Mesdames, Messieurs, chères Khozama et Nisreen,
Chers camarades,
Qu'est-ce qui fait que nous soyions aujourd'hui, Syriens, Palestiniens, Libanais et Français, réunis pour honorer un nonagénaire parti il y a quarante jours ?
Est-ce le respect que nous portons à sa vie et à son
combat légendaire pour la liberté, cette cause qu'il a refusé de concéder ni de
compromettre sur son droit à l’arracher
?
Est-ce la ténacité extraordinaire et le courage qui ont
caractérisé son quotidien en prison et hors de prison, alors qu'il vivait la
torture, l'oppression et la tyrannie dans sa chair ?
Est-ce notre amour commun pour nos pays déchirés, dont
les peuples vivent, à Homs, Daraya, Daraa, Alep, Gaza, Khan Younis, Jenin,
Sanaa, Bagdad et Beyrouth un rare niveau de cruauté ?
Est-ce l'espoir toujours nourri par notre grand défunt,
même dans les moments les plus sombres, que la Syrie ne resterait pas le
royaume du silence
?
Ou est-ce cette vulnérabilité si humaine qui
transparait malgré une volonté de fer, qui réfléchit en miroir l’image de nos
pères, nous donnant à voir leur force, leurs hésitations, leur tendresse, leurs
maladresses et finalement leurs corps ployant sans jamais fléchir sous le poids
des années et des horreurs
?
Nous sommes ici, me semble-t-il pour toutes ces raisons à la fois. Riad al-Turk nous a tous et toutes marqués, quelle que soit notre proximité personnelle avec lui.
J'ai entendu son nom pour la première fois à Beyrouth, au milieu des années 1980, alors qu'il était derrière les barreaux et que nous étions en pleine guerre, sous les décombres. Son nom m'a semblé poétique, Riad al-Turk, même si la dureté de la prison où il était détenu n'avait, elle, rien de poétique. Puis, comme beaucoup de personnes de ma génération, je l'ai véritablement découvert après sa sortie de ce qu'il appelait la petite prison vers la grande prison à la fin des années 1990, grâce à ses interviews dans le supplément culturel d'An-Nahar, dans Al-Hayat, Le Monde, Al-Jazeera, et son discours historique au Forum Atassi lors du Printemps de Damas assassiné, puis dans le film de Mohammed Ali Atassi, les écrits de Subhi Hadidi, et les discussions interminables avec Yassin Haj Saleh.
Il n'est pas exagéré de dire que pour nous, gens de gauche et démocrates travaillant au Liban pour construire un projet de résistance politique contre l'hégémonie du régime syrien et de ses alliés au pouvoir à Beyrouth, surtout après la fin de l'occupation israélienne du Sud-Liban en 2000, Riad al-Turk était une référence morale. Après sa réincarcération par Assad fils, cette fois en 2001, il a éveillé en nous un désir farouche de défier doublement le despotisme. C'est comme si nous voulions lui rendre la pareille pour son discours courageux sur la Syrie et le Liban.
Nul doute que Riad al-Turk est resté notre compagnon de route quelques années plus tard, lors du soulèvement de l’indépendance de 2005 puis lors de l'assassinat de notre cher Samir Kassir, l'un de ses fervents admirateurs. Nul doute aussi que le fait de rester en Syrie après le déclenchement de la révolution en 2011, malgré les alliances démoniaques régionales et internationales pour la tuer dans l’œuf, nous a donné une dose d'espoir au milieu des tueries, des destructions et des déportations de populations.
Et ce n’est qu’en 2018 qu’il a pu à Paris, retrouver sa famille et y passer ses dernières années en sa compagnie. Chose dont il n’a jamais véritablement profité durant sa longue vie syrienne, entre la prison, le travail, les longues années de clandestinité.
J’aimerais à cet égard rendre hommage à son épouse partie avant lui, Mme Asmaa al-Faisal, elle aussi prisonnière politique, qui s'est battue à ses côtés et au pied des hauts murs de sa prison, donnant à leurs deux filles l’exemple pour toujours garder la tête haute.
Enfin, j’ai une pensée pour notre cher camarade et ami absent, Abu Ali Faeiq al-Meer, qui, par sa noblesse et son dévouement révolutionnaire, nous incitait, comme Riad al-Turk, à nous accrocher à l’espérance dont nous essayons de reconstituer les fragments à chaque fois qu’ils se dispersent ou menacent de disparaître…
Dans son merveilleux livre "Dictionnaire amoureux
de la Palestine", le très cher Elias Sanbar demande à Mahmoud Darwish :
«Que ferons-nous lorsque nous serons
vieux?»
Le poète répond: Nous serons assis sous un figuier, sur le parvis d’une maison en Palestine... Nous ne fixerons pour règle de n’échanger que des banalités. Nous parlerons du temps qu’il fait et des nuages qui passent».
Notre victoire, pour Riad al-Turk, pour les valeurs, les principes et les causes qu'il a passé sa vie à défendre, sera lorsque ses petits-enfants, s'ils le souhaitent, pourront un jour retourner librement en Syrie, s'asseoir sur le parvis d’une ancienne maison, sans crainte aucune, regarder passer les nuages et parler de choses banales qui n'ont pas de place pour l'héroïsme, l'emprisonnement, la torture, la lutte et les grands sacrifices. Ceux-ci seront consignés dans les livres d'histoire et dans des récits racontés et refermés avec tendresse et fierté pour se glisser sous un oreiller de rêves colorés.
A Riad al-Turk, gloire et éternité, et à vous, amour
et longue vie.
Ziad Majed
Institut du Monde Arabe à Paris, 10 février 2024