Il est difficile d'attribuer ce qui se passe aujourd'hui
en Egypte à un nombre limité de facteurs ou de développements politiques. Les questions
en suspens qui mobilisent des dizaines de
milliers d'Egyptiens et les incitent à prendre la rue sont
nombreuses. Mais l'approche générale de ce qui se dessine depuis des mois,
au-delà des slogans politiques affichés, pourrait être articulée
autour de trois questions majeures.
Première question : la révolution inachevée. Ce
qui s'est produit en Egypte dans toute son ampleur ressemble avec le
recul à une révolution à mi-parcours. Le déracinement complet
du système politique dominant n'a pas eu lieu. Si le régime a été
décapité, la famille, l'entourage immédiat et le cercle des affaires écartés,
le pari selon lequel les élections et le gouvernement qui en est issu feraient
le reste a montré ses limites. La lenteur du processus de transition a révélé
une gestion politique qui s'apparente à l'ancien système à la seule différence
que le sommet de la pyramide n'est plus le même. Cela a été en soi un
puissant catalyseur pour retourner dans la rue. Un acte qui marque
une volonté de préserver la «révolution inachevée» de toute tentative de
faire avorter les perspectives de son accomplissement dans le futur.
Deuxième question : le rôle politique
de l'institution militaire, représentée au sommet du pouvoir
politique depuis février dernier par « le Conseil suprême des forces
armées ». Cette institution avec toute l'influence qu'elle
représente est celle qui se caractérise par la plus grande cohésion et
discipline en Egypte. Le réseau de relations internes incarne la philosophie même
qui a été aux fondements du régime égyptien depuis la prise de pouvoir en
juillet 1952 par les officiers libres (et plus précisément depuis que Nasser a
écarté Neguib et monopolisé le pouvoir à partir de 1954).
Elle peut difficilement faire
l'économie du despotisme, puisqu'elle a transformé la politique et
les affaires publiques en une série de procédures et de
décisions qui nécessitent le conformisme et l'obédience de la société.
Tout questionnement ou toute insurrection sont considérés comme une atteinte à
la sécurité et à la stabilité. C'est également une philosophie
conservatrice. Ses adeptes cherchent à protéger leur position de force et leurs
nombreux privilèges dans le pays.
Ainsi, le lien
organique des militaires au pouvoir et ses enjeux, de même que les
considérations stratégiques et les relations à l'étranger, expliquent
en partie la lenteur de la transition politique du « Conseil
suprême » au pouvoir civil, quand bien même un gouvernement aurait
été choisi il y a des mois. Cela fait sens également avec les
tentatives du Conseil de créer une atmosphère et des conditions qui lui
permettraient de se réserver une place de choix après les élections
législatives.
La troisième question, qui est liée
aux deux précédentes, se rapporte aux rapports
de force. Tout processus politique ne peut s'enraciner tant que les
rapports de force ne sont pas clairs. Le cas égyptien est aujourd'hui brouillé
en raison de multiples polarités, de certaines divisions et alliances
occultes. Même si les Frères musulmans semblent avoir la main haute vu
leur organisation et leur capacité de mobilisation, les autres forces
politiques du pays, religieuses comme laïques, de droite comme de gauche, sans
oublier les anciens du « Parti national » (de Moubarak), les hommes
d'affaires et notables alliés aux militaires, sont présents. A eux s'ajoutent
aussi de nouveaux mouvements et alliances de jeunes issus de la révolution de
février. La bataille politique, et bientôt électorale, entre toutes ces forces
déterminera les possibles scénarios des prochains mois, entre le début de
l'année et l'été (pour les élections présidentielles).
L'Egypte entame donc une phase politique très complexe résultant de l'inachèvement de la révolution. Les équations et les rapports de force actuels sont en tout état de cause temporaires. Il est possible d'affirmer en revanche que l'essentiel des acquis de la révolution, c'est le recours à la rue. Cette dernière est désormais synonyme d'espace public où les droits des citoyens et des citoyennes, l'opposition et les revendications sont affirmés. La majorité des Egyptiens rejette l'hégémonie et le despotisme, et entend jeter les bases de la continuation d'un processus irréversible même si l'entreprise s'avère laborieuse.
A la veille des élections législatives qui devraient
en principe se tenir le 28 novembre, voici un panorama des forces politiques et
coalitions en présence:
Les alliances électorales : les principaux
acteurs
– L'Alliance démocratique
Une coalition dirigée par le Parti « liberté et justice »
(bras politique des Frères musulmans), comprenant des partis islamiques modérés
de même que le parti « Al-Ghad » (libéral laïque) et des partis
nationalistes de gauche.
– Le Bloc égyptien
Une alliance prônant un Etat civil, formée par des
partis de centre droite, centre gauche et de gauche, dont le
« Tagammo'o » (historique de gauche) et « Les Egyptiens
libres » (libéral, fondé en mars dernier par l'homme d'affaires Naguib
Sawiros et des intellectuels de différentes tendances).
– La Révolution continue
Une alliance de partis de gauche et de centre gauche,
à majorité laïques, présentant des candidats dont 60% ont moins de 35 ans. La
« coalition des jeunes de la révolution » s'est officiellement
retirée de cette alliance, mais a « autorisé » ses membres à la
soutenir et à se présenter sous ses couleurs en tant qu'indépendants.
– L'Alliance islamique
Une coalition électorale idéologiquement homogène,
formée de quatre partis salafistes, dirigée par « Al-Nour ». Elle
rejette toute référence à la laïcité et à l'Etat civil.
A ces quatre « formations électorales »,
s'ajoutent un nombre de partis et de mouvements politiques qui participent
largement aux élections, dont deux sur lesquels les observateurs se penchent
pour évaluer leur performance et leur soutien au sein de la société:
– Le
parti Al-Wafd : parti historique de l'indépendance, ancré à droite. Il
présente des candidats dans la majorité des circonscriptions électorales et
prétend avoir toujours une base fidèle à ses principes.
– Le
parti Al-Wassat : parti du centre, de référence islamique, soutenant
un Etat civil et démocratique, dont certains des fondateurs sont des anciens
des Frères musulmans. Son discours et son programme sont souvent comparés au
modèle de l'AKP turc. Son enjeu majeur sera de parvenir à exister face aux
Frères musulmans et aux salafistes.
Il importe également d'observer de près les
candidatures des anciens du parti Moubarak, surtout les notables et
hommes d'affaires locaux, qui peuvent toujours compter sur le clientélisme et
les réseaux affairistes en place pour gagner un soutien dans certaines régions.
Enfin, il reste à voir si ce qui est communément
appelé la « question copte » va peser dans ce
processus électoral. Les candidats coptes ont souvent échoué par le passé. Un
des défis de la société égyptienne d'après Moubarak serait de valoriser sa
diversité et contrer tous ceux qui souhaitent voir les « minorités »
exclues des institutions représentatives. Ce serait également un désaveu pour
ceux qui ont provoqué la vague de violence et les agressions contre les
manifestants coptes au Caire en mai dernier.
Le système électoral
Après de longues négociations et multiples
modifications, le système électoral finalement adopté pour les élections
parlementaires est un système mixte, avec deux tiers des sièges accordés aux
listes des partis et élus sur une base proportionnelle (332 sièges), et un
tiers des sièges accordés aux circonscriptions à candidatures individuelles sur
base majoritaire (166 sièges).
Les élections sont organisées en trois étapes avec 50
millions d'électeurs au total.
Tableau (référence www.arabist.net):
la carte électorale, partis et alliances.