Ci-dessous mon article (paru en avril 2012) sur son dernier livre "Le rescapé et l'exilé", co-écrit avec Elias Sanbar et Farouk Mardam Bey.
Le premier est ancien ambassadeur de France, corédacteur de la Déclaration universelle des droits de l’homme et rescapé d’un camp de concentration nazi de la Seconde Guerre mondiale. Le second est écrivain, ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, vivant en exil depuis l’âge d’un an. Stéphane Hessel et Elias Sanbar se sont réunis à l'initiative de Farouk Mardam Bey afin de discuter de l'exigence de justice en Palestine.
Cette discussion, suivie d’une chronologie du conflit, s’anime autour de six grandes questions : les deux rêves antinomiques (juif sioniste et palestinien), la Shoah et la Nakba, la guerre des Six-Jours (juin 1967), les vies des uns et des autres, la Palestine à l’ONU (surtout depuis la « demande d’adhésion »), et enfin le politique et le poétique. Ainsi, deux mémoires individuelles (mais aussi collectives) se confrontent. La première, européenne, est marquée par la barbarie nazie contre les juifs au cours de la Seconde Guerre mondiale, et croit trouver en la création d’Israël une réponse éthique à la Shoah. La deuxième, palestinienne, née au moment de la résolution onusienne sur le partage de la Palestine en 1947, s’est constituée à travers un exil forcé à Beyrouth puis à Paris, mais également à partir d’une lutte pour un retour et une ouverture de la cause « territoriale » sur le monde, en tant que cause de liberté universelle.
Chemin faisant, certains développements ont eu un impact sur les parcours de ces deux mémoires. Après 1967, Hessel commença à condamner l’occupation et la colonisation. Il réalisa « l’existence » du peuple palestinien, et son attachement à sa terre, contrairement à la conception qu’il s’était forgée (comme la majorité de sa génération) pendant des années sur les Palestiniens « comme Arabes capables de vivre dans le vaste monde arabo-musulman ». De son côté, Élias Sanbar entamait son engagement politique, puis culturel pour la Palestine. À vingt ans, vivant toujours à Beyrouth, il rejoignit le Fateh dirigé par Yasser Arafat (en Jordanie), avant de tracer son chemin à Paris quelques années plus tard comme l’un des porte-parole de la cause palestinienne à travers les récits, les débats, la poésie et la photographie, mais aussi à travers les négociations. Le rescapé et l’exilé raccourcirent en conséquence les distances qui les séparaient. Le droit international devint un terrain commun, et les valeurs humanistes aussi. Ils doivent mener à la reconnaissance d’un État palestinien, pas seulement d’un « territoire et de sa population », mais d’un « pays et de son peuple ».
Pourtant, vingt ans s’écoulèrent entre le processus de paix lancé à Madrid en 1991 (suite à la guerre du Golfe, mais surtout suite à la première intifada) et la demande d’adhésion de la Palestine à l’Organisation des Nations unies en 2011, et la « communauté internationale » semble rester tiraillée face à cette reconnaissance indispensable pour rendre une part de justice aux Palestiniens. Malgré Oslo et les compromis de l’OLP, la politique de colonisation israélienne n’a jamais cessé. Et si Hessel, en optimiste incurable, pense que la Palestine s’est imposée comme une réalité, que le printemps arabe change profondément les sociétés de la région et qu’Israël ne restera pas à l’abri de cette lame de fond transformatrice, Sanbar quant à lui reste prudent malgré le succès de la bataille à l’Unesco qui vit la Palestine rejoindre l’organisation en obtenant 107 votes contre 14. La Palestine et les Palestiniens « ont ramené leurs noms disparus, ils sont simplement là », mais les États-Unis s’acharnent toujours contre leur entrée à l’ONU, et Israël multiplie « les faits accomplis sur le terrain pour ainsi gagner le temps » et tenter de retarder les échéances ad finitem. L’impunité juridique dont il jouit encore le conforte dans ses mesures et ses illusions.
La quête de la justice donc continue. Avec elle la parole libre, ou les mots et les sons, que Farouk Mardam Bey évoque pour clore la discussion, ou plutôt la prolonger. Il pense « inévitable » dans un livre cosigné par deux des amoureux des vers et de leur musique de ne pas parler de poésie. « Les poètes ont (…) cet immense avantage sur les politiciens de ne pas avoir besoin d’imaginer l’avenir : il est déjà là. C’est en ce sens (…) que la poésie est une forme supérieure (…) de la politique », répond Élias Sanbar. Puis des noms de poètes s’enchaînent de même que leurs univers. Une famille se construit ou se reconstruit (du grand Moutanabbi à Rilke, de Lorka à Neruda et de Char à Mahmoud Darwich). La mémoire phénoménale d’Hessel invite également des vers de Valéry et de Baudelaire, d’Edgar Allen Poe et d’Apollinaire.
Ainsi, la discussion sur la Palestine se transforme en éloge à la poésie. Non pas parce que la Palestine ou la justice sont des métaphores, mais surtout parce que les voix qui portent les poèmes, qui les chantent, confirment la présence des hommes et de leurs causes dans ce monde, et montrent chaque jour une volonté noble «de sortir tout à coup du continuum ennuyeux mais nécessaire de la parole, du commandement ».
Ziad Majed