"… Et il y a des morts qui éclairent la nuit des papillons, qui arrivent à l’aube pour prendre le thé avec vous, calmes tels que vos fusils les abandonnèrent. Laissez donc, ô invités du lieu, quelques sièges libres pour les hôtes, qu’ils vous donnent lecture des conditions de la paix avec les défunts" - Mahmoud Darwish, 1992.
C'est par des extraits de ce poème épique qu'Elias Sanbar, écrivain, traducteur, fondateur de la Revue d'études palestiniennes en français et ancien ambassadeur de Palestine auprès de l'UNESCO, conclut son tract intitulé «La dernière guerre?», publié en avril 2024 chez Gallimard à Paris.
Le tract de Sanbar est un essai lumineux de 45 pages qui analyse la guerre à Gaza depuis le 7 octobre 2023, la contextualise, l'inscrit dans le temps long de l’histoire palestinienne, et explique la stratégie du gouvernement israélien tant à Gaza qu'en Cisjordanie et à Jérusalem, où les attaques et les confiscations de terres par les colons et l'armée d'occupation se poursuivent et s'intensifient. Il montre comment cette guerre, contrairement à celle menant à la Nakba en 1948, est «génocidaire»: il ne s’agit pas cette fois de pousser les Palestiniens à l’exil, à la disparition de leur géographie, mais de les détruire, de les anéantir, de viser leur existence même et tout ce qui la rend possible.
Ainsi, nous sommes passés en plus de 75 ans d’un projet de «politicide» qui cherchait à déraciner les Palestiniens de leur terre, à nier leur constitution en tant que peuple, en tant que nation, et en tant qu’entité politique légitime, à un projet de «génocide» qui essaie, sous le prétexte d’éradiquer le Hamas, de les éliminer, de les écraser sous les décombres et les ruines de leurs villes, villages et camps, et d’en finir avec les institutions internationales (dont l’UNRWA) qui rappelaient leurs droits fondamentaux, notamment le «droit de retour».
La majorité des gouvernements du monde, qui assistent aux massacres depuis sept mois, bien que « perturbée » par les voix des Palestiniens et de leurs soutiens, notamment l’Afrique du Sud et sa saisine de la Cour Internationale de Justice, semble paralysée, parfois complice. Elle peine à freiner le déclin d’un ordre juridique et de tout un système (dont l’ONU) mis en place après la deuxième guerre mondiale, et gangrenés par les conséquences de l’impunité des puissants, et d’Israël.
Un trou noir
Elias Sanbar nous confie au début de ce tract un souvenir lointain, un épisode traumatique de sa vie qu’il n’a réussi à dépasser qu’au terme de longues années de «lutte intime en moi, et contre moi», comme il dit. Il s’agit de son départ forcé, enfant de 14 mois, de la Palestine pour le Liban en avril 1948, aveuglé par des paupières inflammées, et porté par sa mère, qui, comme des centaines de milliers de femmes et d'hommes, croyait que leur errance était temporaire et que leur retour serait protégé par les clés de leurs maisons, qu'ils ont gardées soigneusement et cachées près de leurs cœurs. L’ophtalmologue qui l’a soigné à Beyrouth leur a expliqué quelques semaines plus tard qu’il avait fermé ses yeux par réaction à la peur de la mère.
Sanbar a donc commencé son exil par un trou noir. Et aujourd’hui, 76 ans après, ce trou noir est celui de milliers d’enfants à Gaza qui ont fermé les yeux, définitivement. Écrire sur cette guerre qui les extermine est ainsi en soi une obligation et un devoir pour rendre visibles leurs vies et leur mort.
Écrire l’histoire, «notre» histoire
Ce tract poursuit le travail dans lequel s’est investi Elias Sanbar depuis des décennies. Celui de l’écriture, de la documentation, de la traduction, et de la lutte contre l’effacement et contre l’oubli. Sa présence parisienne, de même que celle de Leila Shahid, avait réussi à imposer la voix des Palestiniens dans l’espace public français pendant de longues années.
Son nouveau texte aujourd’hui, et la réédition de «Figures du Palestinien» (Folio/Gallimard) apparaissent à un moment où la
censure de la parole palestinienne en France et en occident est de retour,
devenant même, avec la montée de l’extrême droite, plus féroce. Il fait ainsi
face, tout comme les autres textes, articles et paroles courageuses qui défient
la censure, au récit israélien qu’une majorité de politiques et de médias
essaient d’imposer…
Ziad Majed
Article publié dans l'Orient Littéraire, mai 2024