Dans son nouvel ouvrage «Politiques de l’inimitié»,
Achille Mbembe (historien et politologue d’origine camerounaise), développe une
analyse pertinente et brûlante d’actualité de la «condition humaine».
Après «De la postcolonie» (2000), «Essai
sur l’Afrique décolonisée» (2010) et «Critique de la raison nègre»
(2013), Mbembe s’interroge dans «Politiques de l’inimitié» sur les rapports dans
le monde d’aujourd’hui entre violence et loi, guerre et liberté, frontières et identités.
Peurs racistes et nécropolitiques
Son ouvrage est constitué de six essais : une
introduction, quatre chapitres et une conclusion.
L’introduction, intitulée «l’épreuve du monde»
explique sa démarche et évoque sa critique des nationalismes ataviques qui
progressent dans un contexte de repeuplement de la Terre à la faveur des nouveaux
cycles de circulation des populations, et à travers une course vers la
séparation et la déliaison.
Les premier et second chapitres «la sortie de la
démocratie» et «la société d’inimitié» évoquent les crises
profondes d’un monde plus que jamais caractérisé «par une inégale
redistribution des capacités de mobilité et où pour beaucoup, se mouvoir et
circuler constituent la seule chance de survie». Or les frontières ne
sont plus les lieux que l’on franchit, mais les lignes qui séparent, et la peur
d’être envahi déclenche de nouvelles formes de la haine de l’autre, du désir
d’apartheid et du rêve hallucinatoire de la «communauté sans
étrangers».
Les troisième et quatrième chapitres, «la pharmacie de
Fanon» et «ce midi assommant», s’appuient sur l’œuvre
psychiatrique et politique de Frantz Fanon, et traitent de questions telles que
l’irréductibilité du lien humain, la non-séparabilité de l’humain et des autres
vivants, et la vulnérabilité de l’homme en général et de l’homme malade de la
guerre en particulier.
Mbembe explique comment la loi du sang, la loi du talion et
le devoir de race refont surface depuis quelques années, propageant une
violence qui enserre l’imagination dans un cercle mortifère duquel il est
difficile de sortir.
Par conséquent, l’ordre politique se reconstitue, à peu près
partout, en tant que «forme d’organisation pour la mort» et cherche
à se légitimer en brouillant les rapports entre la loi et la foi, le
commandement et l’obéissance, la norme et l’exception, ou encore la liberté et
la sécurité. Ainsi, ni «l’homme-de-terreur» ni «l’homme
terrorisé», tous les deux les nouveaux substituts du citoyen, ne renient
le meurtre. Au contraire, lorsqu’ils ne croient pas tout simplement en la mort
(donnée ou reçue), ils la tiennent «pour la garantie ultime d’une
histoire trempée au fer et à l’acier».
Terrorisme et mythologie
A l’épreuve de l’extrême vulnérabilité face à cette violence
rampante, beaucoup sont tentés par la répétition de l’originaire tandis que
d’autres sont attirés par le vide. Les uns et les autres croient que le
ré-engendrement passera par la radicalisation de la différence et le salut par
la force de la destruction. Ils croient que «préserver, conserver et
sauvegarder est désormais l’horizon, la condition même d’exister à l’heure où
tout, de nouveau, se règle par l’épée».
Les démocraties, quant à elles, ne cessent de s’épuiser et
de changer de régime. N’ayant plus pour objet que des fantasmes et des
accidents, «elles sont devenues imprévisibles et paranoïaques, des
puissances sans signification ni destin». Rien, désormais, n’est pour
elles inaliénable et rien n’est imprescriptible, sauf peut-être – et encore –
la propriété.
Il n’est donc pas surprenant que dans de pareilles conditions,
le discours de sorcellerie et le raisonnement mythologique incitent de plus en
plus à la recherche d’un ennemi, d’un bouc émissaire. Ce fut le cas hier avec
les Nègres et les Juifs, ça l’est aujourd’hui avec les musulmans et toutes
sortes d’étrangers.
La nouvelle langue : celle du passant
Y-a-t-il une issue, ou un chemin de salut pour échapper à
cet étouffement qu’est notre «nouvelle condition
humaine» ?
Mbembe trouve le début de ce long chemin dans ce qu’il
appelle «l’éthique du passant». Car pour lui, passer d’un lieu à
l’autre, c’est aussi tisser avec chaque lieu un double rapport de solidarité et
de détachement. Pouvoir circuler et séjourner librement dans tous les faisceaux
constituerait les conditions sine qua non du partage du monde, et pourrait définir
la nouvelle personne humaine par-delà l’accident de la naissance, de la nationalité
et de la citoyenneté.
Mais en attendant, ce sont la langue et l’écriture qui devraient
sans cesse se projeter vers l’infini du dehors. Elles devraient « forer et
creuser comme une vrille, savoir se faire projectile, une sorte de plein
absolu, de volonté qui taraude le réel » et desserre l’étau qui nous
menace plus que jamais d’anéantissement. S’exprimer et écrire de la sorte,
Achille Mbembe le fait déjà fort bien.
Ziad Majed
Article publié dans l'Orient Littéraire