Dans le contexte de la révolution syrienne
actuelle, deux questions développées par Seurat semblent particulièrement
intéressantes à revisiter.
La ‘Asabiyya, élément moteur du système
Dans son analyse du système fondé par Hâfez
al-Assad, Seurat utilise un concept d’Ibn Khaldoun[1]: la ‘asabiyya
(ce que Durkheim appelle «la solidarité mécanique»). Ce concept lui
permet d’expliquer le rôle du pouvoir et des associations que le clan Assad a
créées dans la transformation de la communauté Alaouite en une confession
politique (et pas seulement religieuse). Cette transformation s’est opérée à
travers un discours, une réactivation dans la mémoire collective d’une
hostilité à la ville et son «histoire d’exploitation des ruraux », et un
recrutement des jeunes de la communauté dans l’armée et les services de
renseignement. Elle a également été renforcée par un contrôle du parti Baas et
une instrumentalisation de ce dernier pour soumettre les institutions de l’Etat
et les organisations de la société, notamment urbaines, à ses commandes. Ainsi,
Assad a soudé la communauté et établi une ‘asabiyya dominante dans le
pays, tout en élargissant progressivement l’assise sociale et les réseaux
économiques de son pouvoir.
La question communautaire de même que celle des
rôles des forces armées et du parti Baas restent aujourd’hui omniprésentes pour
la compréhension de ce qui se passe en Syrie, celle du fils et héritier de
Hâfez, Bachar al-Assad. La ‘asabiyya persiste en tant que solidarité
de corps pour maintenir la base fidèle au régime, et est de ce fait le
principal atout qui lui reste, après la décomposition de son autorité, de son
contrôle symbolique, de son discours et de sa métamorphose en une simple
machine répressive depuis mars 2011. Par contre, la démographie et les
évolutions socio-économiques ont modifié la donne du paradoxe urbain-rural. Le mouvement de contestation n’est plus
uniquement citadin, comme Seurat le décrivait au début des années 80. Il est
également rural, et le rapport ville/campagne ne peut plus le contenir ou
dresser ses frontières. Ces dernières sont dépassées par la nouvelle génération
qui reconstitue son champ d’action, à la fois dans des régions périphériques, dans
les nouveaux espaces rattrapés par l’élargissement des agglomérations, et dans
le cœur même des cités syriennes.
La société contre son état
Michel Seurat utilise cette « controverse
hégelo-marxienne » pour intituler un de ses textes sur la confrontation
qui opposait les frères musulmans (et des formations politiques et syndicales
islamistes comme de gauche) au pouvoir Assad entre 1979 et 1982. Une
confrontation qui s’est soldée par les massacres de la ville rebelle de Hama,
et des campagnes d’arrestations massives contre les opposants politiques. Assad est parvenu en fin de compte, en
s’appuyant sur la ‘asabiyya à l’intérieur du pays, et sur la complicité
ou le silence à l’extérieur (notamment au niveau international), de même que sur
sa rhétorique idéologique (se réclamant du nationalisme arabe et de la lutte
contre l’impérialisme et le sionisme) à réduire en cendres le champ politique
syrien et à éradiquer les frères du pays. Mais s’il a réussi, c’est aussi parce
que les frères n’ont pas pu étendre horizontalement leur soulèvement, que Damas
et sa bourgeoisie ne les ont pas suivis, et que la terreur s’est rapidement
installée érigeant les murs de la peur et du silence. La Syrie est devenue un
espace fragmenté, ses habitants solitaires, des « hommes écrasés les uns
contre les autres » comme le décrit H. Arendt dans son analyse de la
tyrannie.
Si cette lourde défaite de la société syrienne
a anéanti toute possibilité d’action politique collective pendant des décennies
(exception faite du court printemps de Damas en fin 2000 et début 2001), la
révolution syrienne aujourd’hui marque la sortie définitive de la solitude.
De Deraa à Homs, de Deir Ezzour à Hama, de
Damas à Edlib, de l’université d’Alep à Salamiyya et de Kfernabel à Qamechli, les
syriens dans leurs manifestations quotidiennes et dans leur résistance à la
machine de mort reconstruisent leur champ politique sur les décombres de la peur.
Ils rétablissent dans leur solidarité citoyenne
des liens territoriaux et se réapproprient la géographie, l’espace, afin de
dépasser le déchirement, la fragmentation et retisser les rapports sociaux.