mardi 16 juin 2020

Abdelbasset Al-Sarout: chronique d'une révolution trahie

Le personnage d'Abdelbasset Al-Sarout incarne probablement le mieux le parcours de la révolution syrienne, ses débuts radieux et spontanés, ses erreurs et ses errements, et finalement ses dénouements tragiques. 

Al-Sarout est né à Homs en 1992 dans un quartier -Al-Bayyada- dont les habitants sont majoritairement issus du monde rural des environs. A l'instar de celui de Baba Amr, il est aussi partagé par une autre frange de la population, d'anciens Bédouins venus se fixer dans cette troisième plus grande ville de Syrie. 

Précédé par sa popularité de gardien de but adulé du Club homsiote d'Al-Karamé, il est entré de plein pied dans la révolution. De sa voix rauque et mélancolique, il menait les cortèges, les survolant tel un aigle sur les épaules de ses mêmes fans qui l'applaudissaient dans les stades de football. Ils acclamaient leur héros et scandaient avec lui 'liberté, égalité', ainsi que d'autres slogans appelant à la chute du régime.

Il a vécu la phase pacifique de la révolution et la personnifiait par sa présence à la tête des rassemblements sur les places publiques. Pendant un temps, il a formé un duo captivant avec la regrettée actrice Fadwa Suleiman, une laïque d'origine alaouite. Tout un symbole censé traduire, tels les chants et les graffitis, une volonté de combattre le confessionnalisme et défendre l'imaginaire d'une unité nationale alors objet de tous les vœux, tant désirée par crainte de la voir faire un jour cruellement défaut.

-1-

«Bachar veut que tous les gens soient ses esclaves… Nous ne sommes que les esclaves du Dieu du monde… Plutôt la mort debout que l'humiliation». C'est par ces mots qu'Al-Sarout a résumé sa révolte d'alors contre Bashar Al-Assad dans le documentaire «Waar» réalisé pendant les premiers mois de la révolution. Période, au cours de laquelle la ville de Homs était devenue le centre du soulèvement, des défilés quotidiens et de la presse citoyenne. Mais aussi des premiers affrontements armés entre le service d'ordre des manifestants (constitué des défecteurs de l'armée) et les Shabihas du régime. A cette époque, Al-Sarout exprimait de son naturel désarmant une religiosité populaire, refusant l'injustice et préférant le martyr à la soumission. Une religiosité mêlée à des valeurs «modernes» telles que la liberté et la dignité individuelles. C'est précisément cette association qui donnerait un sens à la révolution syrienne lors de l'occupation des rues et des places publiques au mépris des balles, des arrestations, de la torture, des assassinats et de la peur ancrée dans les mémoires. Les invocations d'«Allah Akbar», associées aux appels à la liberté et à la justice, réunissaient hommes et femmes de pensées et de générations différentes, bien qu'issus principalement des milieux populaires. Elles constituaient une sorte de protection «métaphysique» qui les aidait à défier une mort quelquefois certaine. Elles traduisaient également leur désir et leur espoir d'une libération prochaine du poids d'une dictature dépassant en durée l'âge de la plupart des manifestants.

-2-

En devenant l'un des symboles de la révolution et de ses chanteurs lors des 'sit-in' de Khalidiyé et d'autres quartiers de Homs, ses chants et récitals s'entendaient sur toutes les lèvres. Bien que remplissant leurs fonctions mobilisatrices et exhortant à l'action, ces incantations sont néanmoins différentes des hymnes révolutionnaires courants. Que ce soit lors des manifestations ou à huis clos, quand Al-Sarout chantait de sa voix enrouée et profondément triste: «Oh Patrie notre chère Patrie», il racontait l'histoire des soulèvements populaires de Deraa à Homs, des actions «culottées» et téméraires, menées par des «loulous» frondeurs bravant les flammes et les couteaux. Se faisant, il arpentait la carte syrienne dans toute son étendue, citant des noms de communes et de villages souvent ignorés de beaucoup de Syriens. Et c'est toujours dans la même veine poétique, simple et spontanée, qu'il chantait «Janna, Janna», devenue l'expression d'une volonté suspendue à l'avènement d'une patrie, d'un paradis, quitte à se brûler les mains. Ce même chant exprimait également le regret de ne pas avoir prêté main forte à la ville de Hama suite aux massacres de 1982: «Ô Hama nous implorons ton pardon, nous te le devions». Ici les regrets signifient beaucoup. Car, comme la plupart des révolutions arabes, la révolution syrienne de 2011 semblait être pour partie à la recherche d'un temps perdu. Un temps dérobé par des régimes ayant soustrait des années de vie à ceux qui l'ont vécu, laissant à la génération suivante - tel fut cas d'Al-Sarout - l'héritage d'une mort politique et le goût amer d'une humiliation affectant la société entière. A croire en ce sens, que venger Hama c'était venger l'affront fait à deux générations voire plus, et se soulever contre un tournant de l'histoire ayant érigé la terreur comme système et dressé le mur de la peur. Un tournant dont la ville martyre devait payer le prix et servir d'exemple.

-3-

Vint ensuite le siège des quartiers révoltés de Homs. En réponse à l'intensification de la répression, une grande partie des manifestants pacifiques ont alors pris les armes pour assurer leur propre défense et celle de leurs familles. Le régime ayant déjà envoyé ses chars bombarder les rassemblements et perpétrer les massacres parmi ses opposants. 
A l'issue de ces affrontements, du siège et de la résistance, par deux fois rescapé de la mort, Al-Sarout est vaincu, meurtri par la perte de ses camarades les uns après les autres. Il perd aussi son oncle, puis successivement ses quatre frères. 


Pendant longtemps, on n'entend plus la voix du jeune révolutionnaire dans les rassemblements des places publics, mais uniquement dans les maisons sombres, au milieu de combattants au repos, de passants acquis à la cause ou de journalistes couvrant la révolte de leur ville. Résonnant comme un deuil, son récital «Tenir malgré la répression des oppresseurs» dessinait les traits d'une nouvelle étape de la vie de Homs et de la sienne. Une ville sans cesse bombardée, étouffée, abandonnée et isolée du monde. Ses jeunes endeuillés, balancés entre volonté de résister et désespoir, sont à la recherche de soutien et de réconfort. Pour vaincre leur peur, ils trouvent refuge dans les mosquées ou au sein de groupes armées, ou encore sur les réseaux internet et les lignes téléphoniques encore accessibles. Tous ces subterfuges leur permettent de s'accrocher à la vie hors de la noirceur du siège.

C'est durant cette période qu'Al-Sarout avait formé le «Bataillon des Martyres de Bayyada». Certains épisodes de ses journées ont été relatés dans le film «Retour à Homs». Le sort du bataillon fut tragique, la plupart de ses membres tués au cours d'une bataille engagée pour rompre l'enclavement des quartiers de la ville. Quelques mois plus tard, la ville elle-même sera investie par les troupes du régime et de ses alliés.

 -4-

Al-Sarout quitte ainsi Homs en 2014. Derrière lui, il laisse des ruines, des espoirs évanouis, des âmes et des tombes. Il erre un temps, puis on l'entend tenir des déclarations confessionnalistes et on lui attribue des enregistrements à caractère djihadiste. On le voit sur des photos aux côtés de drapeaux noirs et certains disent qu'il aurait même prêté allégeance au khalif d'Al-Baghdadi, après s'être rapproché brièvement du Front d'Al-Nosra. Puis il disparaît, et les nouvelles se font rares à l'exception de rumeurs annonçant sa clandestinité car recherché par Al-Nosra. 
Mais en mars 2018, lors de la commémoration du déclenchement de la révolution, il fait à nouveau surface dans les bourgs et les villes de la région d'Idleb. On l’observe alors chanter, réciter, prendre de nouveau la parole lors de rassemblements brandissant les drapeaux verts de la révolution et de l'armée libre, au nez et à la barbe des partisans des drapeaux noirs, ceux-ci s'efforcant à détruire et interdire les verts.

Si à Homs, le temps s'écoulait à un rythme dense et dans un espace géographiquement confiné, il s'effrite désormais après le départ d'Al-Sarout de sa ville. Ses arrêts ici et là ressemblaient aux lieux morcelés qui les entouraient, ponctués par des attentes monotones, la mort, l'abandon et les déplacements. Il est vraisemblable, enfin, qu'en rejoignant l'Armée d'Al-Izza, à la tête d'une faction à laquelle il a donné le nom de sa ville, Al-Sarout voulut renouer avec ses tous débuts et ce, d'autant qu'il choisit d'opérer sur le front de la région nord de Hama, en contact direct avec les forces du régime, de ses alliés russes et iraniens, soit au plus près de la ville de ses rêves anéantis. Et c'est ici même que le jeune homme de vingt-sept ans tombera lors des combats. 


Par la mort d'Al-Sarout s'achève un parcours tragique, tortueux et riche en symboles. Ses traits marquants demeurent son courage et sa résilience face à un régime lui ayant infligé ainsi qu'à un peuple toutes les meurtrissures de la vie.
Ainsi pourrait-on retracer à travers la biographie d'Al-Sarout les chroniques du parcours emprunté par la révolution syrienne. Il en incarnait les multiples aspects: spontanéité, romantisme et générosité. Mais aussi la fragilité et les peines, la colère et l'extrémisme, la bravoure et l'isolement. Tout cela était porté par sa voix mélancolique, sa belle allure et sa stature droite qui rappelaient le joueur de foot qu’il était. Un sport qu'il aimait passionnément et qui a fait de lui un héros auprès du public homsiote avant de rejoindre la révolution pour être à nouveau porté à bout de bras par un monde enclin à l'oublier. Mais que sa mort rappelle aujourd'hui à tous le souvenir de sa voix timbre, l'empreinte qu'il a laissée auprès de ceux qui l'ont peut-être croisé au tournant d'un stade, d'une place, d'un front ou bien encore écouté sur youtube, skype ou par téléphone.
Paix à son âme.

Ziad Majed
Article traduit de l'arabe par Chaldun Javich-Hadgé