Les civils de Gaza meurent par
centaines sous le feu de l’armée israélienne et une question lancinante demeure
sans réponse : qu’attendent donc les palestiniens pour saisir la Cour
pénale internationale (CPI)?
Le texte intégral de l'article de Alia Aoun, paru mercredi 6 aout dans Le Monde.
Depuis que la Palestine a obtenu
le statut d’Etat observateur à l’ONU[1], à
l’issue d’un vote largement favorable des Etats membres de l’organisation en
date du 29 novembre 2012, la voie d’accès à la justice pénale internationale
lui est largement ouverte.
L’offensive israélienne contre
Gaza a pourtant pu démarrer et prospérer depuis le 8 juillet sans que l’Etat de
Palestine n’ait adhéré au Statut de Rome qui lui eut permis de saisir la
juridiction pénale universelle.
Subitement, deux annonces se sont
succédé, à près de 48 heures d’intervalle :
Le Conseil des droits de l’homme
de l’ONU a décidé, le 23 juillet, de
créer une commission d’enquête internationale indépendante, chargée « d’enquêter sur toutes les violations
du droit international… dans le territoire palestinien occupé… dans le cadre
des opérations militaires menées depuis le 13 juin 2014… [2]»
Le 25 juillet 2014, un avocat français a annoncé avoir déposé plainte
devant la CPI, « au nom du ministre
de la Justice, Etat de Palestine et du Procureur général de Gaza», pour les
crimes de guerre commis à Gaza dans le cadre de l’opération dite « bordure de protection.[3] »
La correspondance adressée à la
Cour demande au Procureur d’ouvrir une enquête, sur le fondement de l’article
15.1 du Statut de Rome. L’avocat affirme que la plainte est recevable en
arguant de la déclaration de compétence effectuée par l’autorité palestinienne,
le 22 janvier 2009, soit avant le vote de l’ONU reconnaissant à la Palestine le
statut d’Etat non-membre.
L’ancien procureur de la CPI,
Monsieur Moreno-Ocampo, avait pris son temps pour annoncer, à plus de trois ans
d’intervalle, en avril 2012, qu’il refusait d’enquêter sur les crimes dénoncés
en vertu de la déclaration palestinienne, en raison du doute sur la qualité
d’Etat de la Palestine.
Cette décision, éminemment
discutable[4], a,
de fait, bloqué l’accès de la Cour aux palestiniens, du moins jusqu’au 29
novembre 2012. Depuis que le vote de l’ONU a changé la donne, la nouvelle
Procureure de la CPI, Madame Fatou Bensouda a donné à entendre, plus d’une
fois, que « la balle est désormais
dans la cour des palestiniens[5].»
Rien ne s’est pourtant passé
jusqu’au déclenchement des attaques qui ensanglantent depuis des semaines la
ville assiégée, visent indistinctement habitations et hôpitaux et déplacent,
par dizaines de milliers, les Gazaouis assiégés dans une « bande » de territoire de 360 kilomètres carrés.
Comment comprendre cette
initiative conjointe du ministre de la Justice, basé en Cisjordanie et du
Procureur général de Gaza?
Si la plainte était jugée recevable,
quelle sera l’étendue de la compétence de la Cour ?
Comment l’exercice éventuel de
cette compétence s’articule-t-il avec la mission de la commission d’enquête
internationale ?
La compétence de la Cour
La CPI exerce sa compétence à
l’égard des crimes internationaux définis dans son statut[6] si le
ou les individus suspectés sont ressortissants d’un Etat partie au Statut de
Rome ou bien si le crime a été commis sur le territoire d’un Etat partie[7].
Un Etat qui devient partie au
Statut accepte par là même la compétence de la Cour[8] sur
les crimes postérieurs à la date de son adhésion au Statut. Ni Israël ni
la Palestine n’étant parties au Statut de Rome, la compétence de la Cour pour
les crimes commis à Gaza ne peut s’exercer en vertu de cette règle.
La compétence de la CPI peut
également résulter d’une décision du Conseil de sécurité de l’ONU, agissant en
vertu du chapitre VII de la Charte des Nations unies[9]. C’est
la seule hypothèse dans laquelle la Cour peut exercer sa compétence vis-à-vis
de crimes commis sur le territoire ou attribués à des ressortissants d’un Etat non partie à la convention de
Rome. Il en fut ainsi pour la Lybie et le Soudan. Compte tenu de la
composition politique du Conseil et du soutien dont Israël bénéficie auprès
d’au moins trois des cinq membres permanents, il est fort improbable que
l’initiative se reproduise pour les crimes commis à Gaza.
Il existe une troisième et
dernière hypothèse dans laquelle la Cour peut exercer sa compétence : sur
déclaration d’un Etat, effectuée en vertu de l’article 12.3 du Statut,
acceptant que la CPI exerce sa compétence sur son territoire et à l’égard de
ses ressortissants.
En vertu de cette démarche,
l’Etat peut décider d’étendre la compétence de la Cour à des crimes
antérieurs à la date de la déclaration.
C’est le sens de la déclaration
effectuée, le 22 janvier 2009, par l’Autorité palestinienne, auprès du Greffier
de la CPI.
La déclaration d’acceptation de compétence en date du 22 janvier 2009
À cette date, l’Autorité
palestinienne a déclaré reconnaître la compétence de la Cour pour les crimes commis sur le territoire
palestinien depuis le 1er
juillet 2002. À travers cette déclaration, l’autorité nationale a défini la
compétence temporelle de la Cour aussi largement que possible en la faisant remonter jusqu’à
la date d’entrée en vigueur du Statut de Rome.
C’est sur cette déclaration,
écartée en son temps par le Procureur Moreno-Ocampo, que s’appuie la plainte
adressée à la Cour le 25 juillet 2014.
Les auteurs de cette nouvelle
plainte ont pourtant limité son champ d’application aux crimes de guerre commis
à Gaza dans le cadre de l’opération dite « bordure
de protection» en juin et juillet 2014.
Alors qu’elle aurait pu, et peut-être dû être
adressée à la Cour au nom de l’Autorité palestinienne, elle est l’œuvre de deux
mandants : Monsieur Saleem Al-Saqqa, ministre de la Justice de Palestine et Monsieur
Ismail Jabr, Procureur général de la Cour de Gaza.
Il est à craindre que cette volonté affichée de montrer un accord politique
entre une autorité apparentée au Fatah et une autre s’exerçant sur un
territoire dominé par le Hamas ne rime qu’à souligner, en contre-point, une
dichotomie du leadership palestinien. On ne peut que regretter que les
vicissitudes passées et présentes rencontrées sur le chemin de la
reconnaissance d’un Etat palestinien n’aient pas servi à inspirer une démarche
unifiée[10].
La saisine de la Cour
Concurremment avec le Conseil de
sécurité, chacun des 122 Etats parties ou bien le Procureur, de sa propre initiative,
peuvent saisir la Cour de crimes internationaux mais seulement si ces derniers
ont été commis sur le territoire d’un Etat membre - ou ayant accepté la
compétence de la Cour - ou bien attribués aux ressortissants d’un tel Etat.
La démarche palestinienne du 25
juillet 2014 se fonde sur l’article 15.1 du Statut : elle sollicite que la
Procureure prenne l’initiative d’ouvrir une enquête. Or, la Procureure ne peut
agir, dans ce cadre, que si elle obtient l’autorisation de la Chambre
préliminaire pour ouvrir une enquête au regard des renseignements qui lui ont
été communiqués.
Il faudra donc attendre que Madame
Bensouda décide de saisir les juges de la Cour et que ces derniers se
prononcent sur la validité de la déclaration de compétence effectuée en janvier
2009.
Le choix de ce processus long et
aléatoire se comprend difficilement. Puisque la plainte du 25 juillet 2014 se
fonde, volontairement, sur la déclaration de compétence du 22 janvier 2009, l’enquête
ne commencera que si la Cour valide cette démarche, effectuée à une date
antérieure au vote des Nations Unies, le 29 novembre de la même année.
La nécessité d’un processus pérenne et efficace
Pourquoi tant de complication
alors qu’il eut suffi aux représentants légitimes des Palestiniens, de
souscrire une nouvelle déclaration de compétence, dont la légalité serait
incontestable, dans laquelle ils engloberaient, une nouvelle fois, les crimes
commis depuis le 1er juillet 2002 ?
Pourquoi l’Autorité palestinienne
tarde-t-elle à concrétiser sa volonté maintes fois proclamée d’adhérer au
Statut de Rome et de devenir un Etat partie?
En raison de pressions
diplomatiques de la part de partenaires ou de parrains qui estimeraient que l’accès
de la Palestine à la CPI serait un obstacle aux négociations de paix ? De
quelle paix et de quelles négociations s’agit-il ? Quels sont les acquis
que les Palestiniens risqueraient de voir disparaître s’ils s’accordaient la
possibilité de se voir reconnaître comme sujets de droit international ?
Ils verraient se tarir les aides
financières qui leur permettent de bâtir des infrastructures elles-mêmes promises
à une destruction probable lors de la prochaine offensive israélienne ?
Il est certain qu’une fois
acquise, la compétence de la Cour vis-à-vis des crimes commis sur le territoire
palestinien pourra s’exercer à l’égard de tous les acteurs du conflit, qu’ils
soient ressortissants israéliens ou palestiniens. Cela est vrai tant dans
l’hypothèse d’une simple déclaration de compétence qu’en cas d’adhésion de la
Palestine au Statut de Rome.
Il est tout à fait possible que
de grands efforts soient déployés pour alimenter l’enquête du Procureur avec
des dossiers accablants contre des dirigeants du Hamas ou d’autres mouvements
étiquetés terroristes par les chancelleries occidentales. Ces derniers ne
sont-ils pas déjà la cible de processus d’élimination autrement plus efficaces
que des poursuites criminelles soumises à un processus légal ?
La crainte de l’usage que l’Etat
d’Israël pourrait en faire contre leurs dirigeants est un motif inavoué de la
désaffection de certains Etats arabes pour la CPI. Si l’Etat hébreu s’est
jusque-là volontairement maintenu en dehors du système de Rome, n’est-ce pas en
raison des motifs sérieux qu’il aurait de craindre que ses dirigeants aient
plus de comptes à rendre sur le terrain du droit international que de bénéfices
à y récolter ?
Des considérations plus générales
peuvent expliquer le manque d’ardeur des palestiniens vis-à-vis de la Cour
pénale internationale. Nul ne prétendra qu’il suffirait que la Cour s’empare
d’une situation pour que les violations du droit international cessent sur le
territoire. Les exemples de la Lybie, du Soudan et de la Centrafrique sont, à
cet égard, édifiants. Il serait tout aussi malhonnête de prétendre que
l’engagement d’un processus légal entraverait les chances d’un processus de
paix, au demeurant inexistant.
L’action éventuelle de la Cour se
heurtera à ses difficultés
habituelles : une coopération insuffisante des Etats, des moyens
humains et financiers limités, une dépendance vis-à-vis d’acteurs extérieurs
pour rassembler les preuves et une prise en compte incertaine des intérêts des
victimes.
Aucun de ces obstacles ne
justifie que la population palestinienne soit volontairement maintenue en
dehors du champ de la protection pénale internationale. La CPI a précisément
été créée pour pallier la défaillance des Etats concernés dans la poursuite et
le jugement des auteurs des crimes internationaux les plus graves. Or, l’incapacité
des autorités palestiniennes à engager un processus judiciaire national n’a
d’égale que l’absence de volonté, côté israélien.
Il est- de nouveau- urgent que la
Palestine dépose les instruments d’adhésion au Statut de Rome auprès du
Secrétaire-Général des Nations Unies. Cette démarche donnera à la CPI
compétence au regard des crimes internationaux susceptibles d’être commis sur
son territoire- et par ses ressortissants- à l’avenir. Son adhésion lui offrira
un siège et donc une voix au sein de l’Assemblée des Etats parties qui exerce
les fonctions législatives et de supervision vis-à-vis de la Cour.
Il serait efficace que, de
surcroît, la Palestine souscrive immédiatement une nouvelle déclaration de
compétence auprès du Greffier de la Cour et engage, dès à présent, des efforts
diplomatiques afin que les résultats de l’enquête confiée par le Conseil des
droits de l’homme de l’ONU à une commission indépendante soient exploités par
le Procureur de la CPI.
Alors seulement cette impression
de passer par la petite porte se dissipera et l’inanité attachée aux
expériences passées des missions d’enquête effacée. La conscience de l’humanité
ne peut plus s’accommoder d’engagements aussi éphémères que l’émotion suscitée
par un intérêt médiatique bien volatile. En agissant ainsi, les dirigeants de
la Palestine affirmeront leur détermination à voir nommer, poursuivre et juger
les criminels. De simples victimes, les palestiniens deviendront enfin sujets
de droit, acteurs de leur procès à qui les réparations seront dues et non plus
consenties.
Alia Aoun est
avocate au barreau de Paris, spécialisée en droit pénal. Admise depuis 2008 sur
la liste des Conseils de la Cour pénale internationale, elle a exercé, entre
2010 et 2012, les fonctions de Chef Adjointe du Bureau de la défense du
Tribunal spécial pour le Liban
[1] Plus de deux-tiers des 193 Etats membres,
soit 138 Etats ont voté pour ; 9 ont voté contre, dont les EU, le Canada
et Israël ; 41 Etats se sont abstenus, dont l’Allemagne et la
Grande-Bretagne
[2] http://www.ohchr.org/FR/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=14898&LangID=F
[3] La « violation des
règles d’un procès équitable » se glisse curieusement parmi les chefs de
crime de guerre et crimes contre l’humanité d’apartheid, d’occupation et
d’homicide volontaire
[4] Voir,
notamment : le mémo déposé devant le Bureau du Procureur par Madame Vera
Gowlland-Debbas, http://www.icc-cpi.int/NR/rdonlyres/56368E8B-2FBB-4CFB-88AB-98D105F2C56F/282610/PalestineGowllandDebbas.pdf
[5] Réponse à une question
dans le cadre d’une rencontre tenue le 20 mars 2013 à l’Académie diplomatique
internationale
[6] Les crimes de guerre,
crimes contre l’humanité ou le génocide. L’exercice de la compétence à l’égard
du crime d’agression est soumis à des conditions supplémentaires qui ne sont
pas en vigueur à ce jour. Ces crimes sont énumérés à l’article 5 du Statut
[7] Telles sont les conditions
préalables à l’exercice de la compétence définies à l’article 13 du Statut de
Rome
[8] Article 12.1 du Statut
[9] Article 13 b) du Statut
[10] Le communiqué
en date du 5 août 2014, publié par le Bureau du Procureur de la CPI, à
l’occasion de la rencontre entre Madame Bensouda et le ministre des Affaires
étrangères de Palestine, indique que le parcours de la plainte du 25 juillet
s’arrêtera là : « La Palestine
n'est pas un État partie au Statut de Rome. La Cour n'a reçu de la Palestine aucun document officiel faisant
état de son acceptation de sa compétence ou demandant au Procureur d'ouvrir une
enquête au sujet des crimes allégués, suite à l'adoption de la résolution
(67/19) de l'Assemblée générale des Nations Unies en date du 29 novembre 2012,
qui accorde à la Palestine le statut d'État non membre observateur. Par
conséquent, la CPI n'est pas compétente pour connaître des crimes qui auraient
été commis sur le territoire palestinien». (ndr en date du
6 août 2014)