L’ouvrage d’Evelyne Hamdan, L’homme aux sandales de feu (Dar Al-Farabi 2018),
est un éloge à l’amour, à la vie, à la liberté, à la pensée, à l’engagement politique
et aux luttes qu’a mené son compagnon, l’intellectuel marxiste Hassan Hamdan
(Mahdi Amel) assassiné à Beyrouth un 18 mai 1987.
L’auteure reconstitue tout au long de son texte sa propre
mémoire qui est aussi l’histoire de Mahdi de 1958 à 1987. Elle restitue
l’univers dense et riche qu’ils ont créé et partagé, dans son quotidien familial-social
comme culturel, et dans les différents lieux et contextes qui l’ont marqué.
Elle évoque pour expliquer le choix du titre de son livre Empédocle,
Rimbaud, Kateb Yassin et Ho Chi Minh, figures parmi les nombreuses qui ont
marqué Mahdi Amel « et dont les voix soufflent au cœur de sa quête, ses
questions, ses aspirations ».
De Lyon à Beyrouth via Constantine
Tout commence à Lyon, un 13 mai 1958. C’était le jour d’une
représentation de théâtre de Roger Planchon dans une banlieue populaire de la
ville, mais aussi le jour du putsch des généraux Massu et Salan à Alger. Evelyne
et Hassan Hamdan, amoureux du théâtre et engagés pour la cause algérienne, se
croisent dans le bus numéro 7 qui traverse la ville à minuit, pour ne plus se
quitter jusqu’au maudit jour Beyrouthin, 29 ans et 5 jours plus tard. Leur parcours
les mène en Algérie en 1963, puis au Liban en 1968. Ils savourent ensemble
la littérature, les arts, la gastronomie, et la musique. Ils parcourent
les rues, les ponts de Lyon et de Constantine, et il lui fait découvrir
Beyrouth, le sud du pays et sa côte méditerranéenne, avant que la guerre ne le
frappe de plein fouet en 1975, transformant les espoirs de changement politique
en cauchemars confessionnels.
Ecrire, aimer, et encore écrire
Professeur universitaire dévoué à ses étudiants, écrivain, militant
(puis membre du comité central) du parti communiste libanais, poète (il a
publié deux recueils), père, époux et ami, Mahdi Amel vit intensément ses
années beyrouthines. Ses écrits et ses conférences le consacrent à la fin des
années 1970, comme l’un des intellectuels de gauche les plus influents au Liban
et dans le monde arabe. Ses travaux analysant les modes de production coloniale
et les rapports de classe dans la région, les échecs des bourgeoisies arabes,
les déficiences du système confessionnel libanais, ou la pensée d’Ibn Khaldoun
deviennent des références pour toute une génération de marxistes. Son texte à
charge contre la lecture d’Edward Said de Marx dans
« l’Orientalisme » enrichit le débat qu’a suscité le livre de
l’intellectuel Américano-Palestinien.
Amoureux de vivre à en mourir
Mais la guerre se poursuit et se métamorphose au Liban
(suite à l’invasion israélienne et aux interventions du régime syrien), et la
violence inouïe frappe quotidiennement Beyrouth. La gauche est visée, les
mouvements et partis confessionnels s’acharnent contre ses penseurs et cadres
politiques.
Hussein Mroué (philosophe marxiste) est assassiné le 17
février 1987. Mahdi Amel prononce lors de ses obsèques un discours sans
concessions contre ceux qu’il qualifie d’« obscurantistes ». Quelques
jours plus tard, il découvre sa propre condamnation à mort publiée dans le
journal Al-Ahed (journal officiel du Hezbollah).
« Nous sommes morts… Nous sommes morts assassinés. Nous
sommes exterminés à l’insu de la ville », disait Lakhdar, dans Le
cadavre encerclé de Kateb Yassin.
« Ici est notre rue. Pour la première fois je la sens palpiter
comme la seule artère en crue où je puisse rendre l’âme sans la perdre. Je ne
suis plus un corps, mais je suis une rue » continuait-il.
Le 18 mai, à Beyrouth, dans la rue d’Algérie non loin de son
domicile, cinq balles fauchent la vie de Mahdi. L’homme aux sandales de feu
s’éteint, mais son nom reste gravé dans les mémoires de ceux qui l’ont connu, aimé,
lu, écouté. Ses paroles survivent à l’assassinat et son histoire est désormais
immortalisée à travers l’ouvrage d’Evelyne Hamdan. Elle a par ce travail
minutieux, généreux et poignant offert la chance à toute une génération, dont
les petits enfants de Mahdi, de le rencontrer.
Ziad Majed
Article paru dans l'Orient Littéraire, le 1er février 2018