Dans
la nuit du 9 au 10 décembre 2013, Razan Zaitouneh, Samira Al-Khalil, Wael
Hamadeh et Nazem Hammadi sont enlevés par des miliciens (appartenant
probablement à « l’Armée de l’Islam » de Zahran Allouch) à Douma,
dans la Ghouta orientale de Damas.
Leur
disparition incarne en soi l’un des aspects les plus tragiques de la révolution
syrienne : quatre militants de la première heure contre le régime Assad qui
trouvent refuge dans une zone libérée, assiégée et bombardée par ses forces (aux
barils explosifs et à l’arme chimique), finissent enlevés par ceux-là mêmes qui
prétendent représenter la révolution.
Razan,
avocate et militante des droits humains, ayant défendu pendant de longues
années les victimes du régime (y compris islamistes) met en place clandestinement
à Damas en juin 2011 « les comités de coordination locaux ». Ce
réseau civil était le plus actif dans la mobilisation et la couverture
médiatique des manifestations révolutionnaires (jusqu’en juillet 2012). En
avril 2013, elle s’installe à Douma, co-fonde et anime cette fois le « Centre
de Documentation des Violations », pour préserver la mémoire des victimes et
lutter contre l’oubli et l’impunité.
Samira
quant à elle, avait passé 4 années et demi en prison sous Assad père pour son
appartenance à un parti de gauche communiste (elle est par ailleurs la
conjointe de l’intellectuel dissident Yassin Al Haj Saleh, qui a fait 16 ans de
prison). Elle a rejoint Razan à Douma et a régulièrement publié via Facebook des
témoignages poignants sur la vie quotidienne et la résilience des « gens
ordinaires » dans la Ghouta.
Nazem,
avocat et poète, codirigeait avec Razan le travail de documentation des
violations, et Wael, conjoint de Razan, emprisonné à deux reprises et torturé
par le régime après le début de la révolution, travaillait avec eux également,
et assurait généreusement la logistique du groupe.
La
« condition syrienne »
C’est
à partir du terrible moment de l’enlèvement de Razan, Wael, Nazem et Samira,
que Justine Augier s’engage à construire un long récit, retraçant l’histoire de
Razan Zaitouneh. Un récit non linéaire, intelligent, riche en témoignages, qui
restitue des fragments de vie de l’avocate syrienne. Elle y évoque ses traits
de caractère, ses humeurs, ses projets, sa force, ses fragilités, ses
contradictions, son ardeur, son acharnement, et son courage exceptionnel. Ce
récit les inscrit dans leur environnement social comme politique, et présente
par ce biais la «condition syrienne» et ses tourmentes telles que vécue par
Razan.
Augier
réussit tout au long de son texte à passer du notoire à l’intime en respectant souvent
l’absence lourde de la concernée et le silence qui l’accompagne. Nous sommes en
présence d’un récit qui contient les éléments d’un documentaire, mais aussi d’un
roman. Les détails, les versions concordantes ou divergentes qu’Augier
recueille sur les derniers jours avant l’enlèvement [de Razan] et ceux qui l’ont
suivi sont dignes d’un thriller. Un polar qu’elle alimente à partir de l’ouvrage
«L’état de barbarie» de Michel Seurat, du roman de Moustafa Khalifé «La coquille» et du travail du cinéaste Omar
Amiralay avec l’ancien otage au Liban Jean Paul Kaufman. A tout cela s’ajoutent
des passages de «Carnets de Homs» de Jonathan Little, et de
«Lettres de Syrie» de Joumana Maarouf qui inscrivent davantage le texte
d’Augier dans son contexte politique syrien.
Ce même contexte que «Our terrible country» d’Ali Atassi et
Ziad Homsi avaient filmé, et durant la projection duquel l’écrivaine a pu –
pour la première fois - percevoir physiquement Razan.
Les
témoignages et contributions de la famille Zaitouneh (mère et sœurs), de Yassin
Al Haj Saleh, et des collègues et amis proches de Razan, offrent à Augier la
possibilité de faire des allers-retours captivants et émouvants entre la vie « privée »
et « publique » de son héroïne. Et il serait, dans ce sens, réducteur
d’occulter les très nombreux aspects personnels de l’histoire de Razan pour ne l’évoquer
qu’en tant qu’incarnation d’un récit ou d’un destin syrien. Néanmoins, il est légitime
de considérer sa vie comme une épopée étroitement liée à l’histoire
contemporaine de son pays. Un pays malheureux, trahi, qu’elle n’a malgré tout jamais
voulu quitter…
Ziad Majed
Article paru dans l'Orient Littéraire, numéro de Septembre 2017, présentant le livre de Justin Augier, De l'Ardeur, paru chez Actes Sud à Paris