Aucun intellectuel syrien n’a incarné pendant plus de 40 ans l’opposition au régime des Assad père et fils plus que Michel Kilo.
Homme de gauche, inspiré par les écrits d’Elias Morcos et de Yassin Al-Hafez, journaliste de formation et traducteur d’ouvrages de pensée politique (de l’allemand), il était déjà parmi les acteurs culturels ouvertement critiques du système que mettait en place Hafez Al-Assad à la fin des années 1970.
Ses prises
de positions publiques et ses écrits lui ont valu une première incarcération en
1981 durant la campagne de terreur qu’a menée le régime contre la société
syrienne. Cette campagne, qui a débuté avec les arrestations de milliers de
frères musulmans (dont la majorité furent exécutés), de palestiniens de l’OLP,
de dissidents baathistes et de marxistes (de l’aile du parti communiste dirigée
par Riad Al-Turk et de la ligue d’action communiste), a culminé avec les
massacres de Hama en 1982, quand la ville rebelle a été assiégée, bombardée et
envahie par les chars (faisant plus de 20 mille morts).
Libéré dix-huit
mois après son arrestation, Kilo a repris ses activités, en clandestinité
souvent, puis publiquement à partir des années 1990. Sa résilience et sa
persévérance à l’intérieur-même de la Syrie ont marqué des milliers d’opposants
de différentes générations, et l’ont rendu également l’une des cibles favorites
de la propagande assadienne.
Le printemps de Damas
Mais c’est surtout
en 2000, après la mort de Hafez, et l’arrivée de son fils Bachar au pouvoir,
que Michel Kilo est devenu l’un des porte-paroles les plus en vue d’une opposition
qui peinait à se restructurer, ses anciennes formations partisanes ayant été
écrasées par les services de renseignements et ses chefs longtemps emprisonnés.
En plus de
ses articles percutants publiés dans le supplément culturel du quotidien beyrouthin
Annahar et ses pages d’opinion, Kilo a été l’un des signataires de l’appel des 99
intellectuels réclamant en septembre 2000 la fin de l’état d’urgence en Syrie (en place depuis mars
1963), la libération des prisonniers d’opinion, le retour des exilés, et la
renaissance d’une vie politique. Il a participé activement par la suite à la
fondation des forums et des comités de la société civile durant ce qu’on a
qualifié de «Printemps de Damas». Et bien que ce printemps ait été court (les
forums ont été fermés et plusieurs personnalités arrêtées dès février 2001
accusés « d’avoir affaiblit l’âme de la patrie » !), Michel et
d’autres acteurs et militants ont poursuivi le combat. De leurs nouvelles
initiatives sont nées la «Déclaration de Damas pour le changement démocratique» en 2005,
et la «Déclaration Beyrouth-Damas, Damas-Beyrouth» en 2006 (co-signée avec des
intellectuels libanais) et appelant à la reconnaissance d’un Liban indépendant
et souverain et aux réformes menant au respect de la diversité et des libertés
en Syrie.
Ces deux déclarations,
et un article qu’il a publié sur le confessionalisme instauré et
instrumentalisé par le régime dans la vie quotidienne à Lattaquié (sa ville
natale), lui ont coûté une nouvelle arrestation. Il est condamné cette fois à
trois ans de prison ferme (les autres principaux signataires des déclarations ont
à leur tour écopé de peines allant jusqu’à cinq ans).
Libéré en
2009, Kilo s’est de nouveau investi dans la sphère publique, avant d’assister
en décembre 2010 au déclenchement des révolutions en Tunisie et en Egypte, puis
à partir de janvier 2011 en Libye, au Yémen, au Bahreïn, et enfin en mars en
Syrie.
De Damas, il
a réclamé des réformes politiques et l’arrêt de la répression des manifestants.
Mais en novembre, se sentant physiquement menacé, il a quitté le pays vers la France.
De là-bas, Kilo a retrouvé une « mobilité » et une marge de manœuvre
lui permettant d’essayer, sans succès, de convaincre les russes, sponsors
d’Assad, d’une transition, et de lancer des initiatives dans la perspective de
fédérer les forces de l'opposition nationale, et de reprendre le chemin de la
Syrie, et de son nord « libéré ».
Les
développements tragiques sur le terrain et les mutations politiques l’ont
néanmoins dépassé, et certains de ses prises de parole, positions et projets
ont suscité des controverses, y compris parmi ses amis et compagnons de route,
sans pour autant l’intimider.
Ainsi, il
n'est pas exagéré de considérer que son nom fut pendant plus de 40 ans le « nom
public » le plus connu dans le royaume de la peur et du silence qu’il a tenté,
avec tant d’autres, de briser. Son acharnement, son énergie, son audace, mais
aussi son sourire, son humour et son accent doux l’ont accompagné jusqu’au
dernier souffle dans son exil parisien.
Qu’il repose
en paix…
Ziad Majed
Article publié dans l'Orient Littéraire