Les élections législatives en Tunisie et au Maroc ont
confirmé la montée en puissance des « islamistes » qui se
revendiquent de la mouvance des Frères musulmans. A ces derniers s’ajoutent en
Egypte, plus grand pays arabe (et méditerranéen), les salafistes. Si ces
résultats reflètent une réalité politique, il reste à voir quelle forme prendra
l’exercice du pouvoir et comment les forces d’opposition entendent s’organiser
pour occuper le terrain. Nadia Aissaoui et Ziad Majed pour Mediapart.fr
« Outsiders », machine électorale et soutien
rural
Pour comprendre la poussée électorale des Frères
musulmans dans les trois pays, près de 41% en Tunisie (parti Nahda), 36% en
Egypte (parti Liberté et Justice – PLJ) dans la première phase, et 26% au Maroc
(parti Justice et Développement - PJD), trois facteurs importants sont à
prendre en compte.
Le premier, est leur statut d'« outsiders »,
notamment en Tunisie et en Egypte. Ils n’ont jamais participé officiellement au
pouvoir (du moins exécutif), ni même à l’opposition reconnue et
« légale ». Ils étaient répartis entre l’exil, les prisons,
l’activisme clandestin, ou réduits au silence. Ils constituent par conséquent
la grande nouveauté politique dans la phase post-révolutionnaire. Les jeunes
indépendants des deux révolutions partagent cette nouveauté, mais ne sont ni
encadrés, ni encore suffisamment organisés pour rivaliser avec eux au niveau
électoral. Dans le cas du Maroc, les islamistes ont profité, en plus de l’effet
« outsiders » – même sans persécution ou bannissement –, de la
fragmentation du paysage politique marocain et du boycott décidé par le
Mouvement du 20 février.
Le deuxième facteur tient à la puissance de leur
machine électorale : dans le cadre de campagnes très bien programmées, les
Frères disposent de ressources considérables et de moyens matériels et
logistiques importants (bureaux électoraux, transport, téléphonie mobile,
personnel pour observer les urnes, etc.). Ils utilisent aussi des slogans
simples et ciblés qui réussissent à toucher leur public. Ils ont mis un point
d’honneur à réinvestir et à démontrer leur légitimité après des années
d’absence du champ politique.
Le troisième facteur est leur avantage politique et
social dans les zones rurales et dans les banlieues des villes. Dans ces zones
et quartiers, les libéraux, la gauche et les partis en général sont quasiment
inexistants. L’activisme politique est abandonné aux islamistes, avec leurs
réseaux de « bienfaisance », aux notables locaux et aux hommes
d’affaires souvent proches du pouvoir qui sont capables d’attirer une clientèle
cherchant services et assistance. Au cœur des villes, ils sont tout aussi
actifs mais confrontés à la présence d’autres forces et acteurs politiques.
Des cas différents
Si des traits communs sont à trouver dans cette poussée
des Frères musulmans dans les trois pays nord-africains, il est nécessaire de
distinguer certaines différences, notamment concernant le Maroc.
Ce dernier cas s’apparente davantage à ce que le
Royaume de Jordanie a connu entre 1991 et 1997. La montée du PJD, bien
qu’importante, reste « modérée » et concerne environ le quart de
l’électorat. La percée des islamistes est ainsi moins impressionnante que celle
de leurs voisins tunisiens et égyptiens. Cela s’explique d'une part par le fait
qu'ils ne jouissent pas du statut de « victimes » depuis des
décennies et, d’autre part parce que leur discours religieux n’entre
pas en contradiction avec « l’identité » proclamée des monarques
(Commandeur des croyants à Rabat et descendant des Hachémites à Amman). Du coup,
les polarisations sont moins fortes et l’effet de nouveauté est relativement
moins attractif.
La surprise salafiste en Egypte
Les résultats des Frères musulmans ne sont donc guère
surprenants. La répression qui s’est longtemps abattue sur eux dans la Tunisie
de Ben Ali et l’Egypte de Moubarak leur a d’emblée donné une légitimité
populaire avantageuse. De plus, l’enracinement de leur mouvement, l’évolution
de leur discours ces dernières années vers l’acceptation de «l’état
civil », le rejet du principe d’un état théocratique, ont contribué à
élargir et à consolider leur assise sociale.
La surprise vient en revanche des salafistes. Ces
derniers ont réalisé en Egypte une percée fulgurante pour une première
participation : près de 25% des votes, soit le quart des électeurs de
cette première phase électorale. Ils ont su capitaliser l’investissement
réalisé depuis 4 décennies durant lesquelles ils ont eu le loisir de
s’organiser, de recevoir des fonds en provenance du Golfe suite au boom
pétrolier des années 1970, de créer des écoles et des dispensaires, et
d’encourager (y compris financièrement) le port du voile. A partir du moment où
ils s’étaient distanciés d’une tendance « jihadiste » qui avait
émergé dans leurs rangs au début des années 1980, et s’étaient constitués en
groupes de prêche apolitiques, les autorités avaient toléré leur activisme, et
l’avaient même encouragé pour contrer (indirectement) les Frères musulmans dans
le champ religieux. D’où leur forte présence dans les sphères privées et
publiques en Egypte, renforcée par une médiatisation importante (chaines
satellites, revues et radios).
Elections et défis à venir
Les islamistes sont à présent au
pouvoir législatif et vont constituer le pouvoir exécutif ou du moins y
participer, pour la première fois de leur histoire, sur la base
d’un mandat électoral conformément au principe démocratique. Dans ce
cas, ils vont logiquement devoir évoluer dans un cadre politique et juridique
bien défini et pourront être critiqués et remis en cause par la presse, l’opinion
publique, les manifestations, et puis sanctionnés par les élections suivantes.
Ils devront, s'ils veulent renouveler leurs victoires à
l'avenir, traduire leurs promesses et
« solutions-miracles » en politiques fiscales concrètes et
en mesures opérationnelles en matière d’emploi, de santé, de justice,
d’urbanisme, de productivité, etc… Ils devront adopter une
approche pragmatique des relations régionales et internationales, et
faire face à des réalités complexes concernant la gestion des affaires de
l’Etat. A tout cela s’ajoute en Egypte la question de leur futur rapport au
Conseil Suprême des Forces Armées.
Ces chantiers proprement dits ne se
suffiront ni des prêches du vendredi, ni de certaines modifications des lois du
statut personnel, ni du contrôle des mœurs.
L’heure serait à l’action
politique, et passé le temps des surenchères électoralistes ou de la
victimisation, ils seront attendus et jugés sur ce terrain. Les forces
d’opposition laïque ou « civile » vont donc devoir réviser leurs
stratégies de mobilisation et d’action si elles veulent constituer un contre
poids et promouvoir leur vision et projet de société.
Les jours à venir annoncent des
batailles politiques, sociales et intellectuelles d’envergure dans la majorité
des pays arabes. Ce qui est sûr c’est que l’ère post révolution a tiré un trait
sur toute velléité de gouverner par la force. Il appartiendra au final à la
majorité de tous ceux et toutes celles qui se sont soulevés de trancher par les
urnes pour les gouvernants de leur choix.