Il y a trois mois, je
suis parti en direction de la Ghouta orientale libérée (banlieues et faubourgs
de la capitale syrienne) quittant un Damas où la vie était devenue étouffante.
Mon départ vers la Ghouta a nécessité plusieurs semaines de préparations afin
d’assurer la sécurité de mon déplacement clandestin de la capitale que Bachar
Al Assad souhaite préserver comme centre de son règne hérité de son père il y a
13 ans et découpée par des centaines de barrages et de check-points militaires.
La Ghouta orientale est
une région habitée aujourd’hui par un million de personnes, sur les deux
millions qu’elle comptait avant la révolution. Après avoir été la base de la
révolution armée et le point de départ des combattants vers Damas, la Ghouta
est complètement encerclée depuis quelques mois. Ce renversement de la
situation est dû à l’important soutien militaire et logistique fourni au régime
par la Russie, l’Iran et les milices libanaises et iraquiennes fidèles à
Téhéran. En outre, je suis témoin du manque cruel d’armes et de munitions du
côté des combattants de la révolution, de même que du manque de nourriture.
Beaucoup de combattants ne prennent que deux repas par jour. La situation
serait pire s’ils n’étaient pas les enfants de la région, défendant leurs
maisons et familles.
Les villes et les
villages de la Ghouta que j’ai visités durant ces trois derniers mois subissent
un bombardement quotidien aveugle, de l’aviation comme de l’artillerie lourde,
et chaque jour des personnes sont tuées, dont une majorité de civils. J’ai
résidé pendant un mois dans un centre médical de la « protection
civile » et j’ai vu tous ceux qui sont morts sous les bombes. Certains
étaient déchiquetés, dont des enfants, et parmi les victimes un fœtus de six
mois, issu d’une fausse couche de la mère effrayée par les obus qui
s’abattaient autour de sa maison. Pas un seul jour durant ce mois, sans que 2
ou 3 personnes ne soient tuées. Un jour le nombre s’éleva à 9, un autre à 28,
et puis un troisième à 11. Les chiffres grimpent depuis, et il est rare qu’un
jour se passe sans qu’il y ait au moins 6 victimes (dont des enfants). De plus,
plusieurs jeunes combattants périssent chaque jour sous la puissance de feu du
régime nourrie par le grand soutien de ses alliés…
Toute la Ghouta vit depuis 8 mois sans électricité. Cela a poussé les gens à utiliser des générateurs qui tombent régulièrement en panne et qui consomment de l’essence devenant de plus en plus rare vu le siège imposé par le régime. La conservation par le froid n’est plus possible et les produits de consommation ne sont plus à l’abri de la chaleur suffocante de l’été. Les communications cellulaires comme terrestres sont coupées à leur tour, et ces dernières semaines c’est la farine qui se fait rare. Quatorze jours déjà que nous ne recevons plus de pain. Nous mangeons du bourghol et du riz ou nous achetons parfois des repas chez les quelques restaurants toujours ouverts. Je prends de mon côté deux repas par jour. Ce n’est pas grave pour le moment puisque cela m’a permis de perdre les 10 kg (que j’avais pris durant les deux années de sédentarité dans la clandestinité de Damas)!
Pour ce qui est de la communication, elle se passe via satellite à l’aide d’équipement internet difficilement acheminé dans la région. Nous communiquons des nouvelles et des informations aux autres syriens et au monde. Cette possibilité est donnée à une proportion infime de la population.
Il y a de cela quelques
jours, une roquette est tombée près d’ici, ce qui a interrompu momentanément notre
connexion internet. Mais le pire aurait pu arriver si la roquette avait touché
notre toit car elle aurait anéanti deux mois de travail pour parachever
l’installation du matériel. Or ce pire arrive dans l’absolu à un nombre
croissant d’habitants. Ils sont instantanément enterrés par les leurs qui
viennent à la hâte par crainte d’un autre bombardement. J’ai été témoin de
l’enterrement d’un martyr une heure à peine après son décès sans même que sa
femme et ses enfants n’aient pu lui faire leurs adieux. Son corps était mutilé,
il en manquait des parties entières, il a donc été décidé par les doyens de la
famille que sa femme et ses enfants ne devaient pas garder du défunt cette
dernière image.
Nous, moi et certains
amis et amies, sommes encore en vie. A damas nous étions menacés d’arrestation
et de torture dont l’issue aurait été fatale. Ici nous sommes loin de cette
menace, mais pas à l’abri d’une roquette susceptible de nous déchiqueter à tout
moment.
Nous partageons ce sort avec tous les
habitants Ghouta. Notre sort nous échappe totalement et le pire scénario est
toujours possible. A chaque fois que je foule le seuil du lieu où je vis en
rentrant de l’extérieur, j’ai le sentiment d’avoir une fois de plus échappé à
la mort. Il reste que cette dernière peut brusquement s’inviter par la porte ou
la fenêtre.
Aujourd’hui, vendredi 28 juin, trois
roquettes se sont abattues près d’ici entre 12H et 12h30 peu avant l’heure de
la prière du vendredi pour les musulmans pratiquants. Durant les premiers jours
de mon séjour, j’ai été intrigué par le fait que l’appel à la prière du
vendredi commençait dès 9h du matin et passait toutes les demi-heures d’une
mosquée à l’autre. On m’expliqua plus tard les raisons de cet acte
étrange : l’objectif était d’éviter une trop grande concentration de
prieurs dans un même lieu, à la même heure, pour ne pas donner au régime une
opportunité de faire un grand nombre de victimes. Ce qu’il a fait par le passé,
cinq mosquées ont déjà été bombardées et détruites.
Encore plus douloureux à vivre est de voir
plus de deux tiers des enfants s’abstenir d’aller à l’école à cause de la peur
de leurs parents ou d’absence d’école à proximité. Le peu d’écoles qui
fonctionne encore se situe en sous-sol, ce qui prive les enfants de jouer et
courir à l’air libre. Sous terre se trouvent aussi tous les hôpitaux
clandestins.
Les gens frémissent et je frémis de tout
mon être à l’idée que ce même régime nous gouverne à nouveau.
Les gens ici luttent avec la conscience
d’être potentiellement massacrés si jamais le régime reprenait le contrôle de
la région. Celui qui ne sera pas tué sur le coup, périra sous une torture dont
la cruauté n’a pas d’égal. Le choix des habitants revient donc soit à mourir en
combattant un régime fasciste et criminel soit de mourir entre les mains
barbares de ce même régime s’ils arrêtent la résistance.
Durant cette longue période écoulée de la
révolution, avec à son actif une demi année de protestations pacifiques, les
politiques permissives des puissances mondiales ont laissé les syriens se faire
tuer et ont laissé le régime agir en toute impunité. Cela rappelle l’attitude
des démocraties occidentales vis-à-vis d’Hitler à la veille de la seconde
guerre mondiale. La situation actuelle est la conséquence directe du refus de
ces démocraties à soutenir les révolutionnaires syriens, tandis que d’autres
forces continuent d’alimenter ouvertement le régime et d’acheminer du renfort
militaire, humain et financier.
Finalement, après que l’utilisation de
l’arme chimique par Al Assad ait été un fait connu du monde entier (je l’avais
publié il y a deux mois ainsi que des amis qui ont personnellement subi cette
arme), les occidentaux ont décidé de soutenir militairement les
révolutionnaires syriens afin que tout au plus il y ait un équilibrage du
rapport de force qu’ils avaient auparavant laissé pencher en faveur du régime.
Tout cela après que ce dernier n’ait pas lésiné sur l’utilisation intensive de
moyens de destruction tels que l’aviation et les missiles balistiques de longue
portée sur les quartiers résidentiels.
La restauration de l’équilibre du rapport
de force signifie ramener le conflit à un stade qui ferait à terme perdants les
deux camps, ce qui n’est pas une situation méconnue dans l’histoire des
démocraties occidentales. Or, ce qui est demandé c’est ce qui garantirait la
chute du régime ou du moins une pression qui forcerait ses alliés à renoncer à
le soutenir dans sa guerre ouverte.
Cette politique (de soutien minimum) a non
seulement une portée de court terme et contribue à prolonger le conflit, mais
elle est également extraordinairement inhumaine. Il n’y a pas en Syrie deux
« méchants » sur un pied d’égalité comme l’insinuent hélas de
nombreux médias et contrairement à ce que prétendent certains rapports
d’organisations internationales. Cela ne se réduit pas non plus à un conflit
entre des anges et des démons.
Nous sommes en présence d’un régime
dictatorial fasciste qui a tué près de 100 mille citoyens. Ceux qui lui
résistent sont de divers bords. La durée du conflit ainsi que sa violence a
mené certains groupes à se radicaliser et a affaibli le rejet de la société
syrienne de la radicalisation. Aussi longtemps que les syriens seront
abandonnés à leur sort, il est à craindre une montée encore plus importante des
groupes extrémistes au détriment de la logique modérée et rationnelle de bon
nombre de syriens. Mon expérience de terrain me l’a prouvé. En effet, à chaque
fois que de nouveaux martyrs tombaient, surtout les enfants, je subissais au
centre de « protection civile » les regards dubitatifs et furieux de
ceux qui mettent de plus en plus en question la pertinence de l’attitude
« rationnelle » et modérée que je préconise.
La seule chose qui vaut aujourd’hui du
point de vue de l’intérêt général de la Syrie et d’un point de vue humain c’est
d’aider les syriens à en venir à bout de la dynastie Assadienne qui considère
le pays comme sa propriété privée et les syriens comme ses serfs. Bien
sûr tout sera difficile dans la Syrie post Al Assad. Mais se débarrasser du
dictateur permettrait d’aller vers la modération dans la société et aux syriens
de faire face aux plus radicaux d’entre-eux.
Il n’y a rien de pire que de laisser
perdurer le conflit car le cout humain et matériel est exorbitant. Comment
peut-on regarder les Syriens se faire tuer avec des armes russes, par des
criminels locaux, libanais, iraniens et autres ? Mais le pire encore est
de se voir imposer une normalisation qui ne sanctionne pas les criminels et qui
n’apporte aucune solution véritable.
On entend parfois des politiques
américains et occidentaux que la solution au conflit syrien ne peut être
militaire. Mais où est donc la solution politique ? A quel moment Bashar
Al Assad a-t-il décrété après 28 mois de révolution et 100 mille morts qu’il
était disposé à négocier sérieusement avec l’opposition et partager le
pouvoir ? A-t-il au moins cessé de tuer ne serait-ce qu’un jour
depuis 850 jours ? La vérité c’est qu’il n’y aura pas de solution
politique sans forcer le boucher à quitter le pouvoir sans délai et avec lui
les assassins du régime. C’est ce que la révolution syrienne depuis ses débuts
pacifiques avait revendiqué. Cela ne ferait que renforcer les rangs des modérés
et marginaliser par conséquent les extrémistes, permettant une solution juste
dont le monde et la région ont besoin, et dont les syriens avant tout ont
besoin.
Chers amis,
Nous ne nous serions pas adressés à vous
si la cause syrienne n’avait pas été une des plus grandes et graves causes de
ces dernières décennies.
Elle a engendré le déracinement du tiers
de la population à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Il y a des centaines
de milliers de blessés et handicapés. Un quart de million sont emprisonnés et
subissent d’atroces tortures. Les femmes et les enfants sont impunément violés
selon les rapports d’Amnesty International, Human Rights Watch et plusieurs
comités syriens très bien documentés. Les forces d’Al Assad ont commis des
massacres rapportés par les Nations Unies. Tout cela pour que Bashar Al Assad
reste héritier d’un pouvoir pour lequel il n’a ni mérite ni courage. Un
héritage issu d’un père qui a pris le pouvoir par la force et qui a régné par
le sang et la terreur.
Nous vous interpellons
aujourd’hui en tant que leaders de l’opinion publique dans vos pays pour que
vous fassiez pression sur vos gouvernements afin qu’ils prennent clairement
position contre l’assassin et pour tourner la page de la dynastie Assadienne.
C’est la seule voie du progrès et de
l’humanisme. Il n’y a pas plus réactionnaire et fasciste qu’un Etat qui
massacre son peuple, qui invite sur son sol des assassins de pays et
d’organisations alliés et qui provoque une guerre confessionnelle. S’il est facile
de mettre le feu à une telle guerre, il sera peut-être impossible d’y mettre
fin avant de broyer les vies de centaines de milliers de personnes.
Nous attendons plus que jamais votre
soutien aujourd’hui car demain il sera peut-être trop tard…
Yassine Al Haj saleh, La Ghouta de Damas, Juillet 2013
Texte
traduit de l’arabe par Nadia Aissaoui et Ziad Majed
Yassin Al Haj Saleh est médecin et
écrivain syrien. Ancien prisonnier politique (il a passé 16 ans dans les geôles
d’Al Assad, de 1980 à 1996, pour son appartenance à une des formations de
gauche opposées au régime), il vit depuis mars 2011 en clandestinité à
l’intérieur de son pays et publie régulièrement des analyses et des témoignages
dans la presse arabe.