Après plusieurs
ouvrages consacrés aux questions du féminisme islamique, de la
littérature de guerre, du modernisme tribal et du rôle de l’intellectuel dans
les systèmes autoritaires, la spécialiste américaine
des cultures arabes contemporaines Miriam Cooke rend
hommage dans son nouveau livre « Dancing in Damascus » (Danser
à Damas) à l’art et la créativité au temps de la révolution en Syrie.
Ecrire et créer
pour rester sain
Miriam Cooke analyse
dans son travail le croisement de ce qu’elle qualifie de « politique et de
poétique » durant les quatre années de révolution et de résistance qui aspiraient
à tourner la page de quarante ans de silence et de tyrannie.
Partant des
récits carcéraux, des romans et des écrits politiques qui avaient précédé la
révolution syrienne, Cook empreinte à Jacques Derrida sa notion du « rapport indissociable entre la vie et la mort » pour expliquer le vécu des prisonniers politiques pendant de
longues années dans les limbes, exclus du « temps » et du
« lieu ». Leur prise de parole, associée à celle des intellectuels et
artistes dissidents, a contribué à partir de 2001 à fissurer les murs de la
peur. Ainsi, quand 2011 voit éclater la révolution,
ce que Derrida décrit d’« attendu sans attendre », devient la réalité
de la Syrie au quotidien.
L’art et les
différentes formes d’expression émergentes dans les rues, les places publiques
comme sur les réseaux sociaux vont permettre aux syriens d’affronter l’atomisation
de leurs vies et de se reconstruire dans le temps et dans l’espace, jadis
confisqués.
Cooke prête une
importance exceptionnelle au langage populaire, aux mots et images, qui tout en
accompagnant la libération de la parole dans le pays, ont surtout voulu, en
2011 comme en 2012, fulminer Bachar Al-Assad et ce qu’il représente. L’humour
noir qui moquait le dictateur cherchait -selon elle- à transformer l’injustice et
la répression en absurdité riante. Au-delà de ces fonctions, cet humour était aussi
une forme de thérapie pour guérir des fractures et de la sujétion qui ont
longtemps régné dans le pays.
Chorégraphie du
Trauma
A travers un
travail minutieux qui explore un grand nombre de tableaux, d’images, de films,
de romans, de récits, de pièces de théâtre et de slogans de manifestations,
tous parus (ou scandés) entre mars 2011 et décembre 2015, Miriam Cooke évoque
plusieurs rôles joués par l’art et la créativité des syriens.
Si la
résilience et l’acte libérateur de l’oppression restent les traits majeurs de
ces rôles, l’art et la créativité ont également produit une nouvelle forme de
documentation de l’horreur, de la violence, de la destruction et de l’exil. Ceci
explique le fait que dans de nombreux films, peintures ou textes, les frontières
entre la réalité et la fiction ont souvent été brouillées. On comprend par ailleurs comment
l’élection de Facebook et de l’espace virtuel en domicile commun pour les
artistes dispersés, poussés à l’exode comme les millions de réfugiés, a été
capitale. C’est le lieu par excellence qui leur permettait de rester connectés
au temps et à l’espace retrouvés, reconquis.
Cook relève
enfin une différence intéressante entre la nouvelle génération d’artistes
engagés et celle qui l’a précédée. Elle considère que durant la révolution, la
volonté d’inscrire l’art dans une perspective universelle révélant la « condition
humaine » face à l’inhumain a évincé l’engagement à caractère plutôt
« idéologique » des artistes de la génération précédente.
L’écrivaine
conclut son précieux travail sur les artistes et les créateurs en tant que
conservateurs de la révolution et de la mémoire des syriens, par une aporie
(toujours inspirée par Derrida). Il s’agit en effet de cette force qui continue
malgré tout à « créer sur le fil du rasoir », à danser au milieu des
cendres, à transformer la tragédie en lueurs d’espoir. C’est ici que réside
« l’unité entre la vie et la mort », le rapport indissociable entre
les deux états de l’être et du néant. Et c’est là où pour reprendre les mots de
Miriam Cooke, « le rêve impossible des cinéastes, artistes et poètes dissidents
s’est réalisé dans l’action des gens. Les mots et les images […] se sont
transformés en armes. Seul le temps dira si ces armes prévaudront ».
Ziad Majed