Nombreux sont les lieux, les régions, les villages,
les villes et les quartiers urbains à nous venir à l’esprit lorsque nous nous
remémorons les débuts de la Révolution syrienne, puis les étapes de sa
transformation contrainte en lutte armée ayant précédé la guerre qui
actuellement fait rage. Parmi ces lieux, le quartier de Jobar, qui s’étend de
l’est au nord-est de la capitale syrienne, a un statut particulier, et ce, pour
plusieurs raisons.
Parmi ces raisons, il y a le fait que Jobar
avait été un haut-lieu du mouvement de protestation pacifique et que ce
quartier avait vu, le 22 avril 2011, défiler une énorme manifestation où
confluèrent les habitants de nombre de localités des faubourgs de Damas, la
Ghouta, et de quartiers de la capitale en ayant pour objectif de marcher
vers la Place des Abbassides, qui ne se trouve qu’à 500 mètres de Jobar, afin
d’y organiser un sit-in. Lorsque cette manifestation était parvenue au niveau
de la bourgade d’Al-Zablatani, les forces du régime avaient tiré à balles
réelles sur les manifestants, tuant et blessant en quelques minutes plusieurs
dizaines parmi ceux-ci, et avaient arrêté et brutalisé plusieurs centaines
d’autres. Les photos des jeunes hommes exposant leur poitrines dénudées aux
forces de l’« ordre » afin de prouver leurs intentions pacifiques
mais ce faisant impitoyablement cribler de balles resteront sans doute les plus
significatives et inoubliables de cette étape historique.
Parmi les raisons aussi, il y a le fait que
les jeunes de ce quartier l’avaient libéré à la fin 2012, Jobar devenant de ce
fait la ligne de front la plus avancée contre les forces du régime aux abords
immédiats de la capitale Damas. Cela leur a valu la plus forte
concentration de bombardements qu’ait jamais connu une zone géographique
limitée tant par l’aviation et par des missiles sol-sol que par l’artillerie
lourde et les tanks. Les habitants de Jobar durent aussi subir la deuxième
utilisation de gaz sarin par le régime (en mars et en avril 2013), quatre mois
après Homs et quatre mois avant Zamalka, Arbîn et les quartiers périphériques
de Mu‘dhamiyyet-el-Shâm (trois localités de la Ghouta de Damas où 1500
personnes sont mortes le 21 aout 2013).
Parmi les autres particularités de Jobar,
nous citerons également le fait que depuis la fin de 2013 et jusqu’à ce jour,
celui-ci est soumis à des assauts incessants de l’armée de Bachar al-Assad, des
combattants du Hezbollah et des milices (chiites) irakiennes.
Malgré tout cela, l’on peut voir les
défenseurs du quartier, certains retranchés dans les sous-sols et d’autres
bien visibles, tenant bon leurs positions : ni ils n’ont cédé un pouce de
terrain, ni ils n’ont capitulé. Lorsqu’Al-Assad, à l’occasion de la nuit du
Réveillon du passage de 2014 à 2015, a prétendu avoir visité
Jobar et y avoir passé en revue ses forces armées, celles-ci ayant au préalable
allégué y avoir réalisé une percée, des photos circulant le lendemain
démontraient qu’il n’avait pas dépassé les limites d’Al-Zablatani, et que la
personne avec qui on le voyait échanger une chaleureuse poignée de mains n’était
nullement un de ses officiers de faction sur le front, mais Muhammad Ahmad
Aïssa, un haut responsable militaire du Hezbollah libanais.
Ainsi, la biographie de ce quartier résume
tout un pan de l’épopée occultée de la Révolution syrienne. Elle résume aussi
un aspect de son destin tragique. C’est ce qu’a écrit le journaliste et
photographe syrien Saîd Al-Batal dans son brillant article intitulé « Syrie :
fermer tranquillement les yeux » (publié sur le site de l’association Bidâyât en arabe et sur L’Express en français) après s’être rendu dans ce quartier en
octobre 2014. Il a exprimé le plus fidèlement et le plus profondément la vie
oubliée dans ce petit coin de la Terre coincé derrière une muraille de feu qui
est un scandale pour l’humanité entière.
Ce journaliste, M.
Al-Batal, écrit : « Au cours de mes
navigations sur Internet, je suis tombé sur une photo de Jobar, la veille, sous
les bombes, prise depuis un autre point de Damas... Et j'ai frémi.
J'ai
frémi non pas parce que j'ai réussi à sortir de sous les décombres cadrées dans
cette photo. J'ai frémi parce que ça m'a rappelé qu'il y avait quelqu'un de
l'autre côté ! J'avais oublié qu'il pouvait y avoir quelqu'un qui voit, qui
entend, qui réfléchit, rêve et photographie les bombes qui s'abattent sur nous.
Quelqu'un qui a ses raisons et ses torts, quelqu'un qui est mon reflet,
l'hypothèse d'autrui dans mon existence. Mon engagement me l'a fait oublier,
cet autre. J'en étais venu à penser que nous étions seuls au monde ; que la
seule chose qui se trouvait de l'autre côté du rivage, c'était la mort. Par roquette,
par bombe ou par balle.
Pensez-vous
que mes photos, moi qui suis sur la rive d'en face, vous font ressentir quelque
chose quand, chez vous, vous les dévorez des yeux ? Est-ce possible, tout
absorbés que vous êtes dans vos préoccupations, le tumulte de vos vies ? Cela
ne vous fait-il pas, à vous aussi, oublier notre existence? »
Au quartier de Jobar et à ses habitants, ou
plutôt à ce qu’il en reste, toute l’admiration et les plus sincères des
salutations.
Ziad Majed
Traduit de
l’arabe par Marcel Charbonnier