À l'heure de publier cet essai, six années se sont
écoulées depuis le début de la révolution syrienne en mars 2011. Une révolution
qui s’est transformée dès 2012 en lutte armée, puis en guerre totale avec
l’intervention de plusieurs acteurs régionaux, dont à partir de septembre 2015
celle de la Russie. Invitation à un retour sur la propagande du régime Assad,
ses politiques, sur l’attitude de la « communauté internationale » et
de certains milieux de la gauche arabe et occidentale, sur l’image et les
représentations du conflit syrien dans certains médias audiovisuels, ainsi que
sur la résistance de la société syrienne.
Papier publié dans la Revue Contretemps, numéro 33 (Printemps/Eté 2017)
Anti-impérialisme,
modernité et barbarie
Depuis sa fondation par Assad père en 1970 le régime
syrien s'est efforcé, par sa rhétorique et la construction de son image, de
s’appuyer sur trois piliers. Grâce à un discours “anti-impérialiste”, il s'est
rallié des nationalistes et des courants de gauche ; par son hostilité aux
islamistes, il s'est rapproché de certaines administrations occidentales et de
courants laïcs (et islamophobes); en affichant une modernité de façade, il
s'est montré plus évolué que ses administrés, ce qui a satisfait les tenants en
Syrie même d'une certaine idée de “l'Occident”. Ce dernier pilier est devenu
l’idéologie principale d’Assad fils depuis 2000.
Le régime s’est servi de ces piliers pour exercer la
violence la plus barbare contre son peuple. Et ce qui a semblé aléatoire et
d’une dureté abusive depuis 2011 n’était qu’un aspect parmi d’autres de ce
phénomène.
En y regardant de plus près, en analysant la liste des
victimes lors de la phase pacifique de la révolution (de mars à août 2011), ou après le
déclenchement de la lutte armée parallèlement à la lutte pacifique (de
septembre 2011 à juin 2012), ou lorsque la lutte armée est devenue l’aspect
plus ou moins dominant du soulèvement (depuis juillet 2012), on constate que le
dosage dans l'usage de la violence par le régime a souvent été dicté par des
choix sociaux, régionaux et confessionnels. C'est vrai pour la répression des
manifestants et la torture des prisonniers, comme pour les bombardements
aériens et l’usage de l’artillerie lourde, et jusqu’aux massacres, exécutions
et attaques chimiques.
L’exercice de la
violence contre les plus pauvres
L'excès de la violence utilisée par le régime dans
certaines zones rurales ou dans des quartiers et banlieues urbains ne
s'explique pas uniquement du fait que ces cibles constituaient des bastions de
la révolution. Ainsi, il a réprimé et torturé durant tout un mois les habitants
de Deraa ou des villages du Houran pour les punir d'avoir seulement songé à se
révolter (du 18 mars jusqu'à la mi-avril 2011), et afin de les donner en
exemple aux autres de sorte qu'aucune région ne se hasarde à les soutenir sous
peine de subir le même sort. Après quoi le régime a établi une stratégie de
violence préventive dont l'objectif était d'anticiper l’extension des
manifestations en prenant systématiquement pour cible facile les populations
les plus pauvres.
À l'exception de la ville de Homs, qui présente une
spécificité géo-confessionnelle (vu sa
démographie mixte – sunnite et alaouite – et vu sa position sur l’axe routier
entre la capitale et le littorale), on note que le Rîf (zone semi-rurale) de Damas, au même
titre que les zones rurales entourant Idleb, Hama, Homs, Alep, la région de
Deir Ezzor, quelques quartiers de Banyas et de Lattaquié, ainsi que les camps
palestiniens de Raml et de Yarmouk, ont dès le début constitué les cibles de la
violence la plus impitoyable.
Les habitants de ces régions appartiennent à une classe
de “parias”. C'est parmi eux que l'on trouve les journaliers et les petits
fonctionnaires des villes, parmi eux que se recrutent les femmes de ménage, les
cultivateurs et les petits marchands de légumes. Et comme une majorité parmi
eux est attachée au mode de vie rural, comme ils portent des vêtements
traditionnels, il était “surprenant” de les voir se révolter pour leur liberté
et leur dignité. Comment de telles personnes pouvaient-elle manifester en
faveur de valeurs “modernes” et considérées comme « occidentales »
dans des accoutrements si peu conformes à l’idée qu’on se fait de cette
“modernité” ? Pire, de quel droit réclamaient-elles la liberté, elles si
« conservatrices » et d’ordinaire si inféodées aux détenteurs du
pouvoir ?
L’extrême violence subie par cette catégorie de la
population n’a provoqué que peu de sympathie en sa faveur. Victime de la plus
flagrante injustice sociale, elle n’avait d’ailleurs jamais compté pour la
nouvelle classe dominante. Qu’elle fût décimée par les milices ou les services
de renseignement n’a soulevé que de la dérision de la part des “loyalistes”, y
compris ceux qui sans être nécessairement des affidés du régime, sont satisfaits
du semblant de stabilité qu'ils croient lui devoir. Il n’était pas rare
d’entendre ces derniers reprocher aux victimes de s'être attiré leurs propres
malheurs en se révoltant.
Le sens du ciblage
confessionnel
Au ciblage des populations pauvres s'ajoute un objectif
qui n'est pas totalement étranger au précédent, qui est lié à la question
confessionnelle. Ainsi, ce n'est pas un hasard si les victimes des massacres
étaient et sont toujours dans leur grande majorité des musulmans sunnites des
campagnes et des banlieues. Cela est dû à trois facteurs.
Le premier est que l'assise militaire combattante de la
révolution est essentiellement sunnite située dans les périphéries du pays.
Le second est que le régime cherchait à accréditer l’idée
selon laquelle le conflit “oppose deux blocs, l'un sunnite et l'autre
alaouite”. Assad, soucieux de ses relations avec les pays arabes et de son
image “nationale”, évitait dans le passé de soulever publiquement le problème confessionnel,
s'est alors mis à l'exploiter de manière flagrante. Pour attirer à lui les
minorités et resserrer les rangs de la communauté alaouite, et du fait de la
détérioration de ses relations avec ses anciens alliés (la Turquie, le Qatar et
l'Arabie saoudite). Et également pour agiter l'épouvantail de la majorité
sunnite à la face des chrétiens, au moment où les Frères musulmans et autres
forces de l'islam politique paraissaient avoir le vent en poupe (en Tunisie,
puis en Egypte en 2012). La minorité alaouite, qui lui assure la domination
politique, mafieuse et sécuritaire, n’a aucune prétention à l’hégémonie
religieuse, ce qui lui permet de se revendiquer de la défense de la “laïcité”
face aux sunnites extrémistes.
Le troisième facteur est probablement le plus important.
Si le régime cible des sunnites c’est précisément que ces derniers constituent
la « majorité ». Le sort des majorités dans le monde d'aujourd'hui ne
soulève jamais les mêmes préoccupations que celui des minorités. Dès que
celles-ci sont menacées, se lève un large mouvement de sympathie en leur faveur
car il y va de leur existence même. Expert dans la violence, le régime syrien
l'a compris dès la prise du pouvoir par Hafez al-Assad. Que des dizaines de
milliers de sunnites meurent, alors qu'ils sont des millions en Syrie et des dizaines
de millions dans la région (et près d’un milliard dans le monde !) ne
constitue pas une menace existentielle à leur égard. De plus, c'est à cette
communauté sunnite dominante qu'appartiennent les groupuscules qui terrorisent
tant. Les clichés qui sont attachés aux sunnites dans d'importants milieux
occidentaux ont une connotation négative, en rapport avec l’image des émirs du
Golfe, d’Oussama Ben Laden, des Talibans, puis de Daech, voire de celle des
jeunes en crise d’identité et en difficulté d’intégration dans les banlieues
des villes européennes.
Au regard de cette même équation confessionnelle et
politique, il apparaît clairement que le régime n’a pas exercé une extrême
violence contre les Kurdes ou les Ismaélites, lors de leurs soulèvements, bien
que des villes telles que Amouda et Qamichli (à dominante kurde) ou Salamieh
(fief ismaélien) aient été le théâtre de sit-in
et de manifestations massives. En “rationnant” la répression en vertu de
l’équation confessionnelle, il entendait confirmer son argument d’un combat
mené par son armée contre “l’extrémisme islamique”, les “bandes armées et les
djihadistes”. Par ailleurs, concernant les Kurdes, il a développé une stratégie
basée sur l’attribution de la nationalité syrienne aux Kurdes qui la réclamaient
en vain depuis des décennies, et sur le retrait de l’armée en faveur de milices
kurdes déployées dans la région de Hassaka, ce qui leur offrit la possibilité
de contrôler des ressources pétrolières et d’inquiéter la Turquie.
C’est par le recours à toutes ces méthodes fascistes que
le régime syrien a affronté la révolution[1],
les inscrivant dans une bataille que les Iraniens ont généreusement financée,
que les Russes ont couverte (avec les Chinois) politiquement, avant d’intervenir
militairement pour la mener directement, et que certaines forces politiques
occidentales, de gauche comme de droite, ont soutenue au nom de
l’anti-impérialisme et de la laïcité.
Un monde inerte
En politique, il ne sert à rien de regretter les occasions
perdues. En revanche, il est utile d’expliquer la détérioration de certaines
situations et leur complication. Il est également intéressant de démonter les
“prophéties auto-réalisatrices” que certains annoncent par peur des cauchemars
ou par désir de les voir se réaliser.
Un mélange de ces prophéties avec de mauvaises manœuvres
diplomatiques et les difficultés d’un moment politique perturbé par des
conflits régionaux et mondiaux a eu des conséquences dramatiques pour la
majorité des Syriens. D’une part, en privant leur révolution d’un armement
lourd qui lui aurait permis de se défendre et de réduire les dégâts. D’autre
part, par le gel des actions en justice contre le régime, même après son
utilisation de l’armement chimique, laissant perdurer le conflit, sous le
prétexte qu’on ne sait pas ce qui adviendrait de la Syrie si Bachar al-Assad
venait à tomber.
Bien que les relations internationales soient complexes
et que les erreurs d’estimation se soient accumulées avec leurs effets
désastreux, rien ne justifie l’atermoiement et l’indifférence face à la
catastrophe humanitaire qui dévore les Syriens et les Syriennes, adultes et
enfants, à coup de bombardements et de massacres, et face à la famine et aux
épidémies imposées par le régime et ses alliés à des régions entières, avec
l'objectif de pousser les habitants à capituler ou à être transformés en
fantômes en quête de salut.
Le monde est sans excuse lorsqu'il demeure sourd et muet
devant la tragédie qui se déroule en Syrie et dans les camps des réfugiés, ou
en mer pour des rescapés cherchant à traverser sur des embarcations de fortune.
Il n’a pas d’excuse non plus lorsqu'il s’abstient d’intervenir contre la
barbarie, sous prétexte de la crainte d’en voir une autre la remplacer.
De la « gauche névrosée »
Plus cynique encore que ce monde inerte face à la
« tragédie syrienne », sont certains écrivains et activistes de
gauche, arabes et occidentaux, qui se sont toujours arrangés pour faire
diversion par la “théorie du complot” dès que se posait la question du droit
des Syriens à la liberté et à la dignité.
Cette catégorie déploie sa propagande autour de trois
problématiques principales.
La première est davantage un subterfuge qu’une réelle
problématique puisqu’il est question d’inviter systématiquement les autres
tragédies régionales dans le débat sur la Syrie. Chaque fois qu’est évoqué
devant eux le nombre croissant de victimes syriennes, ils avancent le nombre
d’Afghans et d’Irakiens tués lors des invasions américaines, ou des
Palestiniens tombés lors des attaques israéliennes contre la Bande de Gaza[2].
Cette pirouette les dispense de se positionner clairement sur la situation en
Syrie, noyant celle-ci dans un magma confus engendré par les forces
“malveillantes” de l’impérialisme. Pour achever le tout, les Syriens sont
sommés de présenter des certificats de bonne conduite en se prononçant sur les
causes de la planète pour être éligibles à la solidarité.
La deuxième problématique est ancrée dans le
“conspirationnisme” proprement dit. Elle tend à substituer l’intérieur syrien à
son environnement direct. Elle ne voit pas des Syriens et des Syriennes qui
luttent pour leur libération, mais des projets externes et des pièges à la
Sykes-Picot. La dangerosité extrême de ces éventuelles manigances est censée
forcer selon ces chantres à faire front derrière le régime d’Assad, «pour braver
l’ennemi, Damas ayant un rôle historique en cela ».
Pour clore le tableau des obsessions, il reste celle que
véhiculent les ténors de la prétendue laïcité du régime, ces derniers préférant
se ranger aux côtés de la tyrannie non religieuse plutôt que de risquer la
“prise du pouvoir par des islamistes, si le régime venait à tomber”.
Et pour cautionner le régime d’Assad, certaines tendances
de la gauche “occidentale” ne font guère mieux que leurs “camarades” arabes.
Elles sont tout autant obnubilées par les obsessions anti-impérialistes,
teintées cette fois d’un culturalisme latent ou manifeste.
“L’anti impérialisme primaire” dicte à cette gauche un
soutien inconditionnel à tout régime du tiers monde qui prétend s’opposer aux
Etats Unis. C’est ce qu’il est convenu d’appeler désormais le “pavlovisme”. La
théorie du complot orchestré par l’impérialisme américain a un pouvoir de
séduction plus puissant que des analyses “classiques” qui rejettent
l’oppression et la tyrannie. Car ceux qui pratiquent cette théorie (surtout
s’agissant du Moyen Orient, ses ressources naturelles et ses conflits),
cherchent à se distinguer, à sortir du lot. Ils éprouvent une certaine
jouissance à s’ériger en connaisseurs du dessous des cartes et dévoilent les
pièges et l’hypocrisie des relations internationales. Or, tous ceux qui mettent
en avant ces arguments refusent en réalité d’admettre l’existence et la
légitimité de la cause du peuple syrien. Ils se contentent mécaniquement de
débiter des évidences sur les intérêts économiques et les enjeux
géostratégiques qui constituent le b.a.-ba de la politique internationale. Ces
experts bien-pensants prétendent détenir une connaissance exclusive de la
vérité sur les politiques de « l’occident » contre la région. Cela
leur confère une supériorité intellectuelle qui leur donne la clairvoyance et
la science infuse dont les Syriens sont privés. Par conséquent, dans ce
contexte “complexe” qu’est le Moyen-Orient, les révolutions et soulèvements
populaires ne seraient que des machinations maléfiques, et les millions de gens
(les Syriens) des marionnettes, guidées à leur insu vers leur perte.
Les « culturalistes » quant à eux, ne sont pas
impressionnés par la violence dans le monde arabe et musulman. C’est pour eux
un mécanisme coutumier de résolution de conflits chez ces peuples. La pratique
de la violence n’appelle donc pas en soi la nécessité de s’indigner outre
mesure. La violence est encore moins condamnée quand les victimes se trouvent
être des “islamistes”. C’est ici qu’une certaine gauche rejoint l’extrême
droite sur le terrain de l’islamophobie.
A tout cela s’ajoute un « négationnisme » qui
s’est révélé terrible lors des bombardements russes des quartiers Est d’Alep en
2016, ou lors des publications de rapports par des organisations
internationales, Amnesty et Human Rights Watch entre autres, sur la torture
systématique et les exécutions de milliers de détenus dans les geôles d’Assad.
Non seulement les négationnistes ont cherché à relativiser les crimes de guerre
et les crimes contre l’humanité commis par le régime Assad et ses sponsors,
mais ils ont même accusé ceux qui les évoquent d’être des agents de
l’impérialisme ou des victimes de sa propagande ! Cela témoignait de leur
mépris du peuple syrien et de sa souffrance, et de leur volonté de l’occulter,
pour une fois de plus n’évoquer que des complots et de la
« géostratégie ».
Impact de l’image et indifférence
Certains médias occidentaux ont déployé de grands efforts
pour couvrir “la révolution syrienne” de manière professionnelle. Cependant,
d’autres n’ont recherché que le sensationnel et les images choc. Les scènes des
mobilisations populaires au bout de nombreux mois ont perdu de leur pouvoir
d’attraction et gagner de l’audience, de même que les images des bombardements
quotidiens. Ces médias ont donc exploité, à partir de 2013, quelques scènes de
violence exercée par des combattants de la révolution ou par des djihadistes
venus en Syrie, pour en faire une dangereuse donnée politique. Deux cas
notoires sont à évoquer ici : Le “cannibalisme” et “le djihad du sexe”.
Il importe au préalable de rappeler que ces faits ont été
médiatisés au moment où il a été question de fournir à l'opposition syrienne un
armement moderne, et quelques jours après le massacre chimique perpétré par le
régime dans la Ghouta. Des images d’une barbarie incontestable ont fait le tour
du monde et défrayé la chronique. En mai 2013, on y voyait un homme supposé
être un révolutionnaire, feignant de dévorer le cœur d'un soldat mort. Cette
scène dite “du cœur dévoré” était en effet le fait d'un combattant syrien du
nom d'Abou Saqqar. Elle a eu lieu dans la région de Homs et sa diffusion a créé
un vacarme qui a failli porter un lourd préjudice au débat Syrien. Les médias
qui l’ont transmis ont ainsi fait un cadeau aux politiques en quête de
prétextes pour s'abstenir d'intervenir dans la question syrienne. Ils ont
également révélé une attitude voyeuriste contribuant à nourrir dans l'opinion
un imaginaire de de peur, d'effarement et de dégoût. Le plus grave était la
tendance à la généralisation qui en a découlé, et l'assimilation de ce cas
isolé d’un homme psychiquement dérangé à une pratique rituelle propre à la
révolution syrienne en général. Comment interpréter sinon la disparition
progressive dans une grande partie des écrans et de la presse des informations
sur la mort quotidienne de dizaines de citoyens, au profit d’images d'un
combattant exhibitionniste dévorant un morceau de chair prélevé sur le corps
ennemi ? Comment se fait-il que les actes de torture les plus barbares
pratiqués par le régime sur des milliers de détenus suscitent moins l’émoi
qu’une vulgaire scène de “cannibalisme” pathologique ? Que penser du fait que
cela se produise au moment même où se déroulent des pourparlers sur les
possibilités d'armer les révolutionnaires syriens ?
En tout état de cause, les conséquences d’une telle
médiatisation dénuée de toute déontologie ne peuvent que produire des retombées
politiques insidieuses. Car, aujourd’hui, on s’indigne plus volontiers de la
vue d’un fou furieux barbouillé du sang de sa victime que du sort des centaines
de victimes sous les décombres des bombardements. L'horreur de a vue d’un seul
homme dont on dévore sauvagement les entrailles va davantage émouvoir quelles
images, abstraites, de dizaine de milliers de personnes tuées par des moyens
« modernes ».
En définitive, dans les deux cas de figure, la conclusion
est la même : le regard porté sur les Syriens les dépossède de leur
humanité.
Le second cas qui mérite réflexion, compte tenu de la
charge libidinale qu’il a suscitée, est celui du fameux “djihad du sexe”. Rapporté
dans la presse tant orientale qu'occidentale en septembre et octobre 2013, il a
été décrit tantôt comme une “prostitution légale”, tantôt comme un volontariat
sexuel de certaines femmes qui rejoignent les rangs de la révolution syrienne,
ou encore comme une offre de services “djihadistes” rémunérés. Cette affaire a
aussitôt capté l’attention de plusieurs journalistes qui ont flairé un sujet
empreint d’« exotisme » en passe de faire de l’audience. Dès lors, le
fantasme des “djihadettes voilées” complétant l'image du mangeur primitif de
cœur, se dessine un tableau “orientaliste” nourrissant le cliché d'un orient
barbare.
Le plus scandaleux dans cette histoire est que les médias
se sont engouffrés les yeux fermés dans le sujet sans même prendre la précaution
la plus élémentaire du recoupage de l’information. Très vite, il s’est avéré
que le fait était fondé sur des rumeurs invérifiables. À l’inverse, il
s’agissait d’une fabrication de toutes pièces des services secrets du régime
syrien et de certains de ses alliés en Tunisie et en Algérie où se sont
répandus les premiers témoignages[3].
Même à supposer que ce phénomène ait été réel, il ne contient en soi rien
d'intéressant concernant la révolution. Il serait juste exploitable du point de
vue de l’anthropologie ou du comportementalisme, un travail qui nécessite de
vastes enquêtes auprès des personnes concernées.
Ici s'achève la composition d'une image qu’on veut donner
de la situation syrienne où les deux protagonistes en présence rivalisent de
criminalité et de folie. Face à une telle équivalence, les options en vue d'une
intervention internationale se raréfient et “l'opinion publique”, de plus en
plus perdue, opte pour la neutralité et l'isolationnisme qui profitent in
fine à Assad et ses alliés.
Cette tendance s’est confirmée, à partir de 2014, avec la
création de l’Etat Islamique, qui ne demandait pas mieux : attirer les
médias avec sa violence spectaculaire, avec sa barbarie filmée et capable de
capter toute attention.
La révolution
radicale
L’une des raisons de la
résistance de la révolution syrienne, malgré tout ce qu’elle a subi, et malgré
les revers politiques et militaires depuis l’intervention russe en 2015, est
probablement la radicalité de ce qu’elle implique : non seulement au
niveau du langage, des slogans et de l’explosion des talents artistiques, mais
aussi au niveau de la destruction de tous les systèmes qui ont écrasé les
Syriens pendant des décennies et des slogans qui justifiaient cette oppression.
Voilà pourquoi elle exalte toute une société dont elle révèle ce qu’elle a de
plus enfoui. C’est en cela aussi que réside sa “dangerosité”, car il y a
aujourd’hui en elle une violence à la mesure de sa capacité passée à subir la
violence dont elle était la cible et qu’elle a décidé de bannir mille jours
plus tôt. En 2011, dans une vidéo tournée sur la place du village de Bayda, le
jeune Ahmad Biassi a montré sa carte d’identité pour protester contre la
négation de son existence et celle de son village, alors que les médias
officiels prétendaient que les images montrant les forces loyalistes en train
de piétiner violemment des têtes – dont celle de Biassi – n’avaient pas été
filmées en Syrie. A partir de 2013, des milliers de jeunes (comme Biassi) ont
prouvé qu’ils étaient prêts à mourir sous les bombardements aériens et
terrestres plutôt que de subir une humiliation et de se contenter de la
dénoncer. Entre les deux moments, une partie des Syriens a rapidement franchi
la distance et il est de moins en moins sûr qu’ils soient prêts à accepter une
réconciliation sans que justice leur soit rendue.
La révolution
orpheline
Dans les révolutions, les
calculs des pertes et profits qui imposent les choix et les “lignes rouges”
n’existent pas. Car les révolutions se soulèvent par essence face à l’impossible.
Et dans le simple fait qu’elles puissent avoir lieu et tenir bon réside une
partie de leur succès : le retour des gens à la liberté, leur
réappropriation de leur destin, même si c’est pour un instant avant que la mort
les fauche. En ce sens la révolution syrienne a réalisé de grandes choses
jusqu’à présent, malgré le fait qu’elle soit orpheline et que son chemin de
croix soit encore très long...
Ziad Majed
[2] À titre d’exemple, la chaîne Al-Mayadeen,
proche de certains cercles de la gauche arabe, des nationalistes et du
Hezbollah a publié sur sa page Facebook officielle l’après-midi du 18 novembre
2012, une photo terrible de trois enfants et de leur mère baignant dans leur
sang, l’attribuant à un massacre commis à Gaza par les Israéliens un peu plus
tôt dans la journée. Il s’est avéré quelques heures après qu’il ne s’agissait
pas de Gaza mais de la Syrie, et que la vidéo dont cette photo avait été
extraite était déjà postée sur YouTube plus d’un mois avant sa publication par Al-Mayadeen. Le film avait été pris à
Hrak, dans la région de Deraa. La photo a été retirée du site le lendemain
matin sans aucune explication. Cette faute aurait pu être mise sur le compte
d’un problème “technique”. L’erreur est toujours possible devant tant d’images
terribles en provenance de la région. Il y en a eu en Syrie même, en Irak et
dans de nombreux autres endroits. On aurait pu penser en toute bonne foi que
ces images provenaient de Gaza, encerclée par les Israéliens depuis des années.
Mais dans ce cas précis, l’erreur est bien plus grave. Car la chaîne incriminée
est politiquement proche des vrais assassins des victimes dont elle expose les
corps pour émouvoir son public. C’est ainsi qu’elles sont escamotées par un
simple retrait de leur photo sans même un mot affirmant l’affliction de la
chaîne pour les enfants et leur mère, tués dans le sud de la Syrie
[3] Pour en savoir plus sur le sujet, se référer à l’article publié le 29
septembre 2013 par Ignace Leverrier dans son blog du journal Le Monde “Un œil sur la Syrie” sous le
titre « Vous serez déçus : le jihad du sexe n’existe pas »; de
David Kenner dans Foreign Policy (26
septembre 2013, en anglais), « Sorry the Tunisian sex jihad is a
frad » (« Désolé, le jihad du sexe est une
falsification ») ; de Christoph Reuter dans Der Spiegel (7 octobre 2013, en anglais et en allemand) « Sex
Jihad and other lies » (« Le jihad du sexe et autres
mensonges »).