Le personnage d'Abdelbasset Al-Sarout incarne probablement
le mieux le parcours de la révolution syrienne, ses débuts radieux et
spontanés, ses erreurs et ses errements, et finalement ses dénouements tragiques.
Al-Sarout est né à Homs en 1992 dans un quartier
-Al-Bayyada- dont les habitants sont majoritairement issus du monde rural des
environs. A l'instar de celui de Baba Amr, il est aussi partagé par une autre
frange de la population, d'anciens Bédouins venus se fixer dans cette troisième
plus grande ville de Syrie.
Précédé par sa popularité de gardien de but adulé
du Club homsiote d'Al-Karamé, il est entré de plein pied dans la révolution. De sa voix rauque et mélancolique, il menait les cortèges,
les survolant tel un aigle sur les épaules de ses mêmes fans qui
l'applaudissaient dans les stades de football. Ils acclamaient leur héros et
scandaient avec lui 'liberté, égalité', ainsi que d'autres slogans appelant à
la chute du régime.
Il a vécu la phase pacifique de la révolution et la
personnifiait par sa présence à la tête des rassemblements sur les places
publiques. Pendant un temps, il a formé un duo captivant avec la regrettée
actrice Fadwa Suleiman, une laïque d'origine alaouite. Tout un symbole censé
traduire, tels les chants et les graffitis, une volonté de combattre le
confessionnalisme et défendre l'imaginaire d'une unité nationale alors objet de
tous les vœux, tant désirée par crainte de la voir faire un jour cruellement
défaut.
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«Bachar veut que tous les gens soient ses esclaves… Nous ne
sommes que les esclaves du Dieu du monde… Plutôt la mort debout que
l'humiliation». C'est par ces mots qu'Al-Sarout a résumé sa révolte
d'alors contre Bashar Al-Assad dans le documentaire «Waar» réalisé pendant les
premiers mois de la révolution. Période, au cours de laquelle la ville de Homs
était devenue le centre du soulèvement, des défilés quotidiens et de la
presse citoyenne. Mais aussi des premiers affrontements armés entre le service
d'ordre des manifestants (constitué des défecteurs de l'armée) et les Shabihas du régime. A cette époque, Al-Sarout
exprimait de son naturel désarmant une religiosité populaire, refusant
l'injustice et préférant le martyr à la soumission. Une religiosité mêlée à des
valeurs «modernes» telles que la liberté et la dignité individuelles. C'est
précisément cette association qui donnerait un sens à la révolution syrienne lors de l'occupation des rues et des places publiques au mépris des
balles, des arrestations, de la torture, des assassinats et de la peur ancrée
dans les mémoires. Les invocations d'«Allah Akbar», associées aux appels à la
liberté et à la justice, réunissaient hommes et femmes de pensées et de générations
différentes, bien qu'issus principalement des milieux populaires. Elles constituaient une sorte de protection «métaphysique» qui les aidait à défier
une mort quelquefois certaine. Elles traduisaient également leur désir et leur espoir d'une libération prochaine
du poids d'une dictature dépassant en durée l'âge de la plupart des manifestants.
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En devenant l'un des symboles de la révolution et de
ses chanteurs lors des 'sit-in' de Khalidiyé et d'autres quartiers de
Homs, ses chants et récitals s'entendaient sur toutes les lèvres. Bien que
remplissant leurs fonctions mobilisatrices et exhortant à l'action, ces
incantations sont néanmoins différentes des hymnes révolutionnaires courants.
Que ce soit lors des manifestations ou à huis clos, quand Al-Sarout chantait de
sa voix enrouée et profondément triste: «Oh Patrie notre chère Patrie», il
racontait l'histoire des soulèvements populaires de Deraa à Homs, des actions
«culottées» et téméraires, menées par des «loulous» frondeurs bravant les
flammes et les couteaux. Se faisant, il arpentait la carte syrienne dans toute
son étendue, citant des noms de communes et de villages souvent ignorés de
beaucoup de Syriens. Et c'est toujours dans la même veine poétique, simple et
spontanée, qu'il chantait «Janna, Janna», devenue l'expression d'une volonté
suspendue à l'avènement d'une patrie, d'un paradis, quitte à se brûler les
mains. Ce même chant exprimait également le regret de ne pas avoir prêté main
forte à la ville de Hama suite aux massacres de 1982: «Ô Hama nous implorons
ton pardon, nous te le devions». Ici les regrets signifient beaucoup. Car,
comme la plupart des révolutions arabes, la révolution syrienne de 2011 semblait
être pour partie à la recherche d'un temps perdu. Un temps dérobé par des
régimes ayant soustrait des années de vie à ceux qui l'ont vécu, laissant à la
génération suivante - tel fut cas d'Al-Sarout - l'héritage d'une mort politique
et le goût amer d'une humiliation affectant la société entière. A croire en ce
sens, que venger Hama c'était venger l'affront fait à deux générations voire
plus, et se soulever contre un tournant de l'histoire ayant érigé la terreur comme
système et dressé le mur de la peur. Un tournant dont la ville martyre devait
payer le prix et servir d'exemple.
-3-
Vint ensuite le siège des quartiers révoltés de Homs. En
réponse à l'intensification de la répression, une grande partie des
manifestants pacifiques ont alors pris les armes pour assurer leur propre
défense et celle de leurs familles. Le régime ayant déjà envoyé ses chars
bombarder les rassemblements et perpétrer les massacres parmi ses opposants.
A
l'issue de ces affrontements, du siège et de la résistance, par deux fois
rescapé de la mort, Al-Sarout est vaincu, meurtri par la perte de ses camarades
les uns après les autres. Il perd aussi son oncle, puis successivement ses
quatre frères.
Pendant longtemps, on n'entend plus la voix du jeune révolutionnaire
dans les rassemblements des places publics, mais uniquement dans les maisons
sombres, au milieu de combattants au repos, de passants acquis à la cause ou de
journalistes couvrant la révolte de leur ville. Résonnant comme un deuil, son
récital «Tenir malgré la répression des oppresseurs» dessinait les traits d'une
nouvelle étape de la vie de Homs et de la sienne. Une ville sans cesse
bombardée, étouffée, abandonnée et isolée du monde. Ses jeunes endeuillés, balancés entre
volonté de résister et désespoir, sont à la recherche de soutien et de réconfort.
Pour vaincre leur peur, ils trouvent refuge dans les mosquées ou au sein de
groupes armées, ou encore sur les réseaux internet et les lignes téléphoniques
encore accessibles. Tous ces subterfuges leur permettent de s'accrocher à la
vie hors de la noirceur du siège.
C'est durant cette période qu'Al-Sarout avait formé le «Bataillon des
Martyres de Bayyada». Certains épisodes de ses journées
ont été relatés dans le film «Retour à Homs». Le sort du bataillon fut
tragique, la plupart de ses membres tués au cours d'une bataille engagée pour
rompre l'enclavement des quartiers de la ville. Quelques mois plus
tard, la ville elle-même sera investie par les troupes du régime et de ses
alliés.
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Al-Sarout quitte ainsi Homs en 2014. Derrière lui, il laisse des
ruines, des espoirs évanouis, des âmes et des tombes. Il erre un temps, puis on
l'entend tenir des déclarations confessionnalistes et on lui attribue des
enregistrements à caractère djihadiste. On le voit sur des photos aux côtés de
drapeaux noirs et certains disent qu'il aurait même prêté allégeance au khalif
d'Al-Baghdadi, après s'être rapproché brièvement du Front d'Al-Nosra. Puis il
disparaît, et les nouvelles se font rares à l'exception de rumeurs annonçant sa clandestinité car recherché par Al-Nosra.
Mais en mars 2018, lors de la commémoration du
déclenchement de la révolution, il fait à nouveau surface dans les bourgs et
les villes de la région d'Idleb. On l’observe alors chanter, réciter, prendre de
nouveau la parole lors de rassemblements brandissant les drapeaux verts de la
révolution et de l'armée libre, au nez et à la barbe des partisans des drapeaux noirs, ceux-ci
s'efforcant à détruire et interdire les verts.
Si à Homs, le temps s'écoulait à un rythme dense et dans un
espace géographiquement confiné, il s'effrite désormais après le départ
d'Al-Sarout de sa ville. Ses arrêts ici et là ressemblaient aux lieux morcelés
qui les entouraient, ponctués par des attentes monotones, la mort, l'abandon et
les déplacements. Il est vraisemblable, enfin, qu'en rejoignant l'Armée
d'Al-Izza, à la tête d'une faction à laquelle il a donné le nom de sa ville, Al-Sarout
voulut renouer avec ses tous débuts et ce, d'autant qu'il choisit d'opérer sur
le front de la région nord de Hama, en contact direct avec les forces du
régime, de ses alliés russes et iraniens, soit au plus près de la ville de ses
rêves anéantis. Et c'est ici même que le jeune homme de vingt-sept ans tombera
lors des combats.
Par la mort d'Al-Sarout s'achève un parcours tragique,
tortueux et riche en symboles. Ses traits marquants demeurent son courage et sa
résilience face à un régime lui ayant infligé ainsi qu'à un peuple toutes
les meurtrissures de la vie.
Ainsi pourrait-on retracer à travers la biographie
d'Al-Sarout les chroniques du parcours emprunté par la révolution syrienne. Il
en incarnait les multiples aspects: spontanéité, romantisme et générosité. Mais
aussi la fragilité et les peines, la colère et l'extrémisme, la bravoure et
l'isolement. Tout cela était porté par sa voix mélancolique, sa belle allure et
sa stature droite qui rappelaient le joueur de foot qu’il était. Un sport qu'il
aimait passionnément et qui a fait de lui un héros auprès du public homsiote
avant de rejoindre la révolution pour être à nouveau porté à bout de bras par
un monde enclin à l'oublier. Mais que sa mort rappelle aujourd'hui à tous le
souvenir de sa voix timbre, l'empreinte qu'il a laissée auprès de ceux qui
l'ont peut-être croisé au tournant d'un stade, d'une place, d'un front ou bien
encore écouté sur youtube, skype ou par téléphone.
Paix à son âme.
Ziad Majed
Article traduit de l'arabe par Chaldun Javich-Hadgé