Le mécanisme est aussi efficace que simple : encadrer les entrées et sorties du quartier ciblé par le déploiement de militaires tout au long des axes qui permettent d’accéder aux lieux et placer à chaque intersection des pénétrantes, des barrages filtrants ou bloquants. Dans les mailles de ce filet, sont enfermés certes les combattants, qu’ils soient de l’Armée libre syrienne ou d’autres groupes armés, mais aussi toute la population. A ce piège, 800 familles se sont laissées prendre dans le vieux centre de Homs. A raison de six personnes en moyenne par famille, ce sont presque 5 000 civils, qui voient leur fin advenir sous le regard d’une armée d’occupation. Des situations similaires se retrouvent dans d’autres espaces. A Yarmouk, d’où la bataille de Damas se serait déclenchée, la situation alimentaire ne cesse d’empirer depuis que le 14 juillet, les forces du régime ont bouclé les accès au terrain. Avant la révolution, un demi-million d’habitants y résidait. A partir d’octobre 2012, une pluie ininterrompue de bombardements en a vidé une partie des habitants. Pourtant, près de 50 000 restent. Figure de la présence palestinienne en Syrie, le camp de Yarmouk devient le symbole d’une nouvelle forme de répression à grande échelle : l’épuisement des populations par famine. Bientôt, les chefs religieux, les imams et les cheiks appelleront les habitants à se nourrir de chiens ou de toute autre viande, précipitamment reconnus comme halal devant le désastre alimentaire qui guette.
Ces quelques cas - qui laissent entrevoir une réalité probablement beaucoup plus répandue sur le territoire - amènent deux remarques. Pourquoi le régime orchestre-t-il de telles famines ? Et pourquoi les habitants encourent-ils le risque de demeurer dans ce quartier alors même que le dispositif s’est resserré peu à peu ? Répondre à la seconde question fournit des éléments pour la première. Aujourd’hui, entre le tiers et la moitié de la population syrienne est sur les routes. Depuis février 2012 (et le début de la bataille de Homs), les villes sont devenues la cible du régime. Deux raisons motivent ce choix. Tout d’abord, la répression - individuelle avec la torture, collective avec les bombardements - est avant tout une punition à l’encontre de toute fraction de la population qui a accepté des manifestations dans son quartier qui a témoigné d’une opposition sous une forme ou une autre. L’idée n’est pas tant de réduire l’opposition que d’imposer la peur et la soumission. Ensuite, avec les succès de l’automne 2012, l’humanitaire est devenu une arme de destruction massive pour le régime de Damas. Deux éléments explicitent la stratégie du régime. Tout d’abord, en juillet 2012, il promulgue une loi précisant que toute aide - fourniture de pains, de couverture ou hébergement - peut être assimilée à du terrorisme. Ainsi tout habitant d’un quartier ciblé par le régime est un «ennemi intérieur», tout «ennemi intérieur» doit être abattu dans une guerre «totale» (discours du 26 juin 2012), toute personne aidant un «ennemi intérieur», devient elle-même un «ennemi intérieur».
Dès lors, rejoindre les
routes de l’exil ou de l’errance en quittant son logement, son quartier,
s’avère plus compliqué. En outre, si le départ peut être assuré, qu’en est-il
du retour ? Aux Palestiniens, arrivés en Syrie pour un grand nombre d’entre eux
en 1948 et logeant à Yarmouk, fallait-il encore évoquer l’exil et l’incertitude
du retour ? Et vers où se diriger dans ce contexte de suspicion et d’errance ?
Si l’humanitaire est devenu un des enjeux, cela tient aussi à une tactique du
régime : à toute avancée conséquente de l’Armée libre, répondent des vagues de
réfugiés déclenchées par le bombardement massif et systémique des quartiers
d’habitation. L’afflux des habitants, que doivent prendre en charge les
combattants de la révolution, freine d’autant leur progression. Yarmouk et le
quartier (il n’est pas vraiment voisin) de Mouadamiya, ainsi que Douma et
Daraya, furent des sites d’expérimentation d’une telle politique, avec des
départs de plusieurs centaines de milliers d’habitants. Si donc des familles
demeurent, deux explications, au moins, peuvent être retenues : la résistance à
un ordre barbare qui souhaite dépeupler pour régner et l’impossible départ
devant une répression sourde.
Comment la famine s’intègre-t-elle dans cette stratégie ? Les armes chimiques furent trop visibles, la faim est plus discrète et tout aussi implacable. Devant l’impossible reprise des quartiers ou leur contrôle - les habitants s’étant de longue date solidarisés avec la lutte contre un régime qui ne leur promet que la peur, la terreur et la mort - le régime devait trouver un moyen radical de détruire toute opposition. La faim a cette vertu de n’épargner personne. Cette technique révèle aussi une certaine conception du pouvoir assadien. Pour demeurer et résister, le régime est prêt à utiliser toutes les techniques de terreur. Déjà, en son temps, le régime stalinien avait recouru à des famines de masse pour briser les velléités de désobéissance de l’Ukraine aux ordres de la collectivisation. Les méthodes se retrouvent : contrôler les flux de population, les bloquer, empêcher les denrées de parvenir afin d’écraser une population. Que sont quelques dizaines de milliers de morts au regard d’une victoire militaire sur les fronts de la capitale. Se dessine le visage de la Syrie défendu par le régime d’Al-Assad : tout désaccord précipite une famille, un quartier, une ville, un pays, dans le chaos des bombardements, ou dans les tourments de la faim. Bien sûr, il est légitime de se féliciter qu’un régime sanguinaire soit privé de ses armes chimiques. Mais nos clameurs de satisfaction se justifient-elles devant la perpétuation de telles pratiques ? Combien de squelettes d’enfants, de femmes et d’hommes devrons-nous dénombrer avant de considérer l’évidence : la cause du problème syrien réside dans le maintien d’un régime prêt à tout pour survivre.
Sébastien Abis Analyste politique Paul Balta Ecrivain et
journaliste François Burgat Directeur de recherches au CNRS Monique
Cerisier-Ben Guiga Sénatrice honoraire Jean-Paul Chagnollaud
Directeur de l’Iremmo Roger Heacock Professeur d’histoire à l’université
de Birzeit Bernard Hourcade Directeur de recherches au CNRS Géraud de
La Pradelle Professeur de droit émérite Bernard Ravenel Historien,
président d’honneur de l’AFPS Dominique Vidal Historien et journaliste Sylviane
de Wangen Dirigeante associative Catherine Wihtol De Wenden
Directrice de recherches au CNRS (Ceri, Sciences-Po) Karine Bennafla
Géographe Pierre Blanc Enseignant chercheur Estelle Brack Economiste
Marc Gognon Chercheur sur le Moyen-Orient Nilüfer Göle Directrice
d’études à l’EHESS Ghassan el-Ezzi Professeur de sciences politiques à
l’université libanaise Jean-Pierre Faugère Professeur des universités Salam
Kawakibi Politologue Agnès Levallois Journaliste et consultante Ziad
Majed Professeur universitaire Bassma Kodmani Directrice de l’Arab
Reform Initiative Iván Martín Chercheur (Madrid) Leïla Vignal
Maîtresse de conférences en géographie (Rennes-II) Nadji Safir
Sociologue Manon-Nour Tannous Université Panthéon-Assas (Paris-II).