On s'interroge inlassablement au Liban sur les raisons qui permettent à des responsables politiques d'une médiocrité et d'une corruption incommensurables de s’imposer et de se maintenir au pouvoir dans un pays où la société dispose d’un niveau d’éducation, de compétences et de dynamisme extraordinaires.
On répond souvent en invoquant la question confessionnelle et les clivages qu’elle implique, le clientélisme qui n’a cessé de s’élargir et de gangréner toutes les administrations publiques, parrainé par des chefs de milices de guerre devenus ministres et députés. On parle aussi de l’hégémonie sécuritaire syrienne qui a «fabriqué» des politiques et infiltré les institutions étatiques, des assassinats, de l’impunité, de Hezbollah et ses armes qui terrorisent ses opposants, puis de la loi électorale et de ses découpages favorisant la réélection des mêmes ténors et de leurs sbires. On évoque enfin les répercussions des crises régionales sur la scène libanaise qui compliquent d’avantage la donne et laissent la majorité des gens dans la frustration de l’impuissance et le désarroi de l’attente de solutions importées de l’extérieur et temporaires.
Néanmoins, cela suffit-il pour comprendre ce décalage de plus en plus frappant entre État et Société ou entre élites politiques et acteurs sociaux ou culturels dans le pays?
A mon sens, deux éléments ou phénomènes, devraient venir se rajouter à ceux de l’analyse existante.
Le premier élément ou phénomène, s’inscrit dans ce qui se nomme «la capture de l’État». Une opération qui se définit par la prise de contrôle des institutions gouvernementales par des intérêts privés au détriment de l'intérêt général. Ceci peut se produire par des moyens divers, tels que la corruption, la manipulation des élections et des alliances, l’influence sur les médias, le financement des partis et des notables politiques, la marginalisation ou la fragilisation de l’institution judiciaire, et l’introduction de la notion des «portes tournantes», c’est à dire la nomination de hauts fonctionnaires de l’état et de politiciens à des postes de travail ou des conseils d’administration dans des sociétés privées, afin de les utiliser en même temps ou plus tard pour promouvoir ou propulser les intérêts de ces sociétés.
Une observation attentive de ce que vit le Liban ces dernières décennies montre à quel point l’État a été capturé par les réseaux bancaires et politico-financiers, et à quel point cette capture s’est renforcée à travers les différentes équations politico-confessionnelles et a co-existé avec l’hégémonie syrienne puis avec la surpuissance du Hezbollah et son diktat sécuritaire.
Le second élément ou phénomène expliquant le décalage mentionné vient de la société libanaise elle-même, qui s'est adaptée durant les longues années de la guerre à la faible présence de l'État, et qui a créé depuis ses propres mécanismes de gestion et de régulation. Ses mouvements, organisations et ses individus, caractérisés par le succès, la résilience, la créativité ou la capacité d'innover, ont développé un mépris voire un dégoût envers la politique et surtout envers ses acteurs et «dirigeants». Ils se sont ainsi contentés de construire un monde parallèle ou alternatif au «monde politique». Du moment que leurs libertés ou raison d’être n’ont que rarement été menacées, ils ne pouvaient pas suffisamment être incités à se mobiliser ou lutter pour opérer un changement politique d’envergure. D’ailleurs, cette configuration des deux mondes parallèles n’a été mis en danger dans les trois dernières décennies que deux fois: en 2005 et en 2019 lors des soulèvements populaires qui ont failli renverser « l’ordre stagnant » et rendre la politique plus accessible. Mais ces moments de mobilisations et d’euphorie étaient fugaces, le système est parvenu à reprendre le dessus et à se préserver, malgré la faillite financière suivie de l’explosion du port de Beyrouth en 2020 qui ont précipité cette fois l’État et la société dans un gouffre sans fond.
Capture de l’État et Mépris sont donc deux raisons supplémentaires du décalage libanais. Dans la situation décadente actuelle, leur imbrication généralise un sentiment d’humiliation venu remplacer la colère d’une grande partie des citoyens jusqu’à faire vaciller leur capacité à gérer leur «monde parallèle». Car le pillage, l’oppression économique, et parfois l’exil, causés par des responsables d’une bassesse innommable, constituent une réalité brutale, difficile à digérer sans pour autant être en mesure de bouleverser la disposition politique en place.
Ziad Majed
Article paru dans l'Orient Littéraire, avril 2023