes du malaise
qui a suivi le décès de Muhammad (et qui va laisser des séquelles dans la
conscience et l’imaginaire musulmans), il serait dangereux de faire des
raccourcis et d’expliquer les conditions politiques contemporaines et
l’émergence de phénomènes comme Daech à travers ces raisons. Car Daech, et
contrairement aux allusions de l’écrivaine (dans son prologue), appartient
beaucoup plus à la « modernité », aux XXe et XXIe siècles et leurs conflits
politiques et géostratégiques, qu’à l’histoire musulmane et aux discordes du
VIIe siècle.
Ziad Majed