La majorité des militants syriens
et des écrivains soutenant la révolution continuent à défendre son caractère
pacifique face aux appels à la lutte armée pour renverser le régime. Neuf mois
après le début des manifestations et rassemblements contre le règne des Assad,
plus de 5000 citoyens ont été tués par les services de renseignements, la 4e division
de l’armée et les Shabeeha (miliciens payés par le régime). Des dizaines de
milliers ont été blessés, torturés et contraints à l'exil. Au moins 15.000 sont
en prison dans des conditions effroyables. Le soutien de l'aspect pacifique de
la révolution demeure essentiel selon deux points de vue: l'un politique et
l’autre utilitariste. Nadia Aissaoui et Ziad Majed pour Mediapart.fr
La Révolution comme acte fondateur
Il y aurait encore de nombreuses
idées à développer sur les raisons de la révolution, ses caractéristiques, son
étendue, sa capacité à mobiliser, et le discours adopté par certains des
groupes impliqués dans celle-ci (ou ceux qui représentent la révolution
politiquement). Plusieurs de nos articles ont déjà traité ces aspects. Il
semble toutefois utile aujourd’hui d’extraire ce que le pacifisme et la
diversité des participants à la révolution ont permis de faire émerger en
Syrie. Il est possible de citer quelques éléments en ce sens :
– La destruction du mur de la peur
comme un acte d’auto-purification collective de l’emprise du despotisme
baathiste.
– Le retour de l'initiative
populaire et la mise à nu de la vérité du régime qui fait preuve d’une totale
incohérence dans ses démarches politiques et révèle l’inexistence flagrante
d’options en dehors de celles de l’appareil sécuritaire.
– La reconstruction du lien entre
les citoyens et la chose publique, que l’état d’urgence imposé depuis 1963 et
le monopole du pouvoir avec l’arrivée de Assad père en 1970 avaient aboli.
Cette réappropriation du droit inaliénable à la citoyenneté s’est manifestée
par une production artistique et politique abondante, la formation de comités
locaux, la tenue de réunions, l’organisation de manifestation dans les rues, la
défense de la liberté d’opinion et du principe de responsabilité et de justice.
– La primauté de l’affiliation
nationale sur les loyautés étroites et primordiales. La solidarité annoncée
entre les villes et villages alternativement soumis aux crimes et à la
répression a restauré le tissu politique, émotionnel et social qui a été
systématiquement détruit par le despotisme.
– L'innovation prolifique dans les
slogans, par le fait d'une combinaison empruntant à la satire et à la bravoure
pour démanteler le champ symbolique du despotisme. Ce dernier fournit
habituellement au tyran un aspect clé de son hégémonie et de son image de
fermeté et de sérieux.
– La transformation de l'espace des
réseaux sociaux (Facebook en particulier) en un grand « sit-in pour la
révolution» et pour la Syrie ressuscitée. Tout y est discuté, débattu entre les
Syriens dans leurs foyers, en clandestinité et à l’étranger, sur des pages
publiques et d’autres privées.
– L’élargissement semaine après
semaine de la participation populaire dans les manifestations et leur essaimage
horizontal dans tout le pays (dépassant les 250 manifestations par jour de
mobilisation au cours des trois dernières semaines).
– La promotion de la présence des
femmes comme leaders, camarades, écrivaines et citoyennes qui, en participant,
ont arraché un double droit face au régime et aux valeurs d'une société
patriarcale. Même si cela risque d’être temporaire, la transformation a eu
lieu et a des chances de devenir irréversible.
La révolution en tant qu’action
populaire n’appartenant ni à un groupe d'âge particulier, ni de sexe, ni de
secte ou de région, a donc entre autres choses reconfiguré le paysage de la
Syrie et redessiné un avenir nouveau. Elle a progressivement affaibli le régime
et l’a transformé en un appareil paniqué, se trouvant dans l’impossibilité
d'isoler ses «ennemis» et de les intimider même par le feu. Pour chaque
martyr des centaines de proches se sont à chaque fois ralliés pour lui faire
leurs adieux. Des rangs grossis par la solidarité des voisins et de la ville
pour atteindre des milliers voire des dizaines de milliers par cortège.
La révolution et les risques de la militarisation
Contrairement à la philosophie pacifique et à sa capacité de
mobilisation à travers le pays, le basculement de la révolution
dans l'action armée la ferait passer d'une large
participation populaire à une plus étroite impliquant des
combattants et des jeunes armés. Cela conduirait à un retrait de
la révolution du public vers le privé et un glissement vers une
confrontation au régime sur son propre terrain, la violence, là où il
existe et sait parfaitement agir.
Quant à l'utilitarisme cité dans l'introduction, il
exige une évaluation de deux aspects de la révolution si
elle venait à se militariser. A savoir le rapport de force militaire entre les
deux camps et l'impact des conflits armés sur la Syrie. Sur ces
deux points, l'avantage ne va pas aujourd'hui à la révolution. Compte tenu du
rapport de force inégal, il ne peut se produire de victoire rapide et
décisive pour les révolutionnaires s'ils prennent les armes. Par
conséquent, il ne pourrait y avoir de chute du régime sans
combats acharnés et pertes humaines et matérielles encore plus exorbitantes. De
telles pertes nuiraient forcément à la stabilité future et à
l'instauration d’intérêts nationaux communs. A cela s’ajoute ce que
l'on appelle l’«économie de guerre», avec l'entrée en jeu de
divers acteurs aux conceptions différentes concernant le
financement, les besoins logistiques, et in fine l'émergence d'une société
parallèle en Syrie dont les lignes de démarcation pourraient devenir
sectaires.
Toutefois, il est fort compréhensible d’entendre ceux qui refusent à
présent de subir la mort sans réagir. Mais si la vengeance calme les animosités et
les haines de manière temporaire, elle ne permet ni d’arrêter les
massacres, ni de briser la machine répressive surtout avec des moyens
dérisoires. Le recours aux armes nécessiterait autant de temps que celui
requis pour forcer la chute du régime de manière pacifique, par
la banqueroute économique, l’isolement diplomatique, la fissuration de
l’appareil répressif et la constitution de dossiers en vue de poursuites
pénales. La militarisation risque également de transformer
le leadership citoyen en leadership militaire (ou de milices) dont la
légitimité compliquerait le processus de transition démocratique.
En conclusion, la non-violence n'est pas seulement un choix
supérieur politiquement et moralement, mais aussi une option plus
pragmatique, qui préserve la révolution et ses acteurs. Or,
malgré les efforts déployés pour en protéger la
dimension pacifique, la ligne non-violente est constamment mise en danger.
Le régime cherche systématiquement à la déstabiliser, en ciblant
d’éminents activistes non-violents. Les assassinats, le harcèlement brutal
et la torture dont ils font l’objet illustrent l'étendue de sa hargne mais
aussi de sa peur d'eux. Ce fut le cas de Ghayath Matar de Darayya (mort
sous la torture en septembre), du docteur Ibrahim Othman (assassiné samedi
dernier), coordinateur des médecins qui soignent les blessés dans des
dispensaires clandestins et plusieurs autres. Le régime n'est plus capable
de penser au-delà du temporaire, de la provocation et du bain de
sang.
Par ailleurs, les défections dans les rangs
de l'armée sont en passe d'augmenter de façon constante. Même si le
refus des soldats et des officiers d'exécuter les ordres de
tuer leur propre peuple est en soi un acte courageux, il pourrait
cependant mener à des confrontations armées.
Ces développements augureraient d’une situation qui pourrait
dépasser les capacités du simple «contrôle citoyen» et
préluderait d’une cristallisation du débat sur le pacifisme et la
militarisation. Les militants syriens pacifistes appellent à des efforts
plus soutenus au niveau national, mais surtout à une augmentation
de la pression internationale pour accentuer les sanctions contre le
régime et ceux qui coopèrent avec. Ils estiment également qu’il est
urgent de trouver tous les moyens juridiques légaux pour protéger les civils
contre son oppression brutale.
Ces mêmes militants affirment, avec une conviction renouvelée en
faveur de la non-violence, qu’ils continueront à
soutenir la révolution et ses choix, sans pour autant en ignorer les
possibles dérives. La chute du régime demeure l'objectif et la priorité absolue. Tourner cette
page macabre de l'histoire
syrienne, est un accomplissement qui, pour eux, n'a pas d’égal, quoi
qu’il en coûte.