vendredi 2 février 2024

Gaza, le monde et nous

Nous vivons depuis le 8 octobre 2023 la guerre la plus meurtrière et la plus brutale jamais documentée et transmise en direct. En 15 semaines, plus de 30.000 palestiniens ont été tués par l’armée israélienne (60% des enfants et des femmes), et plus de 80% de la population de 2,2 millions de gazaouis assiégée dans 360 km2, déjà victime de 4 guerres et d’un long blocus (depuis 2007) se trouve déplacée, et entassée dans la partie sud du secteur dévasté[1].

Les chiffres, récits, vidéos et témoignages publiés et mis à jour régulièrement par les différentes agences onusiennes, les organisations humanitaires et des droits humains de même que par les braves journalistes et photographes palestiniens sur place, nous montrent la souffrance, la famine, les destructions des habitations et infrastructures, les coupures d’eau, de carburant et d’électricité, les conditions sanitaires inhumaines et le calvaire des malades, blessés, amputés, traités avec des moyens de fortune et opérés sans anesthésie.

Pendant ce temps, en occident, les gouvernements et une majorité de chaines de télévision, ont décrété que cette tragédie était un dommage collatéral d’une guerre «de légitime défense» qu’Israël mène à la suite des attaques meurtrières du Hamas le 7 octobre.

A cette forme de mépris à l’égard des Palestiniens et du droit international humanitaire se sont ajoutées les contributions sur la plupart des plateaux télévisés, d’intervenants non-spécialistes qui profèrent des inepties et mettent en doute en toute ignorance et arrogance l’ampleur des pertes humaines palestiniennes et la réalité du terrain. Plus encore, une tribune médiatique a été régulièrement octroyée aux porte-parole de l'armée israélienne pour leur permettre de justifier leurs «opérations». Pour ce dernier cas, ces militaires n’ont en effet que très rarement, été mis en situation de devoir rendre compte, des crimes documentés et filmés, perpétrés par leur armée.

Le silence des universités et des corps professionnels

Il n’est pas improbable que cet état de fait ait amené des segments des opinions publiques occidentales (qui accèdent peu aux journaux et aux sites d’information sérieux et crédibles) à être surpris par le discours dénonçant les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et les horreurs qui se déroulent à Gaza, portés par des responsables des organisations internationales, tout comme par de véritables spécialistes, journalistes et chercheurs. Il n’est dès lors pas surprenant de constater que la poursuite d’Israël par l'Afrique du Sud devant la Cour Internationale de Justice pour génocide, soit pour beaucoup d’occidentaux incompréhensible, au moment où elle a suscité des échos aussi importants en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud, où des dizaines de millions de personnes ont suivi les débats de l’audience historique au tribunal de La Haye les 11 et 12 janvier 2024 et celle de l’annonce du tribunal des mesures provisoires le 26 du même mois.

Ce qui toutefois suscite de l’étonnement, c’est de voir des catégories capables de discernement et politisées, notamment parmi les responsables des institutions universitaires, de recherche, hospitalières et des syndicats de presse, plonger dans une sorte de léthargie et s’exonérer de leur responsabilité morale et citoyenne au regard de la tragédie gazaouie.

Comment s’expliquer en effet que des corps professionnels entiers puissent se murer dans le silence ou évoquer timidement dans un cadre informel, des massacres visant leurs confrères ou consœurs palestiniens?

Plus de 300 soignants et soignantes (médecins, infirmier.e.s, assistant.e.s et ambulanciers) ont été tués à Gaza, 24 hôpitaux et 62 cliniques ont été totalement ou partiellement détruits, plus de 100 ambulances ont été visées et mises hors service.

Les tirs israéliens ont fauché 115 journalistes et photographes, dont la plupart ont été directement ciblés.

D'après une documentation minutieuse, l'armée israélienne a tué 94 professeurs d'université, 231 enseignants et plus de 4.300 étudiants et étudiantes, en plus de détruire ou bombarder sans motif 4 universités et 346 écoles (dont 65 gérés par l'UNRWA)[2]. A ceux-là viennent s’ajouter des dizaines d'artistes, de poètes et d'écrivains massacrés dans ce qui semble être une guerre d'extermination de l'éducation et de la culture, non seulement du présent et du passé des gazaouis (des dizaines de lieux de culte religieux, bâtiments et installations archéologiques et touristiques ont été totalement ou partiellement détruits), mais surtout de leur avenir.


Que faut-il de plus pour que des initiatives ou à minima des communiqués dénoncent ces horreurs et manifestent une solidarité avec les homologues palestiniens?

Pourquoi est-il impensable pour les hôpitaux occidentaux ou les ordres de médecins de publier des déclarations ou d’organiser des manifestations symboliques solidaires des travailleurs du secteur de la santé palestinien ciblé?

Si certains sont induits en erreur par l’effet des médias, pourquoi ne prennent-ils pas la peine de vérifier et s’enquérir de ce qui se passe auprès de leurs confrères de Médecins du Monde, de Médecins sans frontières, de l'Organisation mondiale de la santé et du Comité International de la Croix Rouge?

Qu’en est-il du meurtre quasi-quotidien des journalistes palestiniens pour les empêcher de couvrir une zone interdite d’accès par Israël aux journalistes étrangers s’ils ne sont pas escortés et contrôlés dans leur travail par ses soldats? Ne méritent-ils pas une mobilisation en faveur de l’ouverture d’enquêtes internationales sur leur assassinat et surtout le boycott de l’armée israélienne (et de ses porte-parole) qui les assassine?

Le plus signifiant et probablement le plus interpelant reste le silence de la majorité des grandes institutions universitaires et culturelles face aux crimes qui touchent systématiquement les universitaires, les chercheurs et les écrivains, en plus de la destruction volontaire, parfois filmée et célébrée par les soldats mêmes, des établissements palestiniens.

Quelles sont donc la fonction pédagogique et les objectifs de l’enseignement si elles sont coupées de la réalité? Comment pouvons-nous légitimement enseigner les sciences humaines, le droit international, le journalisme sans avoir un positionnement juridique ou du moins moral sur les tueries quotidiennes de nos semblables, qui soit en accord avec les messages et les valeurs que nous transmettons?

Comment interpréter l’attitude passive et silencieuse, sous prétexte de «neutralité scientifique», de certains centres de recherche européens et américains spécialisés dans le «Moyen-Orient» ou les relations internationales alors que les instituts de recherche palestiniens sont annihilés? De quel savoir est-il question s’il est aveugle à ce qui se passe à quelques heures de vol de chez nous, et s’il déserte les salles de cours de nos établissements scientifiques?

En réalité, non seulement le silence et la non-indignation ont régné, mais dans plusieurs cas aussi, des universités, des écoles et des clubs sportifs ont exercé des pressions et menacé de prendre des mesures coercitives contre toute initiative de «soutien aux palestiniens». De plus, des foires du livre, des évènements artistiques et sportifs ont vu des programmes et des invités interdits en raison de leurs positions critique vis-à-vis des crimes d'Israël. Cette atmosphère a engendré comme conséquence la propagation d’une culture d’auto-censure contraire au principe-même de la liberté de pensée et d’expression.

On est en droit de s’interroger si une tragédie de cette ampleur avec ces données effroyables auraient produit un effet similaire si la géographie du conflit, sa démographie et la couleur de peau de ses victimes avaient été différentes.

Gaza et l’avenir des démocraties

Il est malheureusement et sérieusement à craindre que nous vivions dans un monde qui assiste à un déclin patent des valeurs universelles et des conventions juridiques communes à l’humanité. Depuis le début de cette guerre à Gaza, le fossé entre les continents et zones géographiques, les tensions et fractures au sein de plusieurs pays se creusent comme jamais auparavant.

En outre, les démocraties occidentales, en crise aujourd’hui et dont certaines sociétés sont traversées par des options politiques de plus en plus racistes et populistes, perdent de leur crédibilité et ternissent l’attractivité de leur modèle politique. C'est dangereux non seulement pour elles mais pour le reste du monde. Car malgré leurs politiques économiques, leur impérialisme et la brutalité de leur histoire coloniale, les libertés existantes dans leurs systèmes, la philosophie de leurs institutions et universités, leurs constitutions, la richesse de leurs cultures, leurs arts et les systèmes de droits humains qu’elles ont institué après la Seconde Guerre mondiale, ont pendant des décennies attiré et inspiré les démocrates et les progressistes dans diverses parties du globe. En particulier ceux vivant à l’ombre de la tyrannie, l'oppression, la corruption et rejetant les modèles dits «alternatifs» des impérialismes (et dictatures) russe et chinoise. 

La position honteuse de la grande majorité des gouvernements de ces démocraties occidentales sur la destruction de Gaza et de son peuple en 2023 et en 2024 est une plaie ouverte difficile à panser pour des centaines de millions de citoyens et citoyennes de ce monde.

Il sera impératif, après l'arrêt de la machine de guerre, pour tous ceux et celles consternés par l'ampleur des deux poids deux mesures, des indignations à géométrie variable et de la déshumanisation des Palestiniens, de rassembler leurs forces partout où cela sera possible, afin de surmonter le clivage installé. De nouveaux mouvements citoyens et politiques, des réseaux et des coalitions doivent émerger et se fédérer pour porter un nouveau discours universaliste et lutter contre «l’impunité des puissants» et la hiérarchisation des victimes des guerres et des massacres selon leurs affiliations, et selon les lieux où leurs aspirations et espoirs sont assassinés…

Ziad Majed

Tribune publié dans Les Blogs de Mediapart