Depuis 2011, les
sociétés arabes, notamment celles du Levant, connaissent des mutations, des
révolutions et des contre-révolutions, qui bouleversent l’ordre politique ayant
régné tout au long de ces quatre dernières décennies. Une nouvelle donne se
profile dans la région, à la fois étatique et sociétale, dont les contours se
dessinent dans la violence, les déchirures et l’incertitude.
Suite au déclin de
l’empire ottoman durant la première guerre mondiale, trois moments ont
marqué des tournants dans l’histoire du proche orient.
Le premier est
celui des promesses européennes, des trahisons et des tracés frontaliers (1915
– 1920). Ce processus avait commencé avec la correspondance entre McMahon (le
commissaire britannique en Egypte) et Hussein (Charif du Hijaz) évoquant la
reconnaissance d’un royaume arabe indépendant, allié à Londres. Or, ce même
processus s’est achevé avec les accords de Sykes-Picot, la déclaration de
Balfour et les conférences de Versailles et de San Remo. Des mandats
britanniques et Français ont été imposés dans un Levant où des frontières
allaient pour la première fois déterminer les territoires des nouveaux états,
où un état juif devait être établi, mais pas le royaume arabe promis à Hussein
par McMahon.
Le second moment
est celui de la création de l’état d’Israël en 1947 suivi par la première
guerre israélo arabe (1948-1949), et le déplacement forcé d’un million de
palestiniens. Cette « Nakba » va modifier la démographie dans
plusieurs territoires, déstabiliser la région et créer de nouvelles dynamiques
permettant à des élites militaires de renverser les pouvoirs civils en place
depuis les indépendances (En Egypte, puis en Iraq et en Syrie) et d’utiliser la
lutte pour la Palestine comme prétexte pour instaurer des régimes autoritaires,
voire despotiques.
Le troisième est
celui de la révolution iranienne en 1979 et la fondation d’une république
islamique, aspirant à exporter son modèle aux pays voisins à forte composante
chiite. Cet évènement, précédé par le boom pétrolier de 1973 qui avait permis à
l’Arabie Saoudite d’engranger des revenus colossaux et un rôle régional
important, sera suivi par la guerre dévastatrice irako-iranienne. Puis est
arrivé le jihad afghan soutenu par les Etats Unis, l’Arabie et le Pakistan dans
le cadre de la guerre froide, avec l’apparition de nouveaux discours politiques
radicaux au sein des courants islamistes sunnites comme chiites, financés par
Riyad et Téhéran. La création du Hezbollah (1983), les guerres du golfe (1990 –
1991), le 11 septembre 2001, et les invasions américaines de l’Afghanistan et
de l’Iraq (2001 – 2003) avec les conflits qui en ont découlé n’ont fait
qu’accélérer une confrontation à grande échelle qui semblait inéluctable, celle
opposant l’Iran et ses alliés aux Saoudiens et leurs alliés. Les paramètres
confessionnels, le recours à l’Histoire (à la grande discorde entre musulmans
au 7ème siècle), et les narratifs opposés seront de puissants outils de
mobilisation dans cette confrontation. Ils finiront par s’imposer comme
éléments non moins importants que les aspects géostratégiques.
Révolutions et
contre révolutions
En 2011, le désir
de changement « par le bas », par les sociétés, par les nouvelles
générations a bousculé les régimes en place de Tunis à Damas, en passant par le
Caire, Tripoli, Sanaa et Manama. Des révolutions ont éclaté et un retour du
temps politique, de l'action citoyenne, et de la prise de parole ont laissé
augurer une possible rupture et un espoir de voir une volonté populaire
triompher face aux dictatures et aux clivages communautaires.
Or cet espoir a
été de courte durée. L'année 2012 a connu à la fois des contre-révolutions dans
les pays où les régimes furent déchus, et une répression barbare en Syrie
menant à une guerre impliquant des acteurs régionaux (l’Iran, l’Arabie, le
Qatar et la Turquie) et internationaux (la Russie, les Etats Unis, la France et
la Grande Bretagne). Dès lors, le conflit a pris une dimension confessionnelle,
que l'arrivée des combattants chiites irakiens et libanais pro- régime Assad,
et de jihadistes sunnites cherchant à s’imposer dans les régions libérées des
forces du régime a exacerbée à partir de 2013.
Dans le même
temps, la scène irakienne a connu une montée fulgurante de « l’Etat
Islamique en Iraq et au Levant » (EIIL), une organisation issue d’Al-Qaeda
et active dans le centre de l’Iraq depuis 2004. Plusieurs facteurs ont favorisé
son expansion en Iraq et la prise d’assaut de l’Est et du nord-est syrien.
D’abord il y a les séquelles de la dictature de Saddam (comme celle de son
frère-ennemi Assad) qui a stérilisé le champ politique et anéanti les
alternatives démocratiques, ensuite la dissolution des institutions étatiques
iraquiennes par les américains et la marginalisation des arabes sunnites dans
les gouvernements successifs à Bagdad contrôlés depuis 2005 par les alliés
chiites de Téhéran. En outre, le recrutement qui a grossi les rangs et
l’efficacité de l’EIIL a été largement facilité par l’afflux d’importants fonds
de certains réseaux du golfe (puis par la vente du pétrole dans les régions
qu’il contrôle) et l’indéniable expérience militaire de plusieurs de ses
dirigeants.
La montée de
l’EIIL poussa à l’exode des dizaines de milliers de kurdes yazidis et de
chrétiens iraquiens. Elle entraina une intervention militaire
aérienne américaine, mais aussi iranienne. Quant à la Syrie, l’EIIL a combattu
pendant un an l’opposition, pour occuper des zones qu’elle contrôlait. Ainsi
cette dernière et les millions de civils syriens ont été pris entre deux
feux : celui du régime Assad (faisant jusqu’à décembre 2014 plus de
200.000 morts), et celui de l’EIIL (faisant près de 10.000 morts).
Un nouveau moment
fondateur
La proclamation
par le chef de l’EIIL d’un Califat à l’étendue considérable et la force
combattante qu’il dirige créent une nouvelle situation dans la région : la
disparition temporaire des frontières entre l’Iraq et la Syrie. Cela
s’accompagne par des déplacements massifs de populations : trois millions
d’iraquiens (sur une population de 26 millions) sont des déplacés internes
réduisant la surface des territoires cohabités par les différentes communautés,
notamment sunnites et chiites ; six millions de syriens le sont également
tandis que plus de trois autres millions ont quitté la Syrie pour trouver
refuge en Turquie, en Jordanie et au Liban (soit 40% du peuple syrien est
déplacé aujourd’hui).
Face à ce paysage
Syro-iraquien apocalyptique, le Liban sombre dans une série de crises. Au
clivage entre sunnites et chiites libanais se « partageant » les
chrétiens et paralysant les institutions politiques du pays, s’ajoute la
catastrophe humanitaire des réfugiés syriens (et palestiniens) qui constituent
désormais le tiers de la population. Quant à la Jordanie, elle se trouve
entourée de conflits. Les jordaniens doivent faire face aux défis sécuritaires
que posent l’EIIL sur leur frontière avec l’Iraq. Ils doivent garder un œil sur
les combats au sud de la Syrie, avec une crainte grandissante des conséquences
de l’agonie du processus de Paix entre israéliens et palestiniens. Le projet de
loi du gouvernement de Netanyahou de ne plus définir Israël comme
« Etat juif et démocratique » mais comme «Etat national du
peuple juif», n’arrange certainement pas les choses pour 22% des
israéliens, c’est-à-dire les palestiniens chrétiens et musulmans d’Israël,
vivant à quelques kilomètres d’Amman.
Ce scénario
tragique se déroule sous les yeux d’une « communauté internationale »
dont l’impuissance est avérée. Les américains sous Obama s’intéressent
moins au proche orient, les européens peinent à élaborer une politique
étrangère commune, et la Russie aspire à réincarner un rôle impérial sans en
avoir véritablement les moyens.
Dans ce contexte,
les erreurs stratégiques de vision se répètent inexorablement, privilégiant (à
nouveau) le despotisme au « risque jihadiste » alors que ce dernier
n'est (entre autres) qu’un fruit pourri du premier. L’impasse dans laquelle se trouve
le levant laisse craindre une fragmentation et une flambée de violence encore
plus importantes. C’est bien une nouvelle « question d’orient »
qui semble interroger, en vain, le reste du monde…
Ziad Majed