Portant sur le siège qu’a imposé Napoléon à Akka (Acre) à la
fin du dix-huitième siècle lors de sa campagne orientale, le récit historique
accouche dans le roman d’Ala Hlehel «Bon Vent Bonaparte!» (Actes Sud/Sindbad, 2019) d’un
univers fictif aussi extravagant que réaliste. Un univers qui lie Napoléon et
Ahmad Pacha Jazzâr dans leur banale humanité, et qui raconte leur terrible
duel, entouré chacun de personnages réels, mais réinventés par l’auteur et
investis dans la trame de la tragédie qu’ont vécu des centaines de milliers de personnes.
Tout se déroule entre le 24 mars et le 30 mai 1799. Après
avoir pris Haïfa et exécuté leurs prisonniers de guerre, les français campent en
face de la grande muraille de la ville côtière d’Akka, Saint-Jean-d’Acre (construite
en 1750 par Zahir al-Omar, chef rebelle arabe qui a transformé le nord de la
Palestine en une principauté quasi indépendante avant d’être assassiné). Ils
assiègent et bombardent quotidiennement la ville, réputée imprenable et
gouvernée depuis peu par Jazzâr, un bosniaque sanguinaire et ambitieux au
service du sultan à Istanbul.
Epaulées par l’amiral Smith à la tête d’une flotte
britannique, conseillées par Phélippeaux, un colonel royaliste français acharné
contre Napoléon, et constituées de soldats maghrébins, turcs et palestiniens
(d’Akka et ses alentours), les forces de Jazzâr résistent au siège et
repoussent les assauts français des généraux Kleber, Rambeaud et Bon avant de
les vaincre définitivement. Bonaparte et les survivants de son armée, affaiblie
par la peste, se retirent vers la ville de Jaffa (où ils propagent la maladie),
avant de se replier en juin de la même année sur l’Egypte.
Le roman ne se contente pas seulement de la narration
historique. Il construit des vies, imagine des relations, établit des liens, et
explore l’intimité de certains personnages, tiraillés entre l’angoisse, la soif
du pouvoir et le simple désir de survivre. Ainsi, les effets des lettres écrites
par Bonaparte à sa bien-aimée Joséphine sur Jazzâr révèlent la face cachée du despote ottoman:
sa misérable enfance en Bosnie, son viol de Darnika sa belle-sœur qu’il aime
encore ou son mépris des femmes et de la «faiblesse» humaine. Quant
à ses crimes horrifiant et tétanisant ses entourages là où il s’est imposé, ils
sont souvent commis lors de ses crises de folie ou de colère paranoïaque
contre des «supposés traîtres».
Haïm Farhi, son trésorier et souffre-douleur juif, ou encore
Ibrahim son interprète dissimulant sa confession maronite et ses origines
beyrouthines, sont de leur côté l’incarnation des conditions de certaines
minorités religieuses du temps. Elles sont opprimées et accusées de complicité
avec les français, mais leurs notables sont en même temps sollicités par les
autorités ottomanes pour leur savoir-faire diplomatique et économique et leur
maîtrise du français. Ainsi, Ibrahim et surtout Farhi, jouissent d’une
proximité personnelle avec Jazzâr, le haïssent, le craignent, mais craignent également
la fin de son règne qui leur a malgré tout offert protection et privilèges.
Ce monde que Hlehel édifie dans son roman est traversé aussi
par le sort de personnages misérables, telles les prostituées françaises
dépêchées par Paris en Palestine pour divertir les soldats de la république et
tombées entre les mains des troupes de Jazzâr. Il est traversé de même par les
sinistres destins réservés à Abou-l-Mawt, bourreau et tortionnaire
« officiel » qui finira tué et Abdel-Hadi le meilleur empaleur de la
région, empalé plus tard par Bachir al-Boustani qu’il avait lui-même formé.
Puis il y a tous ces habitants d’Akka, décrits durant le siège et les
bombardements, déplacés au milieu des ruines de leur ville, affamés, touchés
par la peste, et célébrant à la fin la défaite des français et leur retrait...
C’est donc un roman historique que nous livre Ala Hlehel. Il
raconte les luttes entre conquérants étrangers et despotes locaux, entre hommes
féroces et en même temps fragiles, entre tueurs et victimes. Il décrit les vies
de gens ordinaires déchirés par la peur et par les hiérarchies de haine qu’ils
portent à la fois aux conquérants et aux despotes. Et comme l’évoque si bien
ses éditeurs, la « morale » immorale qui se dégage de l’ouvrage
reste aujourd’hui (du moins dans la région) d’une brûlante actualité.
Ziad Majed
Article publié dans l'Orient Littéraire