Huit mois après
la chute de Ben Ali, sept après celle de Moubarak, leurs procès
historiques commencent. A l’affût des révolutions et évolutions qui
se poursuivent dans plusieurs pays arabes, quel est l’état des lieux aujourd’hui ?
Qu’est ce qui a changé et quels sont les défis qui se précisent de plus en plus
à Tunis, au Caire et à travers toute la région ? Chronique de Nadia
Aissaoui et Ziad Majed, Mediapart.fr
Attentes
et frustrations : Tunisie et Egypte
Toute chute de
régime despotique crée de grandes attentes et des frustrations qui leur sont
relatives. Ainsi, la fin des ères Ben Ali et Moubarak devait pour une grande
partie des tunisiens et égyptiens être le début d’une renaissance politique et
économique à même de répondre à tous les défis et changer les pratiques. Or, la
réalité des choses est plus complexe : les difficultés économiques et
sociales sont bien présentes, la culture politique conservatrice imprègne
encore les mentalités et les calculs politiciens font leur retour sans
surprise. Ce qui fait qu’une majorité des citoyens et citoyennes ont déjà le
sentiment d’avoir été floués dans leur espérance légitime. Cela ne contredit en
rien leur fierté d’avoir réussi à tourner la page du despotisme, ni leur
conviction que l’investissement de l’espace public et la libération de la
censure et de l’auto-censure est définitive et irréversible.
Chantiers
législatifs : Tunisie, Egypte, Maroc et Jordanie
Pour préparer
les premières élections présidentielles et législatives après les révolutions
tunisienne et égyptienne, ainsi que pour contenir les revendications politiques
au Maroc et en Jordanie, des projets de loi et des plans de réformes sont à
l’ordre du jour. Les lois électorales adoptées en Tunisie et en Egypte ne
conviennent pas à tous les partis ou formations politiques, pas plus que les
amendements constitutionnels. Même si la proportionnelle et le quota de 50%
accordé aux femmes dans la nouvelle loi électorale tunisienne sont plus prometteurs
que la loi en Egypte qui prévoit un système mixte (la moitié des sièges par
vote uninominal et l’autre moitié par liste de partis politiques) sans quotas
pour les femmes, nombreux sont les partis politiques et mouvements sociaux dans
les deux pays qui s’y opposent.
Par ailleurs,
le passage aux monarchies constitutionnelles au Maroc et en Jordanie longtemps désiré
par les oppositions et finalement reconnu par les deux monarques comme
nécessité pour éviter la contagion « révolutionnaire », requiert de
nouvelles constitutions. Certaines mesures semblent être prises à ce niveau, mais
laissent encore sceptique. Seule leur mise en œuvre dans les mois à venir
décidera de leur sérieux dans le champ politique.
Rapports
de force : Tunisie et Egypte
Cet automne sera
décisif en Tunisie et en Egypte pour illustrer finalement le véritable rapport
de force entre les tendances politiques en présence. Si les clivages
« laïque – islamiste » en Tunisie ou « civil –
religieux » en Egypte sont les plus importants et intéressants à prendre
en compte, d’autres paramètres entrent en jeu. Ainsi, le rôle des militaires,
des hommes d’affaires qui se sont souvent alliés aux anciennes élites, des mouvements
de jeunes qui ont initié les révolutions, des femmes qui défendent des acquis
politiques et sociaux en Tunisie ou cherchent à en « arracher » en
Egypte, des forces politiques de gauche ou libérales de même que des tendances
au sein de la mouvance islamique (entre frères musulmans, jeunes des frères
musulmans et salafistes) sont aussi à analyser minutieusement. C’est que la
Tunisie et l’Egypte sont un véritable laboratoire vers lequel le monde arabe est
tourné pour comprendre les conséquences des révolutions et la
« réalité » des sociétés longtemps bâillonnées par les despotes et leurs
gouvernements.
Répression temporairement
réussie : Bahreïn
L’étouffement
de la révolution qu’a connu le Bahreïn, pour différentes raisons internes
(communautaires vu la forte stratification verticale de la société entre
chiites et sunnites) et externes (le rôle saoudien hostile à toute
démocratisation dans la région et les craintes américaines d’une
« déstabilisation » dans le golfe profitant à l’Iran), reste jusqu’à
présent un cas unique.
Néanmoins, le
succès du gouvernement Al-Khalifa à réprimer le soulèvement de la majorité
populaire n’est pas définitif. Le petit royaume a déjà connu dans son histoire
une série de soulèvements et une résistance sous différentes formes civiles au
despotisme. Les divers camps de l’opposition pourraient se regrouper de nouveau
suite à un développement interne ou externe majeur comme cela a été le cas à
plusieurs reprises dans le passé.
Médiations :
Yémen
Dans le pays arabe
le plus pauvre, la situation semble stagner depuis quelques mois déjà. Si la
contestation populaire et la mobilisation ne faiblissent pas et si chaque
vendredi des centaines de milliers de yéménites se rassemblent dans les grandes
places de Sanaa, Aden, Taez et autres villes du pays réclamant le départ du
président Saleh, ce dernier - blessé dans un attentat et présent depuis en
Arabie Saoudite - refuse de démissionner.
L’Arabie et les
Etats Unis tentent de trouver depuis quelques semaines des compromis pour une
transition par crainte d’un changement radical (pour les saoudiens) et d’un
chaos profitant aux islamistes jihadistes (pour les américains). Avec une armée
divisée et des tribus (puissantes structures sociales) également armées, tout
accrochage pourrait dégénérer en conflit généralisé. Par ailleurs, nombreux
sont les observateurs yéménites qui continuent à minimiser le danger de
Al-Qaeda (sans nier pour autant la présence de ses combattants dans certaines
régions). Ils maintiennent toujours l’idée du spectre agité par le régime Saleh
pour gagner le soutien américain.
La peur de se
retrouver responsable du déclenchement d’une guerre qui mettrait fin à toute
aspiration démocratique dans le pays a créé une sorte de stand-by fragile. L’opposition
maintient toutefois la pression pour forcer le départ de Saleh.
Conflit
armé : Libye
L’acharnement
de Kadhafi à se maintenir au pouvoir et la guerre en Libye sont sans doute le
facteur le plus nuisible aux processus révolutionnaires en cours durant ce
printemps arabe.
Le fait que la
« vague » pacifique qui a commencé en Tunisie et en Egypte avant de
rejoindre la Jamahiriya se soit transformé en conflit armé a permis à beaucoup
de régimes de se préparer et d’utiliser leurs armées contre les manifestants
(Bahreïn et surtout Syrie). Ils le font avec d’autant plus de liberté et de
cynisme que la communauté internationale ne peut plus répéter
le « scénario libyen » ailleurs. L’intervention militaire de l’OTAN
sur demande onusienne, sans mandat de renversement du pouvoir, a montré ses
limites et produit jusque là des effets pervers. Son incapacité à être décisive
et rapide ainsi que le manque d’expérience et les divisions dans les rangs des
rebelles ont transformé ce qui devait être à la base une mission de secours en
conflit ouvert. Le mandat d’arrêt contre le dictateur n’a pas non plus permis
une arrestation ni une opération militaire (sous le chapitre sept) pour sa mise
en œuvre.
Ali Ferzat - Syrie |
L’exception
syrienne
On a souvent
évoqué l’exception syrienne (qui consistait à dire que le régime syrien
échapperait au « printemps » vu sa position quant au conflit
israélo-arabe). Si toutefois exception syrienne il ya, elle ne se situe
certainement pas à ce niveau, mais plutôt au niveau de la barbarie du régime et
du courage du peuple.
Depuis Mars
dernier, on voit à l’œuvre un régime terriblement violent et corrompu. Près de
2300 syriens ont trouvé la mort sous ses balles et sa torture, des dizaines de
milliers ont été blessés, arrêtés, ou forcés à l’exil. Il s’agit également d’un
régime manipulateur. Non seulement en interne où il cherche à se rallier les
minorités en semant la peur et le doute dans leurs esprits, mais aussi sur le
plan régional. Il répand en effet une propagande quant à sa position
géostratégique dont ont toujours pâti (physiquement et politiquement) une
grande majorité de syriens mais aussi des palestiniens et des libanais.
Par ailleurs, la
révélation de ce printemps arabe est sans conteste les citoyens et citoyennes syriens déterminés à mettre fin à plus de 40 ans
du règne du clan Assad. Malgré un silence gouvernemental arabe et occidental
assourdissant (qui n’a pris fin que dernièrement), ces amoureux de la liberté
affrontent tous les jours les balles et disent leur rejet du despotisme à
travers une créativité et une endurance inégalées dans la région.
Septembre :
rentrée des défis
La rentrée en
septembre qui coïncide avec la fin du Ramadan est une nouvelle phase dans les
révolutions (ou processus) en marche. Plusieurs chantiers sont en cours et
plusieurs combats sont encore à mener. De la préparation des élections (Tunisie
et Egypte), au bilan de la situation militaire (Lybie), des projets de réformes
(Maroc et Jordanie) aux médiations (Yémen), de la réorganisation de
l’opposition (Bahreïn) à la guerre des volontés (Syrie). Puissent les acteurs
de ces révolutions relativiser leurs frustrations. Huit mois à peine se sont
écoulés et voilà que le visage du monde arabe en est transformé à tel point que
la littérature et analyse politique contemporaine sont à revoir. Le changement étant
un processus qui s’inscrit dans la durée, le plus important n’est-il pas de
garder la conviction que quelque soient les obstacles et les défis posés, le « jeu
en vaut la chandelle » ?