lundi 23 mai 2022

Syrie: Le régime du pillage et de l’engloutissement des cadavres

Les horreurs infligées aux Syriens par le régime Assad, tout au long de ses décennies au pouvoir, sont innombrables. L'ampleur de la violence qui s’est abattue sur eux (ainsi que sur les Palestiniens de Syrie) au cours des sept dernières années[1] est particulièrement effrayante. Il suffit de citer les noms des villes et des villages sur la carte du pays pour se souvenir des massacres perpétrés dans ces lieux, des cas de siège, de famine, de déplacement, de torture et d'assassinat par des bombes à barils ou des armes chimiques.

Ces crimes doivent inlassablement être rappelés pour de multiples raisons: premièrement, pour ne pas tomber dans l'oubli; deuxièmement, pour constituer des dossiers de crimes de guerre et de crimes contre l’Humanité sur cette base; et troisièmement, pour retirer l'immunité aux auteurs des atrocités. En outre, les faits et les facteurs qui y contribuent doivent être étudiés de près afin d’analyser la philosophie du régime Assad, et les objectifs politiques et symboliques de sa violence.

Le texte suivant tente en partie de s’y atteler en se focalisant sur deux opérations criminelles spécifiques, organisées simultanément par le régime dans le cadre de son contrôle territorial (c'est-à-dire en dehors des zones de combats ou des zones qu’il bombarde). Ces deux crimes incarnent et illustrent la relation que le régime entretient avec ses "citoyens": la confiscation et la profanation d'une part, et la détention de dizaines de milliers de personnes - le meurtre de milliers d'entre elles sous la torture et la disparition de leurs cadavres - d'autre part.

Sur le ta'afish (confiscation et profanation) et sa symbolique

Le pillage de maisons et de biens privés n'est pas seulement lié au comportement isolé des soldats et des shabihas [milices ou gangs alliés au régime] dans les zones assiégées ou bombardées. Cette entreprise méthodique de vandalisme et de saccage obéit à une soif de vengeance et un désir d’humiliation de l'ennemi mais pas seulement. La question du ta'afish, comme les Syriens l'appellent familièrement, transcende ces comportements ou les "initiatives de terrain" et le chaos qui accompagnent la guerre. Il s'agit d’une politique systématique du régime. Le ta'afish offre un butin aux combattants qui défendent Assad et renforce leur loyauté envers son régime. Il exhibe la vulnérabilité et la fragilité des victimes qui, si elles survivent aux meurtres, risquent de voir leur vie publique totalement confisquée, leurs affaires privées profanées et leurs biens personnels expropriés et exhibés.

En lâchant les soldats et les shabihas sur les survivants et sur ce qui a survécu à la destruction de leurs maisons, bureaux et ateliers, le régime rappelle aux Syriens qu'ils sont des êtres sans droits, dépouillés de leur présent et dont l'avenir dépend de son bon vouloir. Il garde toujours le dernier mot sur les questions de vie et de mort, réduisant des vies en cendres et confisquant sans peine les souvenirs d’un passé intime. Cela inclut les salons, les bibliothèques, les bureaux, les ordinateurs, les chambres à coucher, les tapis, les bibelots et tous les effets personnels, qui en un clin d'œil, deviennent la propriété des voleurs. Ces derniers en écoulent une partie sur des marchés labellisés sous des noms sectaires ("marchés des sunnites"), afin que les acheteurs connaissent l’origine de leurs acquisitions. Ce faisant, les pilleurs privent non seulement leurs victimes de leur vie passée, mais ils aggravent également la peur et la haine confessionnelle.

Le régime cherche ainsi à transformer les populations qu'il gouverne en deux factions principales: les pilleurs impunis tant qu’ils lui sont fidèles et les pillés. Entre ces deux groupes se trouve le reste: des gens consternés, humiliés et silencieux, ou complices et jubilants.

Meurtres dans les centres de détention et enlèvements de cadavres

L'atrocité la plus sauvage, la plus hideuse, parmi les nombreuses formes que le régime pratique, est bien sûr celle organisée dans ses prisons, où des dizaines de milliers de personnes sont détenues et portées disparues. C'est un mélange de brutalité médiévale et de bureaucratie moderne qui dirige les prisons telle une machine à torturer, à tuer et à faire disparaître les corps en décomposition.

@Najah Al-Bukai

Cette question de la détention et de la disparition en Syrie s’articule sur trois niveaux aujourd’hui.

Le premier niveau est lié à la transformation de la "gestion" de la détention et de la torture en une bureaucratie de routine. Selon les rapports d'Amnesty International et de Human Rights Watch, en 2017, cette gestion a conduit à une industrie de l'extermination, avec au moins 30 000 détenus hommes et femmes assassinés par la torture, la famine, la maladie ou l'exécution. L'objectif d'un photographe militaire qui a fait défection sous le pseudonyme de "César" a documenté à lui seul plus de 5 000 de ces cadavres. Ils étaient soigneusement numérotés (souvent de manière séquentielle). Des survivants des camps de détention témoignent d’avoir été forcés d’entasser les corps dans des camions qui les transportaient vers des lieux inconnus.

Le deuxième niveau est lié à la mise en place d'une économie mafieuse, basée sur le racket des familles des détenus en échange de promesses les concernant: promesses de libération, ou d'informations sur eux, de restitution de leurs corps, ou de protection contre des tortures sévères, fourniture de médicaments, ou de transfert vers des prisons "moins difficiles" ou "moins surpeuplées". Des militaires, des avocats, des juges et des intermédiaires ont tous bénéficié de l'appareil du régime. Ils font des promesses qui ne sont la plupart du temps pas tenues et fournissent des informations qui sont le plus souvent fausses. Ils s'emparent ainsi de ce qui reste des biens et des espoirs des proches des disparus.

Le troisième niveau est basé sur la propagation de la peur, de l'inquiétude, d'une culture de la rumeur et du doute qui impacte non seulement les familles des détenus, mais aussi tous ceux qui les entourent ou sont en contact avec eux. Pour ce faire, toute information sur le sort des disparus est plus proche de la rumeur que de la réalité. L'on s'abstient de livrer les corps de ceux qui sont censés avoir péri, puis de fournir des certificats de décès ou au moins des dates à classer dans les boîtes des registres officiels. Cela maintient de larges pans de la société dans un état constant d'alerte, de paralysie et d'anticipation, comme s'ils étaient des otages attendant une issue. 

Le rapt des corps n’est pas tant voué à dissimuler les effets des crimes assadiens que d’intensifier l’état de terreur et d’incertitude sur les proches. La menace de la perte plane quotidiennement au-dessus de la tête des familles des victimes et de leurs réseaux sociaux telle une épée de Damoclès, même si parfois le pire s'est en fait déjà produit. Certains vivent dans la crainte permanente du sort réservé à leurs proches disparus. Pour d'autres, l'absence de corps les empêche de faire leur deuil et suspend leur vie, transformant chaque jour en une attente tourmentée et sans fin. Pas d'affirmation de la vie, pas de confirmation de la mort, pas de dates fixées tant que les personnes concernées disparaissent sans laisser de trace. Aucune possibilité d'identifier les lieux de détention ou de sépulture. Les disparus deviennent des fantômes errants, et les conversations à leur sujet hypothétiques et douloureuses.

Vivre parmi les fantômes

Le régime Assad tue des Syriens et des Palestiniens résidant en Syrie et dissimule un grand nombre de personnes assassinées. Il torture, viole et affame pour graver la douleur, la faim et la dégradation dans la mémoire des survivants. Les proches des disparus restent suspendus à jamais entre l'espoir et le désespoir, ils sont les proies vulnérables des promesses des mafieux affiliés au régime, à la recherche des corps engloutis, comme le sont par les pilleurs, les biens des victimes, leurs photos, leur passé et leur présent.

Le régime tyrannise donc aussi bien les vivants que les morts. Tout se passe comme si cette industrie génocidaire ne se contente pas seulement de tuer, mais cherche aussi à transformer ses victimes en fantômes. Car il n'y a pas de victime sans dépouille. Il n'y a pas de mort sans tombe. Il n'y a que des fantômes qui rappellent chaque jour aux survivants le sort qui peut leur être réservé et aux tueurs cette même éventualité si leur machine à tuer venait à vaciller et que le régime s'effondrait.

La Syrie d'Assad est en ce sens une Syrie de fantômes, une Syrie de terreur, de rumeurs, d’avilissement et d'attente angoissante. Il ne s'agit plus d'une question locale ou régionale, ni d'un champ de bataille pour les acteurs internationaux établis ou émergents.

La question syrienne adresse une question existentielle universelle, qui doit être appréhendée comme un défi pour l'Humanité toute entière.

Ziad Majed


[1] Article publié en arabe en 2018 dans Al-Quds Al-Arabi et traduit en français par Nadia L. Aïssaoui.