La révolution syrienne a entamé son quinzième mois avec la plus grande mobilisation jamais connue. Vendredi 18 mai, 850 manifestations dans 647 points différents du pays ont eu lieu. Des dizaines de milliers de personnes ont défilé encore une fois défiant la machine de mort que la mission des Nations Unis n’a pas réussi à contenir. Selon les comités de coordination locaux de la révolution, 1401 personnes ont trouvé la mort depuis le 12 avril, date du « cessez-le-feu » mis en place par cette mission.
L’évolution de la situation en Syrie permet trois
constats.
Le premier concerne le statu quo
Le régime qui a déployé toute sa force et sa brutalité
n’arrive pas à écraser la révolution. Malgré les assassinats, les bombardements
des villes et villages, le siège des quartiers résidentiels, les massacres et
les campagnes d’arrestations, le nombre de manifestations évolue positivement
d’un vendredi à l’autre. Il suffit que l’armée du régime retire ses chars d’une
place publique, pour que le lendemain, les manifestants l’investissent de
nouveau. Dans le même temps, le régime Assad réduit à sa plus simple dimension
de machine de répression ne semble pas encore sur le point de tomber. Il reçoit
toujours, selon les différentes sources de l’opposition à l’intérieur du pays,
un soutien économique et militaro-sécuritaire russe, iranien et iraquien. Ce
qui conduit à dire que sans nouveaux paramètres décisifs, le rapport de force
actuel est appelé à durer dans les prochains mois.
Le second révèle une montée en force de l’aile
pacifique de la révolution
Le tableau suivant illustre l’évolution du nombre des
manifestations dans le pays tous les vendredis:
Evolution des manifestations au cours des
derniers quatre mois, de 603 à 850 par vendredi de mobilisation – Préparé par
le centre indépendant syrien pour les statistiques de la contestation
Damas et Alep, souvent considérées comme des villes
hésitantes ou fidèles au régime, figurent maintenant parmi les villes qui
bougent le plus. Damas connaît quotidiennement des manifestations et
l’université d’Alep a été baptisée « l’université de la
révolution ». Les contestations et sit-in dans son campus se
multiplient, et l’armée du régime l’a à deux reprises envahie, tuant, blessant
et arrêtant des dizaines d’étudiant. La semaine dernière, les cours ont été
suspendus, et les dortoirs fermés. Ci-dessous, en vidéo, les étudiants de
l’université, le 17 mai, profitent de l’arrivée des observateurs des Nations
Unies pour manifester et appeler à la chute du régime.
Ceci confirme l’élargissement de l’assise populaire et
géographique de la révolution (urbaine comme rurale, de classes sociales comme
de catégories d’âge). Ce regain de mobilisation pacifique prouve une fois de
plus que la militarisation (comme nécessité pour se défendre et comme
conséquence de la désertion des soldats et officiers refusant de tirer sur les
leurs) ne constitue pas la force principale, même si impérative, de la
contestation. Sa forte médiatisation avait caché pendant des mois l’autre
aspect, pacifiste de la révolution, alors qu’en réalité les deux fonctionnent
en parallèle.
Le troisième est que le régime Assad est désormais
qualifié de « force d’occupation » par beaucoup d'intellectuels et
activistes
Pour imposer son autorité, le régime Assad doit
occuper militairement le pays, et maintenir la violence et la terreur
quotidiennement. Il suffit d’une journée de trêve, pour que les mêmes espaces –
la veille désertés par les citoyens – soient de nouveau envahis par les hommes
et les femmes réclamant la chute du régime. La pancarte ci-dessous, faite par
le fameux comité de Kfarnebbel (petite ville au nord ouest du pays), illustre
bien cette réalité. Non seulement les Syriens se sentent en territoire occupé,
mais en plus ils accusent Assad d’être la vrai «Al- Qaeda » dans le
pays (allusion aux dernières explosions à Damas, Alep, Idlib et Deir Ezzour,
souvent attribuées par le régime à la nébuleuse terroriste).
Pancarte de Kfarnebbel
Le statu quo s’installe donc temporairement en Syrie.
Il pousse certains écrivains à revenir sur des débats de fond quant à la
révolution, les questions de la lutte armée, l’islamisation et les outils de
mobilisation.
Un texte de Yassine al-Hajj Saleh, éminent
intellectuel, ancien prisonnier politique et vivant en Syrie dans la
clandestinité depuis plus d’un an (texte écrit pour un livre prochainement
publié en allemand sous la direction de Larissa Bender), évoque la question qui
divise le plus les opposants syriens depuis des mois : les armes.
Ci-dessous, nous vous proposons une traduction de ce
texte.
La révolution et les armes
Par Yassine al-Hajj Saleh
Entre le début de la révolution, à la
mi-mars 2011, et la mission des observateurs internationaux de Kofi
Anan, 13 mois se sont écoulés durant lesquels la
révolution syrienne est passée par trois étapes.
La première s’étend du 15 mars à début
août 2011, une phase d'élargissement des
protestations populaires, qui se sont étendues à tout le pays. La
deuxième phase couvre la période allant de début août 2011 à début
février 2012, durant laquelle le régime est passé d’un traitement
sécuritaire dominant à un traitement militaire de la révolution. La troisième
phase a débuté le 3 février 2012, c’est le stade du
terrorisme, de la politique de la terre brûlée et de la
généralisation du meurtre et la destruction des quartiers et
des villes, en particulier à Homs, Idleb, Hama et les
banlieues de Damas.
Ces étapes se chevauchent. Le régime a fait
face à la révolution avec des moyens violents dès le début et a pratiqué l'assassinat
au quotidien. De nombreuses désertions au sein de l’armée ont été
enregistrées dès les premières semaines de la révolution. Elles ont eu pour
principal moteur la mauvaise conscience et le refus de tuer des citoyens
pacifiques. La résistance armée n’a émergé quant à elle que
dans la deuxième phase, alors que les manifestations étaient jusque-là le
moyen primordial de protestation.
Les débuts de la militarisation
Durant la première phase, et plus précisément le
09/06/2011, l’officier Hussein Harmoush a déserté
et formé la «Coalition des Officiers
Libres » (Harmoush fut enlevé en Turquie l'automne dernier.
Il a été torturé, et a ensuite été montré à la télévision
syrienne tenant des propos soutenant le régime. Depuis, il a
probablement été exécuté).
A la fin juillet, l’Armée Syrienne Libre s’est
formée sous le commandement du colonel Riad Al-Assaad comme cadre
général pour les groupes dissidents, y
compris les « Officiers Libres ». D’autres groupes de
civils dont les régions autrefois réprimées par le régime ont rejoint l’ASL.
Nombre d’entre eux ont ainsi manifesté leur forte indignation contre le
système.
Ce qui est sûr c’est que l’apparition de cette
composante militaire de la révolution n’a jamais été un choix ou une stratégie
au service d’une idéologie combattante établie d’avance…
La première phase a atteint son apogée dans
les manifestations de masse à Hama et Deir Ezzour auxquelles ont
participé des centaines de milliers de personnes sur le modèle de la place
Tahrir égyptienne. Le régime a sans doute hésité à réprimer les
manifestations de Hama en particulier en raison de la persistance du souvenir
du massacre de février 1982 dans la mémoire collective. Il se trouve aussi
que la ville a reçu la visite des ambassadeurs américain et français le 7 Juillet.
C’était un vendredi et cela a peut-être constitué une sorte d’immunité
relative… Cependant, au début du mois de Ramadhan coïncidant avec le tout
début du mois d’août, les chars ont pris la ville, de même que
Deir Ezzour, Homs, Idleb, des régions de Damas ainsi
que Deraa. Cela s’est accompagné par des niveaux
inouïs de pratique de la torture et de mort sous la
torture. Une violence rappelant celle des années 80 sans compter les victimes
quotidiennes dont la moyenne avoisinait les 20 durant cette première phase.
Deuxième phase et signes de chaos
Après le déploiement de l'armée, l'occupation
militaire des villes et des villages rebelles ainsi que
l'escalade de la violence à l’encontre des syriens, les
initiatives arabes ont fait leur apparition pour répondre à la
crise en Syrie. La plus importante était
celle d'envoyer des observateurs Arabes dans le dernier
tiers du dernier mois de l'année 2011, pour surveiller
l'engagement du régime à un cessez-le-feu. Cette mission n’a pas
abouti.
Le résultat de cette
combinaison d'agressivité croissante du régime et le sentiment
d’abandon (en particulier après le torpillage de la
Russie et la Chine des efforts arabes et internationaux le 4
novembre 2011), a masqué les voix appelant à une lutte pacifique en faveur
de celles prônant une réponse violente à la violence. En outre le
caractère général de la révolution est resté pacifique.
Les éléments de «l'armée libre» ont davantage été un élément de
dissuasion et de protection des manifestants.
Dans le même temps, les slogans et les bannières des
manifestations exprimaient le sentiment des syriens d’être livrés à leur
sort. Une bannière particulièrement marquante et célèbre est
apparue à l'automne 2011 : «A bas le régime et l'opposition, à bas la
nation arabe et islamique, à bas le Conseil de sécurité, à bas le
monde entier, à bas tout!" Un tel état psychologique qui
pourrait induire abattement et renoncement a mené à la confrontation par la
force dans le contexte syrien. La ville qui a soulevé la bannière
est Kfarnabbel, située dans la
province d'Idlib, un des berceaux les plus actifs de la
révolution sur le plan civil et militaire, proche de la
frontière turque et qui se dit occupée.
Bannière de Kfarnebbel.
Troisième phase et les combats de Baba Amr
La troisième phase a débuté
le 3 Février 2012. Son fief principal était la ville de
Homs, en particulier le quartier de Baba Amr, qui
était un bastion de la résistance armée. Cependant, le
quartier est tombé entre les mains des forces de l'ordre au
début du mois de Mars, après près d'un mois de siège et de
bombardement quotidien. Le régime en a fait de même dans d'autres
quartiers rebelles de Homs : massacres sectaires, le plus
célèbre étant dans le quartier de Karm al zaitoun, le
11 Mars 2012, qui a coûté la vie à 47 femmes
et enfants, tués dans des conditions effroyables. Beaucoup de femmes
ont été violées. Cependant plus de deux mois et demi après
l’invasion de Bab-Amr, il semblerait qu’il n’y ait aucun avenir pour cette
conquête du régime ni aucun résultat constructif.
La politique de la terreur généralisée
et de la terre brûlée s’est également propagée dans les
régions d’Idleb, Alep, Deir Ezzour, et les zones rurales de
Damas. Elle s’est caractérisée par la démolition et le pillage des
domiciles des militants, ainsi que leur brûlage avec les victimes à
l’intérieur. Durant cette période, la
moyenne des victimes variait entre 70 et 100 par jour.
Cette escalade intervient un jour après le second
veto de la Russie et la Chine, contre une résolution sur la
Syrie et la visite du ministre des Affaires
étrangères et chef des services secrets russes à la
Syrie. Il semblerait que les deux hommes aient encouragé le
régime à bénéficier de la couverture politique au Conseil de sécurité
pour en découdre rapidement sur le terrain.
Pendant ce temps, les composantes militaires
et civiles de la révolution coexistaient dans le même espace, sauf
peut-être un nombre limité de régions sur la frontière
turque. Avec leur armement léger, leurs ressources limitées et leur
origine sociale modeste, la plupart des soldats déserteurs ont rejoint leur
région d’origine pour y vivre et protéger les leurs. Cela s’applique plus aux
civils parmi eux qui essaient de faire face au régime du mieux qu’ils
peuvent.
Cette réalité est précisément ce que le
système s'efforce de briser en s’en prenant à l'environnement
social des combattants, en s'appuyant sur la couverture sino-russe et
le soutien militaire irano-russe.
La modestie des moyens des combattants et ceux de leur
environnement social n’a permis de fournir que de l’assistance humanitaire et
une collecte de dons auprès de citoyens sympathisants.
Le point très important à garder à l’esprit c’est
que pendant tout ce temps la révolution populaire civile est restée
pacifique dans une large mesure et ne s’est jamais transformée en un
face-à-face entre deux parties armées (le régime et l’opposition) comme le
suggèrent les médias du régime et certains médias arabes
et internationaux. Avides de sang et de violence, plus que des faits
réels, les médias rattachent systématiquement la dimension armée à la
révolution alors qu’elle est en réalité secondaire. La révolution n'est
pas la rébellion armée syrienne, il s'agit
d'une révolution pacifique, avec une composante armée.
Combattants de l'armée libre.
Pour ou contre les armes
Vers la fin de la deuxième étape, et
plus dans la troisième, on a entendu au sein d’une partie de
l’opposition syrienne de plus en plus de réserves concernant la militarisation
de la révolution qui tendent à lui faire porter la responsabilité du
durcissement du régime et expriment une certaine nostalgie des premiers jours
de la révolution. La crainte justifiée du risque lié à la militarisation,
les complications potentielles dans le futur, la complexité d’aujourd’hui,
toutes ces questions font l’objet d’un débat en cours au sein de
l’opposition. Il risque cependant d’être perverti en débat idéologique ou
en concurrence entre des « brigades » politiques et intellectuelles
au lieu de rester proche de la réalité et de ses considérations.
L'organisation
des combattants, administrativement, politiquement et
intellectuellement, physiquement et moralement, est
l'option préconisée par l'auteur de ces lignes. C’est compatible
avec la préservation du caractère pacifique de la révolution. A chaque
fois que les opposants à la militarisation ont dû discuter sérieusement les
politiques adéquates concernant cette composante, ils sont arrivés à quelque
chose de proche de cette option.
Mon point de vue est que le rôle de la composante
militaire a été un facteur aidant pour la révolution pacifique. Il a
contribué à son expansion et sa consolidation contrairement à ce que
prétendent certains.
La contestation pacifique peut rendre la révolution
plus vulnérable aux yeux du régime malgré sa supériorité morale.
Un aperçu de la révolution dans son
ensemble, montre que la protestation pacifique et la résistance
armée, ont fonctionné ensemble. On ne voit pas pourquoi la révolution
devrait renoncer à une composante militaire, sans le
moindre signe de changement dans le climat politique
général dans le pays, sans aucune volonté par le
régime d'abandonner son option militaro-sécuritaire ou de restreindre
la violence, y compris celle de « ses civils » contre les
manifestants. Les « chabbiha » (civils fidèles au
régime), sont pour beaucoup d'entre eux des criminels et d’anciens
employés. Si le régime persiste dans l'escalade de la
militarisation, et rien n’indique le contraire, l’expansion de la tendance
à l’armement et à la confrontation armée serait probablement la première
option. « L’Armée Libre », titre pompeux donné à la résistance
armée, risque d’être dépassé dans certains cas par des groupuscules jihadistes.
Ces derniers défendent une cause religieuse et non nationale et leur langage
est la violence radicale ou le « terrorisme ».
Les implications de la militarisation
Il importe dès à présent de tenir compte des
implications de la militarisation de la révolution.
La première de ces implications est que les
conséquences des pertes humaines et matérielles du conflit armé
interne, sont autrement plus élevées que celles causées par des
protestations purement pacifiques. De plus, un conflit armé a plus de
chances de susciter des interventions extérieures que les manifestations
pacifiques.
La seconde est le rétrécissement du champ
d’identification et d’adhésion à la révolution. Nul doute qu’une
révolution totalement pacifique attire un public diversifié en
termes de sexes, de générations, et en termes communautaires et
religieux. Elle gagnerait également une sympathie plus large provenant de
l’étranger. Le débat sur la militarisation parmi les militants
dans la sphère publique se réfère à cette réalité. Durant les
premiers mois de la révolution syrienne, les hésitants n’avaient aucun argument
pour s’y opposer. Mais l'émergence d'éléments armés de la révolution
a offert à un public réticent à des degrés divers des excuses pour
conforter ses hésitations voire même de décider à s’opposer à la révolution.
La troisième implication de l’apparition de la
militarisation est la complexité des difficultés auxquelles sera confrontée la
nouvelle Syrie suite à la chute du régime par la force. Les expériences
historiques, de la France à la Russie, et de la Chine à l’Algérie,
montrent bien que les révolutions violentes peuvent plonger les pays dans des
années de troubles et de tensions. Dire que la révolution a été
forcée de prendre les armes, ce qui est vrai, ne devrait pas empêcher
dès maintenant à réfléchir à toutes ces implications et à en anticiper les
conséquences.
En réalité, ce qui fait preuve de la
profondeur de la Révolution syrienne et de l'équité de sa
cause est que la militarisation était un mécanisme de
défense dans une large mesure. La militarisation ne s’est pas faite au
détriment des autres formes de lutte. De plus, la révolution dispose de
mécanismes intrinsèques pour pallier à certains débordements. Ce qui est plus
important que d’avoir une révolution qui prétend être sans débordements (une
impossibilité en soi) ou sans autocritique et sans remise en question.
Les véritables défis
Pour conclure, la composante militaire de
la révolution fait face aujourd’hui à 4 défis majeurs. Le premier est
l’organisation interne et la mise en place de règles de conduite
militaires internes. Le second est la résistance aux tentatives
des personnes ou entités ou groupes régionaux de la financer. Ceci
crée un risque de fabriquer des milices dont l’objectif ne serait pas
nécessairement de faire chuter le régime ni de reconstruire une nouvelle Syrie
mais plutôt de servir les intérêts des financeurs. Le troisième défi
est le défi terroriste, qui est susceptible d'être généré par le
régime syrien. Le quatrième est l’efficacité et la flexibilité dans la
confrontation du régime et l'établissement de mécanismes adéquats à
ce niveau. Chacun de ces défis est essentiel, et ils représentent
ensemble une entreprise colossale.
Mais nous sommes dans la gueule du monstre et seule
notre sagesse et notre vision politique nous sauveront.
Texte traduit par Nadia Aissaoui et Ziad Majed