Dans
un entretien au «Monde», le géopoliticien Frédéric Encel estime que
seul le retour de l’Autorité palestinienne à Gaza pourrait constituer un gage
d’apaisement. Pour le politiste Ziad Majed, les Etats-Unis et le reste de «la
communauté internationale» peuvent faire bouger les choses en utilisant les
bons outils.
Propos recueillis par Michel Lefebvre et Gaïdz Minassian
Le 7 octobre 2023 a provoqué un séisme dans la région et au-delà. Comment en est-on arrivé là?
Frédéric Encel: Ce gigantesque pogrom, cet acte barbare et antisémite visait
non seulement des juifs en tant que tels, mais aussi un projet – conforme à la
Charte originelle du Hamas – consistant à les délégitimer et à les
animaliser... Ce massacre a été perpétré par un mouvement islamiste radical,
issu de la mouvance extrémiste des Ikhwan, les Frères musulmans, confrérie
antisémite, homophobe et misogyne à incandescence qui aurait pu se contenter de
commettre un coup de force militaire. Après tout, Israël est considéré comme
une puissance occupante, même si à Gaza on peut toujours en débattre. Or, le
Hamas ne s’est pas contenté d’une opération militaire, mais il a perpétré un
véritable carnage sur des civils, qu’il assume du reste, même de manière
fluctuante. Enfin, il a toujours cherché à casser toute possibilité de
promotion de l’Autorité palestinienne (AP), qui, en droit international, est la
seule entité à représenter le peuple palestinien, puisque le Hamas a tout fait
pour torpiller, en même temps que l’extrême droite israélienne, les accords
d’Oslo de 1993, par, déjà, des attentats très meurtriers dans les quartiers
exclusivement juifs des cités israéliennes.
Ziad Majed: Politiquement, le 7 octobre a forcé un retour de la question
palestinienne sur la scène internationale. Sur le terrain, une description des
attaques du Hamas permet de dire qu’il y avait deux phases. La première,
légitime, celle de l’attaque contre des positions militaires israéliennes qui
imposent un blocus contre Gaza depuis 2007. La seconde comprend des crimes de
guerre, puisque ciblant des civils en tant que tels. Par ailleurs, je pense que
parler d’antisémitisme comme motif principal des attaques occulte le contexte,
le droit international, et ne permet pas de comprendre l’évolution de ce que l’on
appelle «conflit israélo-palestinien», d’autant plus que le 7 octobre n’est ni
le début de ce conflit ni sa fin.
Où en sommes-nous aujourd’hui?
F. E.: Par un faux paradoxe lié aux guerres asymétriques dans lesquelles, en
principe, la puissance dominante finit par être politiquement la perdante, le
Hamas va perdre la guerre car il est seul. Les régimes modérés arabes ne
veulent pas du Hamas ni des Frères musulmans, et ni Pékin ni Moscou ne le
soutiennent sérieusement. Au Moyen-Orient plus qu’ailleurs, s’affaiblir militairement,
c’est de manière mécanique s’affaiblir aussi politiquement. Et, de ce point de
vue-là, Israël a décidé d’en finir avec le Hamas, avec lequel le premier
ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, a été complaisant depuis son retour au
pouvoir en 2009, incitant un Qatar ambigu sinon duplice à le financer
généreusement. Il a cru ainsi pouvoir concomitamment émollier le Hamas et
affaiblir l’AP. Cette politique du pire a échoué. Or, en rejetant le retour de
l’AP à Gaza, Nétanyahou s’inscrit dans la pensée magique, car, d’une part, la
grande majorité des Israéliens ne souhaitent pas réoccuper Gaza, et, d’autre
part, aucun gouvernement arabe ne prendra le risque d’envoyer ses soldats
occuper la zone en arrivant a fortiori dans les fourgons de Tsahal, l’armée
israélienne ! Donc, qui ira ?
Z. M.: Il y a trois objectifs israéliens dans cette guerre. Les deux premiers
sont annoncés par le gouvernement Nétanyahou – anéantir le Hamas et libérer les
otages. Le Hamas est certes affaibli, mais loin d’être anéanti. Quant aux
otages, la seule libération importante qui a eu lieu jusqu’à présent a été
négociée dans le cadre d’une trêve et d’un échange de « prisonniers ». Le
troisième objectif israélien, non annoncé par le gouvernement mais par
plusieurs responsables et surtout exécuté par l’armée, est la destruction des
conditions de vie à Gaza (espaces urbains, habitats, infrastructures, sources d’eau,
champs agricoles, hôpitaux, écoles, universités, etc.), afin que la zone ne
soit plus habitable, poussant ainsi à moyen terme le plus grand nombre possible
de Palestiniens à partir. Cela s’inscrit dans une stratégie israélienne de changement
démographique en Palestine. Car, en parallèle, la politique de colonisation en
Cisjordanie et à Jérusalem-Est occupés s’intensifie depuis des années, et les
confiscations de terres et attaques des colons épaulés par l’armée contre les
personnes et les biens deviennent un quotidien. L’objectif étant, là aussi, de
morceler le territoire, d’imposer plus de colons et donc de modifier l’espace
et sa démographie.
Z. M.: Dans les camps de réfugiés au Liban, le Fatah est resté pendant des
décennies la seule incarnation du mouvement national palestinien. Depuis plus
d’une quinzaine d’années, il est divisé, de moins en moins populaire, et doit
se justifier régulièrement par rapport aux politiques de l’Autorité
palestinienne. Le Hamas de son côté s’est consolidé, et, depuis le 7 octobre,
il a probablement gagné en popularité, car il apparaît pour les jeunes comme
seule force de résistance face à l’occupation et à l’humiliation. Et je pense
que c’est la même configuration partout.
F. E.: Le ministre de la défense israélien, Yoav Gallant, avait dit dès le 7
octobre, « à Gaza, nous allons abolir le temps ». De fait, les soldats ont
progressé décamètre par décamètre, Nétanyahou privilégiant – d’après nombre
d’Israéliens – la destruction militaire du Hamas sur la libération des otages.
Que de jeunes Palestiniens se radicalisent après cette tragédie n’intéresse pas
son gouvernement. Ce que disent ou pensent les Palestiniens dans les mosquées
et les maisons, les citoyens israéliens s’en moquent aussi: l’important, c’est
que de Gaza ne puissent plus s’abattre sur eux des assassins et des missiles.
Z. M.: C’est la cinquième guerre israélienne à Gaza depuis 2008, et même si
elle est de loin la plus dévastatrice, elle ne réglera rien. Le Hamas pourra se
reconstituer…
F. E.: … Certes, mais si l’axe de Philadelphie, cette frontière de 14 km qui
relie l’Egypte à Gaza, est fermé : c’est vraiment fini. Les armes ne peuvent
pas tomber du ciel ! On observera que le blocus israélien de Gaza n’était pas
complet, puisque hommes, armes et matériels passaient massivement sous cette
frontière égyptienne…
La question sémantique a son importance dans ce conflit. Depuis longtemps, deux
narratifs s’opposent. Les parties ne se comprennent-elles vraiment plus du
tout?
F. E.: Ce n’est pas nouveau. Jamais les Palestiniens n’ont accepté la notion de
«peuple juif» s’en tenant à la réalité d’un groupe religieux. A l’inverse,
Israël et ses amis se représentent le sionisme comme ce mouvement
d’émancipation politique populaire fondé sur le retour à la notion de «peuple»
après dix-huit siècles de diaspora forcée et concentrée sur la dimension
essentiellement religieuse du judaïsme. C’est une vraie confrontation de
représentations au sens du théoricien Yves Lacoste. Et le niveau de
mécompréhension ou de détestation entre Israéliens (juifs) et Palestiniens est
tel que la solution d’une séparation négociée entre les deux collectifs
s’impose plus que jamais. Puisque chacun se représente comme une nation, la
solution des deux Etats me semble de loin la moins mauvaise : une frontière,
deux souverainetés distinctes. C’est courant ailleurs, et je rappelle que c’est
la seule solution onusienne.
Z. M.: On peut toujours parler de deux récits, mais en réalité on observe un
rapport entre dominants et dominés, et il y a un champ sémantique que le
dominant a longtemps dicté. Le récit palestinien tient donc en partie d’une
lutte contre l’effacement, et ses auteurs n’ont réussi à exister qu’après tant
de souffrance et de résilience. Du côté israélien, le récit officiel est celui
de la négation de l’existence même d’une identité palestinienne. Les Israéliens
ont toujours qualifié les Palestiniens « d’Arabes » pour dire qu’ils peuvent
aller vivre dans n’importe quel pays arabe. Et il y a aujourd’hui cinq statuts
imposés aux Palestiniens, et tous sont frappés de discriminations: les «Arabes»
d’Israël qui n’ont pas les mêmes droits que les juifs israéliens, les
Palestiniens «résidents» à Jérusalem-Est qui n’ont même pas de carte de
«nationalité», ceux de Cisjordanie encerclés par les colonies et les
checkpoints, ceux de Gaza, assiégés et bombardés, et les réfugiés dans les pays
voisins et à travers le monde, interdits de retour.
En dépit du drame du 7 octobre et de la riposte implacable des Israéliens, y
a-t-il pour Israël un risque d’isolement sur la scène mondiale?
F. E.: Les Etats arabes ont soutenu Israël, y compris militairement lorsque
l’Iran l’a frappé, et aucun des six signataires des traités de paix ne l’a
rompue ! Les Etats-Unis, en dépit des colères de Joe Biden à l’encontre de
Nétanyahou, soutiennent toujours l’Etat hébreu. Personne en Europe, même si
plusieurs Etats ont reconnu la Palestine, n’a réellement menacé de mettre fin
au précieux accord de libre-échange de 1995. J’ajoute que l’Inde, la Corée du
Sud, Singapour, l’Australie, Taïwan, l’Argentine et même des Etats africains
continuent de commercer à un très haut niveau qualitatif et quantitatif avec
Israël. Ce n’est pas ce que l’on appelle un réel isolement. De façon générale,
je me méfie toujours des concepts «opinion publique» et «communauté internationale»,
par définition fluctuants, volatils, difficilement utilisables sur le plan
académique.
Z. M.: Je suis en partie d’accord avec vous. Tant qu’il n’y aura pas un
changement du côté américain et de sanctions du côté européen, la question de
l’isolement d’Israël va rester relative. En revanche, il y a deux
développements majeurs. Le premier, c’est au niveau des instruments du droit
international. Israël est pour la première fois accusé devant la Cour pénale
internationale (CPI) de crimes contre l’humanité avec des demandes de mandats
d’arrêt de la part du procureur contre Nétanyahou et son ministre de la défense
(tout comme contre trois chefs du Hamas). Pire encore pour les Israéliens, ils
sont accusés devant la Cour internationale de justice (CIJ) de crime de
génocide. Cette accusation portée par l’Afrique du Sud est d’une puissance
juridique et d’une charge symbolique exceptionnelles.
Le deuxième développement se situe au niveau des opinions publiques, notamment
au sein de la nouvelle génération. On le voit dans les mobilisations
étudiantes. Depuis la guerre du Vietnam, il n’y a jamais eu autant de
mobilisations de la jeunesse occidentale. Aux Etats-Unis, ce phénomène est très
clair depuis 2021. Même parmi les juifs américains, un changement important s’opère.
Du côté de New York par exemple, le mouvement Jewish Voice For Peace (Voix
juives pour la paix) opposé aux politiques israéliennes n’est plus une petite
minorité. Curieusement, une grande partie des soutiens inconditionnels d’Israël
sont aujourd’hui des courants d’extrême droite, racistes, idéologiquement et
historiquement antisémites mais pro- sionistes. Qu’il s’agisse de certaines bases sociales de l’ancien président
brésilien
Bolsonaro, de l’actuel président argentin Milei, de l’ancien président américain
Trump ou encore des extrêmes droites en Europe, de la Hongrie et la Pologne à
la France et aux Pays-Bas, on peut être prosioniste et antisémite, ou alors on
essaie de se blanchir de l’antisémitisme en soutenant Israël.
La haine des musulmans contribue aussi à ce phénomène. Par contre, on peut être
attaché à la lutte contre l’antisémitisme et être opposé à l’occupation, à
l’apartheid et aux crimes commis par Israël. Les nuances sont des plus
importantes pour faire face aux instrumentalisations de l’antisémitisme et aux
amalgames.
F. E.: Attention au prisme générationnel, les mouvements tiers-mondistes – à la
suite des comités Vietnam – des années 1970 n’ont pas duré longtemps en
Occident et une grande partie de leurs militants étaient devenus, vingt ou
trente ans plus tard, clintoniens, blairistes, hollandistes ou scholziens… En
outre, le régime de Pretoria n’a guère de leçon à donner, lui qui a accueilli
sur son sol l’ancien dictateur soudanais Omar Al-Bachir, pourtant accusé de
crimes de génocide au Darfour et poursuivi pour cela.
Quant aux étudiants des universités occidentales, pas mécaniquement unanimes du
reste, ils ne pèsent qu’un infime pourcentage d’une population.
Z. M.: … comme pour tout engagement politique.
F. E.: Ce n’est pas pour autant qu’il s’agit d’une mobilisation légitime. Je
constate ainsi une grande géométrie variable par rapport aux horreurs qui se
déroulent en République démocratique du Congo, au Soudan, au Yémen, au Tigré,
ou chez les Ouïgours en Chine. L’ampleur d’une mobilisation ne lui confère pas
intrinsèquement légitimité. N’oublions pas non plus le poids croissant du
mouvement évangélique, qui n’est pas que d’extrême droite ; parmi les cent
millions de chrétiens évangéliques aux Etats-Unis, un grand nombre soutient
Israël pour des raisons spirituelles. Au Brésil, Lula n’a battu Bolsonaro que
de 0,5 % de voix, et la
seule grande manifestation qui a dépassé un million de personnes au Brésil, en
neuf mois de guerre, était une manifestation… pro-israélienne!
Sur le lien entre antisémitisme et antisionisme, de deux choses l’une: soit
l’on reconnaît le droit aux Juifs, avec, donc, un J majuscule, de constituer un
peuple, comme l’on reconnaît ce droit aux Palestiniens et aux Français, soit on
le leur dénie ainsi que le droit afférent à tout peuple de s’autodéterminer en
vertu de la Charte des Nations unies - Chapitre Ier, Article 1, alinéa 2. Dans
ce second cas, il y a discrimination, et donc antisémitisme. Le sionisme ne
consiste pas à défendre un gouvernement israélien, mais à accepter le droit
pour les Juifs de se représenter comme un peuple, et pas seulement comme un
collectif spirituel ou religieux.
Quelles sont les perspectives de sortie de guerre pour Benyamin Nétanyahou?
F.
E. : Benyamin Nétanyahou, pour nombre d’Israéliens, n’a pas déclenché cette
guerre avec pour souci majeur l’intérêt national ; tous les sondages
l’attestent depuis le massacre du 7 octobre. On l’accuse de chercher à
conserver le pouvoir et, donc, la liberté, tandis qu’il est poursuivi en
justice pour trois affaires considérables. Par ailleurs, il est hostile à
l’idée d’une solution à deux Etats, même s’il l’avait soutenue en 2009 sous la
pression de Barack Obama, et a choisi après sa victoire électorale de novembre
2022 de se coaliser avec des extrémistes plutôt qu’avec le centre. En sursis
politique, il ne semble pas avoir de perspectives de sortie de crise. Mais je
demeure optimiste, car l’exceptionnelle vitalité démocratique d’Israël demeure
: des citoyens manifestant par centaines de milliers chaque semaine, une cour
suprême qui tient bon, une alternative chez des modérés tels Benny Gantz, Yaïr
Lapid, Yaïr Golan, etc.
Z. M.: La seule perspective de Nétanyahou et ses alliés est guerrière et elle
risque de se poursuivre en comptant sur le soutien américain, les divisions
européennes, l’inefficacité des politiques arabes et la lassitude des opinions
publiques. Je ne vois donc pas une perspective de sortie de guerre définitive
pour le moment, même si Joe Biden a tout intérêt à réussir à imposer un
cessez-le-feu avant les élections américaines.
Pourquoi l’extension du conflit n’a-t-elle pas pris à ce jour?
F.
E.: Chaque Etat a son propre agenda. Le Hezbollah et l’Iran ne font pas la
guerre pour les Palestiniens. L’Egypte et la Jordanie souhaitent l’apaisement.
Les Emirats, Bahreïn, l’Arabie saoudite et le Maroc souhaitent pouvoir
normaliser leurs relations avec Israël pour des raisons qui leur sont propres,
liées au high-tech israélien et aux avantages offerts par les Etats-Unis. Dans
cet écosystème, le Hamas fanatique n’a aucune place.
Z. M.: Les Iraniens négocient à Oman avec les Américains les questions du
nucléaire. Ils ne veulent pas d’un affrontement avec les Israéliens. Ils ont
montré qu’ils pouvaient tirer drones et missiles, à la suite de l’attaque
contre leur consulat à Damas le 1er avril, et que, s’ils le faisaient à partir
des territoires syriens ou libanais, il serait plus difficile d’intercepter
leurs tirs. C’est la même chose côté israélien, avec la frappe à Ispahan le 28
janvier 2023, près d’un site nucléaire, montrant là aussi une capacité de
nuisance, sans pour autant chercher l’escalade. Au Liban, en plein effondrement
économique et clivages politiques, le Hezbollah n’a pas intérêt non plus à
aller vers une large confrontation avec Israël. Il préfère maintenir les
accrochages à une basse intensité, montrant qu’il soutient les Palestiniens tout
en laissant le gouvernement à Beyrouth négocier avec les Américains et les
Français de nouvelles règles d’engagement. Mais rappelons qu’il y a quand même
plus de 400 morts au Liban depuis le 7 octobre, et plus de 80 000 déplacés
internes. Enfin, les houthistes au Yémen ont leur propre agenda et accordent un
accès iranien à la mer Rouge. Ce qui est un enjeu stratégique important. Mais
eux non plus ne veulent pas de guerre totale.
La question palestinienne est-elle relancée de façon autonome ou totalement
instrumentalisée?
F. E.: Il existe une véritable conscience nationale palestinienne. Cela
signifie que toute occupation des territoires palestiniens est illégitime, y
compris quand elle est arabe ! De 1949 à 1967, personne ne parle de Palestine
souveraine en Egypte et en Jordanie, deux Etats arabes qui occupent
respectivement Gaza et la Cisjordanie… Depuis 1947, l’instrumentalisation des
Palestiniens par les régimes arabes ne s’est jamais démentie. Elle se poursuit,
et les Palestiniens le savent. C’est pourquoi, à terme, un processus de paix ne
doit pas demeurer entre Israéliens et Palestiniens, ni être confiné au
Moyen-Orient, mais il doit faire intervenir le soutien des Etats européens, des
Etats-Unis et économiquement de pays comme l’Inde, la Chine, le Japon. Le monde
doit continuer à s’en saisir comme lors des accords d’Oslo à l’époque du
règlement partiel de la question palestinienne. Avec pour schéma reconnaissance
et sécurité pour Israël, souveraineté pour la Palestine issue de l’AP.
Z. M.: L’instrumentalisation par les régimes arabes a toujours existé, mais pas
au sens où vous l’entendez. Ces régimes ont instrumentalisé la cause
palestinienne surtout pour écraser toute démarche de démocratisation dans leurs
sociétés. Mais puisque vous évoquez l’autodétermination du peuple juif,
pourquoi n’y a-t-il jamais eu du côté israélien une volonté d’accepter aussi
l’autodétermination du peuple palestinien ? Pourquoi tout a été fait, dans un
contexte colonial en plus, pour anéantir l’existence politique et culturelle
des
Palestiniens sur leur terre historique ?
F. E.: Sauf que les Arabes se prétendent frères des Palestiniens…
Z. M.: … Cela ne change en rien le fait que la Nakba («catastrophe») n’a jamais
été reconnue par les Israéliens, ni le droit palestinien au retour, et que,
depuis 1967, l’occupation militaire et la colonisation font partie de la vie
quotidienne en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et à Gaza. La question
palestinienne s’impose de nouveau comme priorité dans les relations
internationales après son absence à la suite de la mort des accords d’Oslo.
Certes, il y a d’autres guerres et tragédies qui n’ont pas la même couverture
médiatique et ne suscitent pas les mêmes émotions, au Congo, au Soudan, en
Syrie, en Birmanie et ailleurs, mais les représentations, le symbolisme, et
bien évidemment les raisons, sont différents. Israël est le seul Etat qui a
profité depuis sa création d’une «exceptionnalité» le rendant au-dessus du
droit international. Il a été protégé par plus d’une cinquantaine de veto
américains au Conseil de sécurité, par des accords militaires privilégiés avec
les Occidentaux, et par un statut de «victime» éternel et intouchable. Il se
peut que cette posture change avec les démarches de la Cour pénale
internationale et la Cour internationale de justice, et avec les mobilisations
populaires à travers le monde et la documentation des atrocités commises à
Gaza.
Quelles sont les responsabilités palestiniennes dans le chaos politique qui
s’abat sur le peuple palestinien?
F. E.: L’Autorité palestienne a joué le jeu des accords d’Oslo et continue à le
faire en coopérant avec Israël dans tous les domaines. Après neuf mois de
guerre à Gaza, il n’y a pas d’insurrection des villes palestiniennes en
Cisjordanie, celles de la zone A, tenues pour l’essentiel par des policiers et
des militaires palestiniens. En revanche, sur le plan politique, l’AP a fait
preuve de faiblesse en n’ayant jamais cherché à contrecarrer le fameux «deal du
siècle» de Donald Trump, qui n’était ni fait ni à faire. Pas la moindre
contre-proposition ! Comment envisager une sortie de crise par un nouveau
processus de paix en s’arc-boutant ainsi dans l’immobilisme, surtout face à
celui des gouvernements Nétanyahou? Sous la pression internationale, Mahmoud
Abbas, inamovible et inactif président de l’AP, va devoir accepter de reprendre
en charge Gaza après la guerre, à condition d’être massivement soutenu.
Z. M.: Le potentiel humain des Palestiniens est énorme en dépit d’un
déchirement politique et géographique qui rend difficile la tâche de produire
une nouvelle élite. Il y a une responsabilité de l’Autorité palestinienne,
faible et vieillissante. La guerre entre le Fatah et le Hamas et la prise de
pouvoir de ce dernier à Gaza, suivies par le blocus israélien, ont compliqué
davantage la situation. Mais il faut rappeler qu’il y a deux facteurs décisifs
par rapport à ce «chaos». Le premier, c’est le nombre d’assassinats et
d’arrestations perpétrés par les forces israéliennes contre les Palestiniens, y
compris contre des responsables et leaders politiques (Marwan Barghouti, pour
n’en citer qu’un). Le second, c’est que, dans la société palestinienne comme
ailleurs dans le monde, le Politique est en crise. Cela concerne aussi Israël,
où Nétanyahou était au pouvoir déjà dans les années 1990, et il l’est encore en
2024. La gauche israélienne est faible et la société civile s’est désinvestie
de tout ce qui concerne les territoires occupés.
La communauté internationale peut-elle réellement peser sur la paix? Est-elle condamnée à réciter des slogans creux?
F. E.: Rares sont les schémas de confrontation dans lesquels il y a eu sinon
unanimité du moins relatif consensus. Même s’il y en a un, faut-il encore que
des pressions puissent s’exercer sur telle ou telle partie pour lui faire
comprendre qu’il serait plus intéressant de négocier. Autre point : faire
comprendre à Vladimir Poutine de ne pas renverser la table des relations
internationales en instrumentalisant la cause palestinienne face à un Occident
qu’il perçoit comme ataviquement maléfique. Quant à la Chine, elle ne veut pas
de déstabilisation du Moyen-Orient et notamment du Golfe, craignant un baril de
brut à 150 dollars!
Je crois possible une conjonction de facteurs favorables: la réélection de Joe
Biden aux Etats-Unis, le remplacement de l’équipe Nétanyahou par une coalition
centriste en Israël, le retour d’une Autorité palestinienne après la
destruction militaire du Hamas à Gaza. Après la terrible guerre du Kippour de
1973, un nœud gordien avait été tranché, c’est-à-dire que le choc avait été tel
que Henry Kissinger, alors secrétaire d’Etat américain, avait pu trouver une
dynamique vers un accord de paix impossible à concevoir auparavant. Ce fait
empirique, ainsi que l’évacuation d’implantations par des gouvernements
nationalistes (Begin 1978, Sharon 2005), les accords d’Oslo de 1993 ou encore
la solidité de la démocratie israélienne, donnent des boussoles et de l’espoir.
Z. M.: Rappelons qu’en 1991, lorsque le processus de paix a démarré, les
Américains ont imposé au premier ministre israélien Shamir de venir à la
conférence de Madrid en gelant l’aide économique pendant un moment. Le choc
Etats-Unis-Israël a pesé sur les élections israéliennes favorisant la victoire
d’Yitzhak Rabin. Cela a débouché sur les accords d’Oslo, avant que Rabin ne
soit assassiné par un extrémiste juif appartenant à un courant politique dont
les descendants siègent dans le gouvernement actuel de Nétanyahou.
Aujourd’hui, la pression sur Israël ne peut pas fonctionner de la même manière,
mais les Etats-Unis, l’Europe et le reste de «la communauté internationale»
peuvent faire bouger les choses. Entre gel de coopération militaire, soutien à
la CPI et à la CIJ, reconnaissances de l’Etat palestinien (comme viennent de le
faire courageusement l’Irlande, la Norvège et l’Espagne), il existe encore des
outils importants. S’agissant de la solution à deux Etats, tout a été fait par
les Israéliens pour la rendre obsolète. En Cisjordanie et à Jérusalem-Est, on
compte déjà 800 000 colons. Comment faire pour les déloger? Gaza est détruite. Quelle
reconstruction et gestion dans les prochaines années? La seule autre option,
c’est la perspective de l’Etat démocratique et laïque pour tous. On en est
encore plus loin.
Du pire peut-il sortir quelque chose de rationnel, du bon sens et le retour de
la Raison?
F. E.: La désespérante instrumentalisation du religieux au profit du politique,
qui secoue le monde, constitue l’un des facteurs de pourrissement et
d’aggravation des conflits. Il faut en sortir! Quant aux alternatives à la
solution des deux Etats, elles sont utopiques. Je constate au passage que celle
mortifère de «l’Etat unique» est surtout soutenue par des fanatiques, sur
place comme en France.
Z. M.: La catastrophe à laquelle nous assistons peut mener, une fois que les
massacres auront cessé, à de nouvelles dynamiques. Mais je réitère que, sans
initiatives américaines et internationales sérieuses, je vois mal comment une
évolution positive et des solutions raisonnables pourraient s’imposer sur le
terrain.
Frédéric Encel est docteur en géopolitique, maître de conférences à Sciences
Po Paris et directeur de thèse à l’Institut français de géopolitique, il a
fondé la collection « Géopolitiques » aux PUF et les Rencontres géopolitiques
de Trouville-sur-Mer. Il est notamment l’auteur des Voies de la puissance (prix
Histoire-Géo de l’Académie des sciences morales et politiques, Odile Jacob,
2022).
Ziad Majed est docteur en sciences politiques, diplômé de Sciences Po Paris,
professeur associé à l’université américaine de Paris et responsable du
programme des études du Moyen-Orient. Spécialiste des transitions politiques et
des conflits, il a notamment publié Dans la tête de Bachar Al-Assad, coécrit
avec Subhi Hadidi et Farouk Mardam-Bey (Actes Sud, 2018).
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